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lundi, 10 septembre 2018 12:34

De la pleine conscience à Dieu

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La méditation de pleine conscience et les voies contemplatives orientales ont le vent en poupe. Ces méthodes diffèrent-elles fondamentalement de celles proposées par certaines traditions chrétiennes, en particulier par les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola? Pour en savoir plus, nous nous sommes adressés à deux accompagnateurs, l’un jésuite et l’autre de la mindfulness.

Les adeptes de la mindfulness (méditation de pleine conscience) sont très clairs: tout comme pour le zen, il s’agit d’acquérir une technique méditative qu’ils pourront ensuite appliquer seuls. S’ils se réclament volontiers de la tradition bouddhiste, ils ignorent le plus souvent ce qu’ils doivent à la tradition contemplative chrétienne. La mindfulness ne ressemble-t-elle pas à bien des égards aux Exercices spirituels jésuites, qui se donnent et se reçoivent selon un cadre, une méthode et des règles précises?

Certes, mais pour nos deux interlocuteurs, le jésuite Luc Ruedin, accompagnateur spirituel au CHUV (hôpitaux de Lausanne) et bon connaisseur des traditions contemplatives orientales, et Lia Antico, catholique pratiquante, doctorante en neuroscience et en sciences affectives à l’Université de Genève, qui suit la formation pour devenir enseignante de méditation de pleine conscience, un point fondamental différencie les deux voies: la référence ou non à la divinité.

Des passeurs ou des pères ?

«Il y a une triangulation dans l’accompagnement spirituel chrétien, explique Luc Ruedin sj. Il s’agit pour l’enseignant de marcher aux côtés de celui qui est en recherche, d’accompagner le travail de l’Esprit saint en lui, d’être attentif à ce qui se passe entre lui et Dieu. C’est d’ailleurs pour cela que les jésuites ne parlent plus de direction de conscience, une expression qui induit la tentation de prendre la place de Dieu. L’accompagnateur instruit, s’informe de ce qui se passe chez le retraitant, s’adapte à lui, à sa psychologie, à son tempérament. Cela lui demande un bon sens de l’observation. Il doit parfois aussi encourager le retraitant dans ses efforts, lui apprendre à trier entre les différents mouvements qui agitent son cœur et son esprit, le mettre en garde contre les déviations qui peuvent compromettre son chemin. Bref, il agit comme une boussole. Entre lui et l’accompagné, il y a cette foi: Dieu est le Maître intérieur.» C’est ainsi que dans la tradition chrétienne, le chemin ne se termine jamais et que le cheminant reste toujours en rapport avec l’Esprit saint.

Dans les traditions orientales, par contre, poursuit Luc Ruedin, « le maître spirituel met au monde son disciple autant par sa personnalité que par son message et sa doctrine. Le disciple a foi en son maître (le gourou dans la tradition hindoue). C’est cette rencontre, cette relation au maître qui est pour le disciple le lieu de l’évolution spirituelle. Puis, lorsque qu’il atteint l’état d’Éveil, c’est la voie qui devient son maître. Il y a dans ce transfert quelque chose qui se joue de l’ordre du secret, de l’initiation, mais aussi de la transmission père-fils.»

C’est là, pour l’accompagnateur chrétien, une dérive qu’il faut éviter dans la mesure du possible, en suivant cette mise en garde du Christ: «Pour vous, ne vous faites pas appeler Rabbi : car vous n’avez qu’un Maître, et tous vous êtes des frères. N’appelez personne votre Père sur la terre : car vous n’en avez qu’un, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler Directeurs : car vous n’avez qu’un Directeur, le Christ» (Mt 23,8-10).

Reste qu’au-delà des termes et des techniques utilisés, ce qui fait la différence entre un bon accompagnateur et un moins bon, c’est sa cohérence entre qui il est et ce qu’il transmet, son charisme, ainsi que sa capacité à la compassion.[1] L’accompagné ne doit pas voir en lui qu’un théoricien, un détenteur de savoir, mais lui reconnaître une certaine forme de sagesse. «Le vrai initiant, quelle que soit la tradition religieuse ou philosophique dans laquelle il s’inscrit, est celui qui rend l’autre libre», déclare ainsi le Père Ruedin.[2[

L’importance de l’expérience

C’est bien là l’objectif central de la mindfulness. La formation de la méditation de pleine conscience se déroule sur huit semaines. Le programme a été mis en place en 1979 par John Kabat-Zinn, un médecin de l’Université du Massachussetts qui cherchait à soulager les personnes souffrant de douleurs chroniques. La méthode vise à permettre à ses pratiquants d’être plus conscients de ce qu’il vivent à l’intérieur et à l’extérieur d’eux-mêmes, de développer une meilleure présence à l’instant présent et ainsi d’améliorer leur pouvoir de concentration. Nos sociétés occidentales productrices en masse d’hyper-stressés et d’hyperactifs expliquent le succès de la méthode.

Ce programme n’a donc pas d’objectif spirituel, contrairement aux retraites proposées par les jésuites. Il s’agit juste pour chacun, quelles que soient ses croyances, d’acquérir une méthode de méditation active, applicable dans sa vie de tous les jours: quand il mange, quand il se promène ou travaille, quand il prie ou même quand il va à la messe! Lia Antico, qui a elle-même fait les Exercices spirituels dans la vie en tant qu’accompagnée, et qui est donc à même de comparer les deux méthodes, l’affirme avec force : la méditation de pleine conscience est un outil parfaitement adapté au monde chrétien occidental contemporain. Même si elle se pratique dans une absence de dimension transcendantale et que le formateur n’évoque jamais ce point, elle peut être un bon point de départ pour explorer la spiritualité. D’ailleurs les points communs avec les Exercices d’Ignace sont nombreux.

«Ce qui m’a amenée à cela, témoigne-t-elle, ce sont les Exercices spirituels avec les jésuites, l’importance qu’ils donnent au moment présent et à l’expérience personnelle pratique, vécue, et non seulement à la connaissance théorique (celle des livres par exemple). Être ici et maintenant, et non dans le passé ou le futur, accueillir sans jugement ce qui se passe en nous, je l’ai appris d’abord auprès des jésuites. Une précision: accueillir, ne veut pas dire être passif ou se résigner, mais voir la réalité telle qu’elle est, l’aborder avec curiosité.»

L’autre point qui relie les deux méthodes, développe encore la jeune femme, est l’importance donnée à l’écoute de son corps. «Quand on prie ou quand on médite, le corps est sollicité. Les jésuites proposent d’approcher le texte biblique avec le corps et les émotions.[3] J’ai retrouvé cela dans la pleine conscience, qui permet de se reconnecter à son corps en observant de manière détachée et sans jugement ce qui se passe en soi. En tant que croyante, ce passage par le corps que j’expérimente en pratiquant la mindfulness me ramène à la présence divine. Je retrouve là aussi l’indifférence (à ne pas confondre avec l’insensibilité ou l’impassibilité face aux événements) dont parle saint Ignace: ne pas s’attacher à ce que l’on a et à ce que l’on fait, mais avoir une attitude disponible et libre par rapport à toute chose et à toute action, pour pouvoir désirer, choisir et aller vers Dieu. Car tout est impermanence, comme diraient aussi les bouddhistes.»

Tout est relation

Plus adaptés au sécularisme et à notre culture individualiste, la méditation de pleine conscience et le zen connaissent un succès qui a de quoi faire pâlir d’envie les accompagnateurs spirituels chrétiens, mais aussi les réjouir. Car ces méthodes méditatives, qui encouragent l’introspection personnelle et le discernement, s’inscrivent dans une tradition accordant une place essentielle à la compassion, une valeur incontournable du mieux vivre ensemble. Pourtant la principale critique adressée à la méditation de pleine conscience, et plus largement à toutes les techniques de self-caring, est d’encourager l’égoïsme des pratiquants en les poussant à se focaliser sur eux-mêmes avant tout autre point.

Pour Lia Antico, la remarque ne tient pas debout. Pour commencer, il n’y a pas de mindfulness sans relation en amont. L’accompagné n’est pas livré à lui-même. Comme dans les autres écoles contemplatives, il reçoit l’enseignement d’une personne, elle-même formée et inscrite dans une tradition. Ensuite, un sujet qui se sent mieux et s’aime mieux est un sujet qui accueille mieux autrui. «Jésus lui-même n’a-t-il pas dit qu’il faut aimer les autres comme soi-même?» (Mc 12,31 ; Mt 22,39) Chacun a donc intérêt à ce que tous les autres sachent s’aimer…

«Cette méthode justement ouvre à la bienveillance et à la compassion envers soi-même, donc aussi envers les autres et le monde, précise la doctorante. Il s’agit d’apprendre à être à l’écoute de soi et des autres. Il y a toujours les autres en arrière-fond dans la pleine conscience. Certes pas l’Autre, la divinité, mais le reste du monde tout de même.» À chacun ensuite d’opter ou pas pour un approfondissement d’ordre spirituel et, pourquoi pas, de s’initier aux fameux Exercices de saint Ignace qui mènent à cette expérience fondamentale et consolatrice d’être aimé par Dieu. Car mieux que n’importe quelle technique, c’est cette expérience de l’amour de Dieu qui permet à l’homme d’aimer à son tour.

[1] Selon la distinction que Lia Antico établit dans le cadre de ses recherches, l’empathie est la capacité à reconnaître et ressentir ce que l’autre ressent en faisant remonter en mémoire sa propre expérience. La compassion signifie reconnaître ce que l’autre est en train de vivre, sans forcément le ressentir de la même manière, être avec l’autre et être bienveillant.
[2] Le Père jésuite indien Anthony de Mello, thérapeute, est un des premiers à avoir développé une série d’exercices de méditations et contemplations combinant Exercices ignaciens, applications psychologiques et méthodes spirituelles orientales.
[3] Cf. Noël Couchouron sj, «Les sens dans la spiritualité ignatienne», in choisir n° 688, juillet-septembre 2018, pp. 34-37.

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