Or ces sollicitations semblent, précisément, être ignorées dans les domaines qui, d’une part, soulèvent des réactions plus vives en raison des différentes sensibilités présentes dans l’institution ecclésiastique et, d’autre part, mènent à la prise de décisions ayant un plus fort impact sur la vie des croyants. C’est là qu’apparaît la deuxième grande interrogation abordée dans l’ouvrage: engager une réflexion théologico-morale sur les thématiques de la vie (humaine), qui tiendrait compte des progrès fulgurants accomplis par la recherche, mais qui poserait également les bases anthropologiques ainsi que les médiations conceptuelles permettant une interaction avec les instances de la culture contemporaine.
Cet ouvrage rassemble les actes d’un séminaire interdisciplinaire qui s’est tenu à Rome (du 30 octobre au 1er novembre 2021). Il est publié à l’initiative et sous la direction de Vincenzo Paglia, président de l’Académie pontificale pour la vie (APV), qui en a également rédigé la préface. Le débat sur ces thèmes suit la trace d’un «texte de base» (TB) élaboré par un groupe de théologiens convoqués par l’APV (Carlo Casalone sj, Maurizio Chiodi, Roberto Dell’Oro, Pier Davide Guenzi, Anne-Marie Pelletier, Pierangelo Sequeri, Marie-Jo Thiel, Alain Thomasset sj). Les sujets proposés ont été soumis à des spécialistes issus de différentes orientations théologiques, afin d’être débattus selon la méthode de la quaestiones disputatae. Si les auteurs y ont consenti, leurs contributions ont été publiées dans la langue qu’ils ont utilisée pendant le séminaire. L’ouvrage contient ainsi, au fil des douze chapitres qui le composent, des interventions en italien, mais aussi en anglais, en espagnol et en français.
Joie de l’existence
La réflexion s’ouvre sur la mise en évidence du lien qui unit la vie que nous recevons et l’expérience de la joie, qui constitue le critère permettant de discerner la qualité de don. Une qualité qui se manifeste dans le cheminement de l’existence concrète de chacun, dans les relations interpersonnelles et dans la dynamique des cultures: ce sont-là les lieux où il est possible de recueillir le «témoignage de la joie qui découle de la promesse de la vie et qui a atteint sa plénitude en Jésus. L’Église en est le témoin émerveillé et reconnaissant» (p. 20). L’ouvrage propose en suite une synthèse organique des idées présentant un intérêt particulier pour le travail des théologiens. Ces idées, tirées des principaux écrits du pape François, ont pour vocation de servir de source d’inspiration à la réflexion qui s’ensuit (chapitre I).
Nous passons enfin au témoignage de l’Écriture sainte sur la vie, et sur la joie qu’elle porte en elle, telle qu’elle s’inscrit dans les traditions de l’Ancien et du Nouveau Testament. L’itinéraire part de la Genèse pour arriver à la glorification du corps transfiguré et ressuscité de Jésus, en passant par l’incarnation et l’évangile des béatitudes (chapitre II). L’Écriture sainte ouvre un espace favorisant une écoute confiante, et critique, du temps présent. Mention est faite des effets destructeurs et déshumanisants de l’absolutisation idolâtre des intérêts individuels et nationaux, et d’un progrès scientifique et technologique uniquement porté par sa dynamique spontanée et les impulsions agressives du marché.
Mais on y mentionne également des signes qui permettent de discerner l’Esprit à l’œuvre. Citons, notamment, une sensibilité accrue aux questions de justice et de sauvegarde de la maison commune de la famille humaine, mais aussi des indices de dépassement de styles de connaissance favorisant un réductionnisme qui néglige la complexité des phénomènes et la fécondité de l’approche systémique (très pratiquée dans Laudato si’). Toute tentative de contrôle qui réduirait le monde à un simple dépôt de ressources à disposition est vaine, comme la pandémie l’a mis en lumière, si l’on ne s’ouvre pas à l’expérience vécue permettant la rencontre (et la «résonance») avec le monde et son noyau indisponible (chapitre III).
S’ensuit une analyse du cheminement historique de la réflexion sur le commandement «tu ne tueras point», qui occupe un rôle central dans l’éthique de la vie. L’interaction entre tradition théologique et enseignement de l’Église permet de comprendre qu’aucun de ces deux éléments ne peut faire abstraction de l’autre, du sensus fidei fidelium (cf. Lumen gentium 12) et, à plus forte raison, de la Parole de Dieu à laquelle ils sont tous deux soumis. C’est ainsi qu’apparaissent les traits de continuité mais aussi les approfondissements innovants de la tradition théologico-morale (chapitre IV).
Vient ensuite une étude du rapport existant entre anthropologie et éthique théologique: une articulation théorique indispensable pour élaborer un discours pouvant s’insérer dans le débat public. Sans un approfondissement opportun de ce lien, il est vite fait de s'appesantir sur des accords juridico-politiques ou sur des questions éthiques, réglementaires et casuistiques, en se privant d’arguments recevables sur le plan critique. Dans la même lignée, lumière est faite sur le rapport entre conscience, norme et discernement, dont le lien indissociable est mis en évidence, dépassant ainsi des oppositions infondées (chapitre V).
Questions anthropologiques, éthiques et théologiques
Les cinq premiers chapitres constituent la partie «fondamentale» de l’ouvrage, laquelle délimite le cadre de référence permettant de situer «les grandes questions anthropologiques, éthiques et théologiques» abordées dans la seconde partie (chapitres VI-XI). Les interrogations soulevées par l’éternelle question de la loi (morale) naturelle sont reformulées selon une approche phénoménologique et herméneutique: «Existe-t-il, dans la vie humaine, des expériences fondamentales, que nous pourrions qualifier de communes et partagées par tous, à l’intérieur et au-delà des différences culturelles et religieuses? Quelles sont-elles (c’est la grande question que pose la nature)? La réponse affirmative à cette question est à l’origine de la réflexion suivante, dans laquelle nous disséquerons la structure anthropologique, éthique et théologique de l’expérience de la vie, afin que celle-ci puisse être vécue dans la joie des béatitudes (Mt 5)» (p. 257). Dans cette perspective –qui peut être résumée comme l’expérience du don qui nous précède, par lequel chacun est attendu et confié à soi-même, et appelé à répondre– certains sujets sont abordés en particulier: la maison commune, la conception et la procréation responsable, la preuve de la souffrance et de la maladie, les âges de la vie et le vieillissement, la mort, les nouvelles technologies numériques et certaines questions relatives aux pratiques de la médecine et de la santé.
Le parcours se termine par une méditation sur l’accomplissement évangélique de la vie humaine. Il trouve dans l’horizon eschatologique sa référence ultime, indispensable à une bonne compréhension de l’existence et de son cheminement selon la forme historique et dramatique qui caractérise la condition humaine (chapitre XII).
Les questions de procréation et de fin de vie
La seconde partie de l’ouvrage ouvre des perspectives argumentées et innovantes visant à favoriser un débat théologique dont le besoin se fait nettement ressentir et que le pape lui-même a encouragé (cf. p. 11). Parmi toutes ces notions, nous souhaitons souligner en particulier deux questions. Tout d'abord, le rapport constitutif entre conception et amour: il s'agit de prêter attention aux formes concrètes qu’une procréation responsable peut revêtir –des méthodes naturelles à la contraception, jusqu’à la fécondation in vitro «cas simple» (homologue et sans embryons surnuméraires). Puis l’accompagnement en fin de vie et le discernement nécessaire pour la mise en place (ou l’interruption) de tous les traitements médicaux selon le critère de proportionnalité
Les réflexions proposées dans cet ouvrage, sur des thématiques aussi fondamentales que pratiques, revêtent un intérêt particulier du fait qu’elles ont été menées dans un espace de dialogue ouvert par une Académie pontificale. Elles visent à contribuer avec fidélité et créativité à un cheminement ecclésiastique à la fois franc et serein: elles sont proposées au magistère en esprit de service «sans prétendre en substituer l’autorité» (p. 11), pour une compréhension de la foi et une annonce de l’Évangile allant à la rencontre des questionnements et de la quête de sens qui préoccupent les croyants et le monde contemporain.
Vincenzo Paglia (sous la direction de)
Etica teologica della vita. Scrittura, tradizione, sfide pratiche
[Éthique théologique de la vie. Écriture, tradition, défis pratiques]
Librairie Éditrice Vaticane
Cité du Vatican 2022, 528 p.
Lire également l'article-interview paru sur Vatican News: Académie pontificale pour la vie: parution d’une Éthique théologique de la vie