Leurs pieds frêles sautillent en mesure, foulant le sol en rythme.[1] Elles soulèvent la main droite, les doigts écartés avec grâce, pour peindre dans les airs des images invisibles, pleines d'émotion. Les genoux légèrement fléchis, le torse droit comme un i, elles accompagnent les phrases musicales de leurs mouvements gracieux. Mais ne nous y trompons pas ! Ce qui à première vue semble si aisé est le fait de nombreuses heures de travail. Les jeunes filles écoutent les instructions du maître assis en tailleur, face à elles, sur un petit banc. Leurs visages révèlent une légère tension. Elles sont concentrées corps et âme. Les gestes, la mimique, les mouvements des mains et des pieds, tout doit se succéder harmonieusement, selon les règles de la danse classique indienne.
« La leçon est terminée. Vous pouvez vous exercer encore un peu si vous le voulez », conclut le maître après une heure et demie d'entraînement. Sneha, Kotha, Deepa et Sushama restent un moment dans la salle de répétition et, une bande de tissu de couleur nouée autour des hanches, répètent l'enchainement des pas qu'elles viennent d'apprendre, pieds nus sur le sol en pierre. Un air moite et brûlant entre par la fenêtre.
Les quatre fillettes viennent de villages avoisinants et appartiennent au groupe des Dalits, les intouchables. Leur place de paria hors du système indien des castes est inchangée depuis des siècles : au plus bas de l'échelle sociale. Ce qui signifie une vie dans l'extrême pauvreté, sans aucuns droits et souvent dans l'oppression.
Les parents de ces enfants n'ont pas le choix : pour nourrir leur famille, ils doivent accepter des emplois précaires et s'engager comme travailleurs journaliers. Ils n'ont bien sûr pas d'argent pour offrir des cours de danse à leurs filles. C'est donc avec gratitude qu'ils les envoient chez le Père Saju, un danseur jésuite de 46 ans, internationalement reconnu.
Le rêve d'un autre avenir
Participer aux cours de danse du Père Saju a une grande signification pour les enfants de Bakeswar, un village à 40 minutes de Calcutta, en Rishka. C'est vraiment magique pour eux que de pouvoir monter sur les planches devant parents et voisins, dans la lumière des projecteurs : un peu de Bollywood dans la grisaille du quotidien. Toutes clinquantes dans leur sari aux couleurs éclatantes, les filles rêvent alors d'un autre avenir.
« Les amis qui ont fait leurs études avec moi font le tour du monde, aujourd'hui à New-York, demain à Mumbai », déclare le Père Saju. Pas de regrets dans sa voix, plutôt de la réflexion. En tant que prêtre et danseur, son but est d'offrir à des jeunes défavorisés, en man - que de considération sociale, une véritable perspective. A l'image de Satyen, 32 ans, un étudiant de haut niveau qu'il forme depuis 6 ans et qui enseigne lui-même la danse dès qu'il en a le temps. G. Saju veut faire découvrir aux enfants une autre face de la vie, sublime. La Compagnie de Jésus l'épaule, comme elle l'a soutenu durant ses longues années d'études de danse indien ne.
Le Père Saju enseigne la danse liturgique Bharata Natyam, mais aussi l'anglais, le yoga, la musique. « Cette combinaison apporte une nouvelle expérience de soi-même », explique le jésuite. « C'est une affaire de dignité. Je me sais aimé de Dieu. Il m'a créé et il m'aime. C'est pourquoi je peux m'accepter moi-même. » Il précise : « Il ne s'agit pas de former seulement l'esprit, mais aussi le corps et l'âme. Tout cela donne aux jeunes force et confiance dans le fait qu'ils peuvent réussir, et qu'ils en valent la peine. »
Le Père Saju a appris son art avec des danseurs de premier plan. Ses professeurs étaient chrétiens ou hindous. Le Bharata Natyam, cette danse qu'ils ont fait renaître en Inde, est étroitement liée à la tradition hindoue. Par d'innombrables figures stylistiques, elle raconte les épopées et la vie des dieux hindous, transmises de génération en gé né ration.
Maîtriser la danse, comme le fait le Père Saju, ne réclame pas seulement un grand talent, mais également de nombreuses années d'entraînement intensif. Les enfants du village de pêcheurs qui fréquentent son école ignorent qu'ils sont placés sous l'œil bienveillant d'un artiste qui a reçu de nombreuses distinctions, qui a dansé sur toutes les scènes du monde et qui a même accompagné de son art la messe célébrée par Jean Paul II, en 1986, à New Delhi.
Une forme de prière
Dans la salle où le Père Saju danse et enseigne, se dresse d'un côté une statue de la Vierge Marie, la mère de Dieu, et de l'autre celle de Nataraja, la représentation du dieu hindou Shiva en danseur cosmique. Ce qui peut déconcerter le visiteur... Mais le Père Saju explique : « C'est un signe de respect pour mes écoliers, qui sont chrétiens ou hindous. Chacun peut ainsi prier son propre dieu. »
Le jésuite a composé et chorégraphié lui-même les thèmes chrétiens qu'il interprète. Ceux-ci parlent de l'amour de Dieu, mais aussi de déchirement, de deuil et d'espérance. « La danse est une forme de prière, dit-il. L'âme s'unit par la danse à l'univers qui l'entoure. » Quiconque rencontre le Père Saju et assiste à une de ses représentations est touché par sa présence et l'expression rayonnante de sa danse, et peut ressentir la force intérieure avec laquelle il accompagne, depuis des années, l'apprentissage de ses écoliers. A la question de savoir quel est le principal sujet du Bharata Natyam, il répond, avec une époustouflante simplicité, « l'amour de l'âme en quête du divin ». C'est pourquoi il danse. Et pourquoi aussi il n'est pas devenu médecin, mais prêtre, et pourquoi cet homme du Kerala (sud de l'Inde) a rejoint la maison des pauvres au Paschimbanga (Bengale occidental).
Fasciné par Mère Teresa, « l'ange des pauvres », il est venu il y a vingt ans à Calcutta, ce colosse de 15 millions d'habitants, où prolifèrent les bidonvilles et où des maladies comme la lèpre et la tuberculose font encore des ravages. C'est dans cette ville que ce fils de famille chrétienne est entré chez les jésuites et a été ordonné prêtre. Et c'est dans cette ville qu'il a commencé à concevoir son projet d'une école qui inviterait ses hôtes à contempler un avenir au-delà de la lutte permanente pour la survie.
Le Père Saju met toute son énergie dans cette entreprise, qui est devenue l'œuvre de sa vie et qui porte le nom indien Kalahrdaya, c'est-à-dire le « cœur de l'art ». Car c'est bien là l'essence de l'art : élever l'être humain au-dessus de lui-même, jusqu'à la transcendance.
Un centre culturel
Le jésuite indien a longtemps cherché le bon endroit pour son école. Quand il a découvert Bakeswar, il a su que quelque chose de nouveau pouvait naître ici. Ce lieu simple, cet ashram au cœur de la ville, il l'a désigné « Centre artistique culturel et spirituel ».
Kalahrdaya est encore en construction : quatre bâtiments en briques, rénovés par des volontaires et récemment repeints. Les anciens propriétaires les utilisaient comme étables ou hangars. Les jésuites ont acheté ce terrain voilà quelques années, avec ses cinq étangs regorgeant de poissons et son ruisseau qui clapote dans les taillis, derrière le bâtiment principal. Un manguier y dispense son ombre généreuse, des palmiers poussent autour du grand potager. Ici, tout est vert et accueillant : un havre de paix et de cul- ture, au milieu de la région brûlante et trépidante de Calcutta.
A Bakeswar, le Père Saju se lève très tôt : il lui faut pêcher les poissons des étangs avant l'aube, pour les vendre sur le marché local. Il doit encore acheter des pierres, du sable et du fil de fer pour la clôture, donner aux enfants des villages des cours d'anglais, diriger la leçon de danse, synchroniser les emplois du temps avec ses étudiants indiens. Les villageois invitent en outre souvent le prêtre chez eux, pour lui raconter leurs soucis, partager avec lui les festivités ou tout simplement pour manger avec lui. Ainsi la journée du Père Saju se termine souvent vers minuit.
Grâce à lui, en marge des cours qu'il offre, plus d'une centaine de familles dalits des environs, et parmi elles celles de ses élèves, ont une maison résistante aux intempéries en lieu et place de leurs anciens abris prêts à s'effondrer, dévastés par les tempêtes. Avec l'aide de volontaires et des fonds venant de ses cours de danse, il a pu financer ces nouveaux bâtiments.
A l'endroit où 20 garçons et 40 filles vont à l'école aujourd'hui, il est prévu d'accueillir dans trois ans cent enfants et adolescents d'autres quartiers de Calcutta et même du reste du Paschimbanga. Du moins, c'est le plan qu'il prévoit pour Kalahrdaya. Dans l'esprit du Père Saju, tous les enfants devraient avoir accès à des cours de danse, de musique et d'anglais en dehors de l'école locale, pendant les week-ends et les vacances. Malheureusement, il manque encore de personnel enseignant, de matériel scolaire et d'un moyen de transport pour amener les élèves sans danger de leur village d'origine jusqu'à son centre artistique, culturel et spirituel.
Vers un large horizon
Le financement du centre de Bakeswar provient du fruit de son propre travail, des cours de méditation ou de danse qu'il dispense en Occident, notamment en Suisse, et de l'aide d'organisations chrétiennes comme la Mission jésuite ou le Centre Lassalle à Bad Schönbrunn, dans le canton de Zoug. C'est aussi là qu'il rencontre chaque année un public fasciné. « Selon mon expérience, remarque le Père Saju, les gens en Europe sont en recherche spirituelle. Beaucoup éprouvent le besoin de danser et, par-là, de remercier Dieu. »
Le Père Saju, avec lequel la Mission jésuite suisse est liée par une longue amitié, compte sur le soutien des personnes qui partagent sa préoccupation et le démontrent par leurs dons. C'est le seul moyen de réaliser son rêve : offrir à de nombreux enfants dalits un vaste développement humain grâce à une éducation musicale. Il s'agit moins d'investir dans des bâtiments ou dans des pierres que dans des talents cachés.
« Les enfants peuvent espérer trouver un travail comme professeur d'école, musicien ou acteur. Ils peuvent prendre leur vie en main avec assurance, peut-être même construire leur propre projet et subvenir ainsi durablement aux besoins de leur famille », indique le Père Saju. « Le but est de les aider à devenir des citoyens responsables et engagés socialement, avec une large perspective universelle. » 24
[1] • Cet article est paru en allemand dans le Magazin der Jesuitenmission Schweiz, n° de Noël, Zurich 2013, pp. 5-8. (Traduction : Gilles Renouil)