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jeudi, 03 juillet 2014 14:25

Un pays, deux visions. L'empire post-ottoman et l'esprit de Gezi

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Derrière la démocratie turque se profile un gouvernement à tendance autoritaire, qui s'attaque aux fondements de la laïcité. L'opposition officielle au Premier ministre Erdogan faisant pâle figure, la rue a pris le relais.

Le gouvernement turc de Tayyip Erdogan repose sur un système de clientélisme solide, rodé par dix ans de pouvoir. Non content d'avoir la mainmise sur les institutions d'Etat, le Parti pour la justice et le développement (AKP) a « colonisé » de larges pans de l'économie. Le gouvernement manie la ca rot te et le bâton. Les « amis » du parti décrochent des contrats et des postes à responsabilité, les autres doivent affronter des problèmes fiscaux ou bureaucratiques, quand ils ne sont pas simplement démis de leurs fonctions. Beaucoup choisissent de se taire et de soutenir le parti pour s'assurer sécurité et confort économique.
L'opposition laïque dénonce une chasse aux sorcières visant à faire taire les voix critiques. Députés, avocats, journalistes, enseignants, médecins, etc., nul n'est à l'abri pour peu qu'il occupe un poste clé. Ainsi d'Ümit Kocasakal, bâtonnier d'Istanbul, poursuivi pour avoir demandé un procès équitable dans l'affaire Balyoz (mettant en cause 274 militaires accusés de complot putschiste), et qui encourt des peines de deux à quatre mois d'emprisonnement ferme ainsi que l'interdiction définitive d'exercer sa profession. Ou de Yavuz Baydar, célèbre journaliste turc, congédié en juillet 2013 par le quotidien conservateur Sabah où il occupait depuis de nombreuses années la fonction de médiateur. D'après le Syndicat des journalistes turcs (TGS), ce ne sont pas moins de 22 journalistes qui ont été licenciés pendant le mouvement de contestation de l'été 2013, et 37 autres ont été poussés à la démission. Même les chefs d'entreprise ou les imams (deux forces de soutien de l'AKP) sont écartés quand ils deviennent trop remuants ou s'ils contredisent le gouvernement.
Au plus fort des manifestations à Istanbul, le 16 juin 2013, les contestataires de Gezi, fuyant la brutalité de la police anti-émeutes, trouvèrent refuge dans le luxueux hôtel Divan qui jouxte la place. Cet établissement appartient à un Koç, une des plus anciennes familles de milliardaires du pays. Le gouvernement tenta immédiatement l'intimidation, par le biais d'un contrôle fiscal zélé, mais sans succès cette fois. Par contre, l'imam et le muezzin de la mosquée Bezmialem d'Istanbul, dans le quartier Dolmabahçe où se trouvent les bureaux du Premier ministre, n'ont pas eu la même chance. Moins influents, ils ont été exilés hors de la capitale pour avoir accueillis des manifestants en fui te et pour avoir démenti les propos d'Erdogan qui cherchaient à discréditer les fuyards en les accusant d'avoir commis des actes blasphématoires dans la mosquée.
Comme une araignée, l'AKP étend donc sa toile. Il a même réussi à « briser » la force parallèle en charge du maintien de la laïcité que représentaient les militaires depuis Atatürk. L'ancien-chef de l'armée, le général Ilker Basbug, a été condamné le 5 août dernier à la réclusion à perpétuité, au terme d'un long procès. Il était accusé avec 274 autres prévenus d'avoir fomenté une tentative de putsch contre le gouvernement d'Erdogan. Parallèlement, le rôle des forces de police soumises au Premier ministre a été renforcé.

Un nouvel empire
Deux dates clés se profilent. La plus lointaine est celle, symbolique, de 2023, année du 100e anniversaire de la fondation de la République turque par Mustafa Kemal. Erdogan ne cache pas son ambition : devenir le nouveau « sultan » et, pour cela, faire d'ici là de la Turquie, sous sa guidance, une nation internationalement incontournable, voire un nouvel « empire » post-ottoman. La mégalomanie du Premier ministre est dénoncée par l'opposition laïque, qui souligne les particularités de son lexique : Erdogan rappelle régulièrement aux Turcs qu'ils sont les petits-enfants de l'Empire ottoman, alors que pour la majorité de la population du pays, cette période a pris fin avec Mustafa Kemal. « C'est la raison pour laquelle il commente beaucoup les affaires intérieures de la Syrie et de l'Egypte », explique Melis Akdag, qui prépare un master en Sciences politiques à l'Université de Genève. Elle était en juin dernier présidente de Turquia, une Association d'étudiants turcs basée à Genève, et a co-organisé les manifestations de soutien à Gezi devant les Nations unies.
« Pour Erdogan, tout ce qui touche ces pays concerne directement la Turquie puisqu'ils faisaient partie de l'Empire ottoman. Comme s'ils étaient encore des provinces de son empire ! Le Premier ministre cherche à se profiler comme le nouveau leader du monde musulman. Quand le mouvement dit du printemps arabe a commencé et que les journalistes occidentaux ont avancé l'idée d'un été turc, Erdogan a rétorqué que la Turquie avait déjà fait sa révolution en 2002 [date de la fondation de l'AKP]. Il anime même des pages en arabe sur les réseaux sociaux, où il met en avant la puissance de la Turquie et son rôle dans la défense de l'islam face à l'Occident. Mais Erdogan cherche principalement à satisfaire ses propres objectifs, à savoir son maintien au pouvoir et les faveurs du monde musulman sunnite. Il instrumentalise l'islam à cette fin. »
C'est cette ambition qui le mènerait à mener une politique internationale contradictoire. Durant son histoire, la Turquie a suivi une ligne principalement tournée vers l'Occident, mais avec Erdogan, elle regarde avec insistance vers l'Asie, même si l'adhésion à l'Union européenne fait toujours partie du programme gouvernemental. Certains droits ont d'ailleurs été dernièrement concédés aux Kurdes pour satisfaire aux exigences de l'Europe (et pour gagner plus de voix parmi les Kurdes). Ainsi, le 16 novembre 2013, le Premier ministre a reçu le dirigeant des Kurdes d'Irak, Massoud Barzani, afin de sceller avec lui une nouvelle alliance qui lui permettrait de remettre sur les rails le processus de paix avec le Parti des travailleurs du Kurdistan. « Ce qui est sûr, c'est que c'est un allié peu prévisible de par sa personnalité », commente Melis Akdag.
Pour réaliser ses ambitions, Erdogan doit commencer par gagner en 2014 - deuxième date-clé - les premières élections au suffrage universel direct du pays. Pour certains, les dés sont déjà jetés, car l'opposition, trop fragmentée, peine à définir un programme unifié. Parti républicain du peuple (CHP, laïcs de gauche modérée, 21 % du Parlement), Parti d'action nationaliste (MHP, nationalistes turcs, 14 % du Parlement) et nationalistes kurdes (représentés au Parlement dans le groupe des indépendants) défendent des intérêts divergents, voire contradictoires. Ils n'offrent que très rarement un front uni. Les autres plus petits partis, comme les communistes, ne sont pas représentés car pour pouvoir siéger au Parlement, un minimum de 10% des suffrages exprimés au niveau national est requis.[1] Un frein à la démocratie, estime Melis Akdag.
Du coup, c'est dans les rues des grandes villes que les opposants tentent de faire entendre leur voix, à travers ce que les Turcs appellent dorénavant « l'esprit de Gezi ». Beaucoup de manifestants pensent, en effet, que l'opposition institutionnelle ne fait pas assez son travail.

Islamisation du pays
Vu d'Occident, l'islamisation semble en marche en Turquie. En s'affichant comme religieux et en imposant certains changements, Erdogan s'est attiré les sympathies d'une frange de la population plus traditionnelle et patriarcale, comme en Anatolie centrale ou aux frontières avec l'Iran et l'Irak. Plus étonnant, certains adeptes de la laïcité semblent inconscients du danger d'islamisation. « Il y a dix ans, le pays traversait une paranoïa de l'islamisation. Le peuple craignait l'instauration de la charia et la transformation de la République turque en une république islamiste à l'image de celle de l'Iran. Ces craintes sont retombées car les changements sont introduits au compte-gouttes. La majorité de la population ne s'en rend même pas compte. » Erdogan n'a-t-il pas aboli la disposition interdisant aux femmes de porter le foulard islamique dans la fonction publique ? Quatre députées de l'AKP se sont d'ailleurs présentées voilées, le 31 octobre dernier, à une session du Parlement. Cela n'était plus arrivé depuis 14 ans.
N'a-t-il pas annoncé, en février 2012 déjà, vouloir former une jeunesse religieuse en adéquation avec les valeurs et principes de la nation ? Pour les opposants attachés à la laïcité, le nouveau système scolaire, baptisé 4+4+4, est son meilleur outil de formatage de la jeunesse. « Les enfants peuvent accéder à l'école religieuse après seulement 4 ans d'école obligatoire laïque, contre 8 auparavant. » Les subventions aux écoles coraniques ont augmenté au détriment du financement des écoles laïques. La question touche aussi les universités. « Avant, ceux qui sortaient d'une école religieuse ne pouvaient se présenter qu'en Faculté de théologie. A présent, ils peuvent suivre toutes les filières », précise l'étudiante.
Le Premier ministre ne projette-t-il pas encore de construire une mosquée sur les lieux du célèbre monastère du Stoudion[2], à Istanbul ? En 2013, le vice premier-ministre Bülent Arinc a même réitéré son souhait de voir l'ancienne basilique Sainte-Sophie de Constantinople, transformée en musée du vivant d'Atatürk, redevenir une mosquée.

La frontière du privée
Pourtant, il semble que cela soit moins la crainte de l'islamisation que celle de l'hégémonie de l'AKP et des abus de pouvoir d'Erdogan qui mobilise les contestataires. Pour les manifestants de Gezi, qui incluent un nombre substantiel de femmes, l'islam n'est pas vraiment un problème. La laïcité est trop ancrée en Turquie pour qu'une république islamiste s'installe, argumentent- ils. Interrogé par l'agence Apic en mai 2013, le Père Claudio Monge, supérieur du couvent dominicain d'Istanbul, confirmait cette analyse : « Il n'y a aucun risque que la Turquie devienne un Etat islamique... L'islamisme en provenance de la Péninsule arabique ne correspond pas à l'ADN de la Turquie. » Bien des manifestants n'hésitent pas d'ailleurs à se définir comme « musulman mais non islamique ».
Ils se rebiffent plutôt contre le fait que leur Premier ministre s'octroie le droit de commenter et de régenter tous les aspects de la société, y compris ceux faisant partie de la sphère privée : l'habillement, les boissons alcoolisées, l'avortement, etc. Le 3 novembre 2013, lors d'un meeting de l'AKP, à Ankara, Erdogan s'en est pris à la mixité des habitations d'étudiants qui irait « à l'encontre du caractère démocratique et conservateur du pays ». Il a cité le cas de la province de Denizli, à l'ouest du pays, dans laquelle « le manque de dortoirs pose problème », précisant que des étudiants et étudiantes y habitaient sous le même toit ; il a indiqué avoir ordonné au gouverneur de la province d'enquêter sur le sujet. C'est ce type de pression qui est à l'origine de « l'esprit de Gezi ».
« La population turque est très polarisée entre pro et anti Erdogan. C'est le gouvernement qui est responsable de cette scission, s'insurge Melis Akdag. Sous prétexte qu'il a été élu démocratiquement, il exerce un pouvoir autoritaire et discrimine tous ceux qui n'ont pas voté pour lui ! Gezi a montré que des personnes d'horizons ou d'idéologies divers peuvent se rassembler pour lutter contre l'autoritarisme. Un exemple, les jeunes de gauche et les associations transgenres (publiquement acceptées pour la première fois en tant que force sociale) se sont alliés aux Musulmans anticapitalistes lors des rassemblements. Ils ont formé un barrage autour des croyants pour leur permettre de prier tranquillement, à l'abri des policiers. Chaque groupe de contestataires respecte l'autre, ses opinions, ses choix privés, contrairement au gouvernement Erdogan. »
Le fait de lutter ensemble a été pour ces manifestants une expérience très forte. Mais être « contre » est toujours rassembleur. « L'esprit de Gezi » débouchera-t-il sur un programme plus précis, sur la création d'un nouveau parti politique rassembleur, par exemple ? Par viendra-t-il à se faire entendre au travers des urnes ? Le pire serait qu'à défaut de se sentir institutionnellement représentés, les mécontents optent pour l'abstention.

1 • Les candidats indépendants, par contre, doivent simplement franchir le quotient électoral dans leur circonscription, ce qui permet aux Kurdes de contourner le problème.

2 • Fondé en 454, c'est le plus ancien édifice chrétien subsistant partiellement à Istanbul. Les ruines de l'église laissent apparaître une basilique à trois nefs.

 

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