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mercredi, 19 août 2015 16:03

Les enjeux d'un conflit. Géopolitique de l'Ukraine

Le conflit ukrainien est souvent présenté de manière simpliste par les médias : les méchants séparatistes pro-russes, contre les bons démocrates ukrainiens. Pour mieux saisir les enjeux de la crise et ses possibles évolutions, un examen des facteurs d’influence géographiques, historiques, identitaires, démographiques, économiques et stratégiques est proposé.

L’une des caractéristiques historiques de l’Europe centrale et orientale est l’imbrication géographique des différentes communautés nationales. Nations et Etats ne se superposent pas toujours, car l’appartenance ethnoculturelle ne correspond pas obligatoirement au tracé des frontières. De fréquentes modifications de frontières ont provoqué la rupture historique des espaces géopolitiques des Etats se situant entre la Russie et l’Allemagne. Ces différentes configurations de territoires influencent encore fréquemment les cartes mentales des nations, leur cohésion et leur identité nationale.
Or, pour examiner une situation géopolitique, c’est-à-dire les rivalités de pouvoirs sur un territoire, il faut prendre en considération les représentations de chacune des forces en présence, de chacun des groupes sociopolitiques.[1]

Le poids de l’histoire
Le processus de formation territoriale et la construction nationale de l’Ukraine ont été caractérisés par des mutations fréquentes, résultant des rivalités géopolitiques entre la Russie et diverses puissances européennes. Ces facteurs historiques expliquent en grande partie les divisions internes de l’Ukraine actuelle et les perceptions des différents Etats limitrophes.
La principauté de Kiev, qui devient l’Etat Rous en 878, représente un territoire unifié s’étendant de la mer Baltique à la Mer Noire et à la Volga. En 988, Vladimir Ier, prince de Kiev, se convertit au christianisme sous l’influence de Constantinople et adopte la religion orthodoxe. Commence alors une longue période d’influence byzantine sur la culture et la politique ukrainiennes. Kiev et l’Etat Rous prennent de l’importance dans la construction identitaire russe et ukrainienne. Les Russes d’ailleurs considèrent cet Etat comme le véritable berceau de leur nation, tandis que pour les nationalistes ukrainiens (selon des représentations géopolitiques élaborées à partir du XIXe siècle surtout), la nation russe est postérieure à la nation ukrainienne.
L’Ukraine s’est constituée dans sa configuration territoriale actuelle au milieu du XXe siècle. Le peuple ukrainien, partagé entre la Pologne et la Russie, puis l’Autriche, a été réuni uniquement après la Deuxième Guerre mondiale. Certaines caractéristiques géographiques ont influencé l’histoire de l’Ukraine, notamment son ouverture sur les steppes d’Asie centrale et sa position géographique dans une zone tampon à proximité de diverses puissances : la Russie, la Pologne et l’Autriche-Hongrie. L’Ukraine a connu ainsi une succession d’invasions, dont la plus destructrice et la plus durable fut celle des Mongols au XIIIe siècle.[2]
L’Ukraine historique incluait la rive est du Dniepr, sous souveraineté cosaque jusqu’à sa réunion avec la Russie au XVIIe siècle, et la rive ouest, région peuplée en majorité d’Ukrainiens, avec des minorités polonaise, autrichienne, roumaine et juive, sous souveraineté polonaise jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. L’Ouest a ensuite fait partie de l’Empire des Habsbourg.
En 1917, les Ukrainiens déclarent leur indépendance. La Rada centrale, le corps représentatif constitué dans la même année, définit sa souveraineté sur ces régions majoritairement peuplées par les Ukrainiens. Mais cette période d’indépendance dure peu. Une grande partie de son territoire, celui qui appartenait auparavant à la Russie, avec Kiev comme capitale, est incorporée à l’URSS en 1922, tandis que la zone qui était par le passé sous domination de l’Autriche-Hongrie se trouve dès 1921 sous souveraineté polonaise.
Staline décide alors d’éliminer par tous les moyens les différentes formes du nationalisme ukrainien : exécution ou envoi dans des camps de travail de plusieurs millions d’Ukrainiens ; destruction des édifices religieux ; collectivisation forcée des terres ; extermination, dans les années 30, de 2,5 à 5 millions d’Ukrainiens par une famine orchestrée par Moscou (holodomor). Pendant la Deuxième Guerre mondiale, en 1941, les régions occidentales de l’Ukraine, berceaux du nationalisme, accueillent favorablement l’envahisseur allemand (200 000 Ukrainiens s’engagent dans la Wehrmacht), tandis que la partie orientale reste hostile aux Allemands et soutient l’Armée rouge.
Mais l’Ukraine soviétique agrandit son territoire grâce aux conquêtes de Staline lors de la Seconde Guerre mondiale : la Galicie-Volhynie dans le cadre du Pacte germano-soviétique de 1939, la Bukovine et la Bessarabie du Sud aux dépens de la Roumanie, et la Ruthénie subcarpathique cédée par la Tchécoslovaquie en 1945. La Crimée est transférée de la Russie à l’Ukraine en 1954.
L’Ukraine devient un Etat indépendant en 1991, avec, sous son contrôle, le territoire de l’Ukraine soviétique. Elle se retrouve ainsi constituée d’une population pro-russe à l’Est, d’une « Ukraine ukrainienne » au centre, et d’une population marquée par son appartenance à l’Autriche-Hongrie et par la culture catholique à l’Ouest.

Les atouts du pays
Par l’étendue de son territoire (577 400 km2 : 603 550 km2 moins la Crimée rattachée à la Russie en mars 2014) et l’importance de sa population (45 millions d’habitants), et par sa situation géographique de « zone tampon » entre la Russie, avec laquelle elle partage plus de 1500 kilomètres de frontière, et l’Union européenne, l’Ukraine représente un enjeu géopolitique majeur. Outre la Russie, l’Ukraine partage ses frontières avec la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie, la Moldavie et la Biélorussie.
Le pays bénéficie en outre de terres fertiles, d’une excellente hydrographie et d’un climat continental tempéré, ce qui explique que son territoire ait servi de grenier à blé pendant des siècles. Presque la moitié de ses terres sont cultivées (blé et pommes de terre principalement). Or la sécurité alimentaire est un des grands enjeux géopolitiques mondiaux, dont l’importance va sans doute croître dans le futur. Quant aux ressources naturelles de l’Ukraine, son sous-sol renferme du charbon, du minerai de fer (le pays est le sixième producteur de fer au monde), de l’uranium et du manganèse. Sa production minière et industrielle est essentiellement localisée dans la partie orientale. Il faut enfin considérer ses usines d’armement dans l’Est, qui fabriquent différents éléments pour la Russie.
Côté Crimée, les enjeux géopolitiques ne manquent pas non plus. A commencer par les débouchés vers les mers chaudes qu’elle permet (70 % de la flotte russe en mer Noire est basée en Crimée). Toutefois si la flotte russe veut sortir de la mer Noire, elle doit passer par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, contrôlés par la Turquie, un Etat membre de l’OTAN.
La Crimée dispose en outre d’une importante zone économique exclusive (ZEE) en mer Noire. D’importants gisements de gaz ont été localisés au large de la presqu’île. La perte de la Crimée est, par conséquent, significative sur le plan énergétique pour l’Ukraine. D’autant plus que celle-ci dépend étroitement de la Russie pour ses approvisionnements en gaz. La Russie a d’ailleurs utilisé sa position de fournisseur principal de gaz comme un instrument stratégique pour maintenir l’Ukraine dans sa sphère d’influence. Car l’Ukraine est aussi un important pays de transit du gaz et du pétrole russes vendus aux pays européens. Un tiers environ du gaz naturel importé par l’UE provient de Russie, et l’Europe est le plus important marché d’exportation pour le gaz russe.
La Russie favorise depuis quelques années la construction de grandes infrastructures d’énergies pour contourner l’Ukraine, comme le gazoduc Nordstream sous la mer Baltique, qui relie directement la Russie et l’Allemagne, et le Southstream, qui pourrait directement connecter en 2016 la Russie avec l’Italie et l’Autriche via la Mer Noire, la Serbie et d’autres pays européens. [3]

Rivalité russo-américaine
L’Ukraine représente un enjeu important dans la rivalité géopolitique entre la Russie et les Etats-Unis. La concurrence entre puissances maritimes et continentales est une constante de l’histoire.[4] La pensée géopolitique des puissances maritimes, Etats-Unis et Angleterre,[5] souligne que l’intérêt majeur de celles-ci est de prévenir l’émergence d’une puissance hégémonique continentale ou d’une alliance de puissances qui pourrait dominer l’Eurasie et qui, ce faisant, menacerait leur propre domination maritime.
La perspective géopolitique américaine vise donc à contenir les trois puissances potentielles de l’Eurasie : la Chine, perçue comme le plus important rival actuel des Etats-Unis, la Russie, qui resurgit graduellement sous un leadership patriotique depuis la prise de pouvoir par Poutine en 1999, et l’Europe continentale, dominée par la puissance économique de l’Allemagne.[6]
Pour Washington, le maintien et l’extension de l’OTAN sert à influencer l’évolution géostratégique de l’Europe continentale et des zones périphériques de la Russie. Elle vise également à empêcher l’émergence d’une alliance entre l’Allemagne et la Russie. Les Etats-Unis entendent exercer un contrôle sur l’évolution de l’UE, pour empêcher l’émergence d’une puissance politique et militaire européenne auto nome. C’est pourquoi ils cherchent à créer une zone de libre-échange avec l’Europe.[7] En même temps, Washington veut intégrer l’Ukraine dans la zone d’influence euro-atlantique, dominée par les Etats-Unis.
Côté russe, l’élargissement de l’OTAN vers l’Est est considéré comme une politique occidentale visant à encercler la Russie. Pour Moscou, la zone proche étrangère doit être composée de pays alliés ou neutres. Sa politique consiste donc à influencer par tous les moyens (politiques, économiques, stratégiques, diplomatiques et militaires) l’évolution des équilibres et des alliances dans ses régions limitrophes, perçues comme une zone de profondeur stratégique. La Russie désire, en effet, reconstruire une sphère d’influence dans l’espace post-soviétique, et dans cette politique l’Ukraine joue un rôle important.
C’est dans ce contexte qu’il faut saisir la question de l’intégration de l’Ukraine soit au projet d’Union eurasiatique de Moscou soit à l’UE. Dans leur rivalité géopolitique, Washington et Moscou appuient des forces politiques différentes : la Russie soutient les parties et le mouvement représentant les populations pro-russes de l’Ukraine, tandis que les Etats-Unis aident, par divers moyens, les forces pro-occidentales.
Les russophones constituent la minorité nationale la plus importante du pays (22 %) et résident principalement dans la partie est de l’Ukraine. Le Parti des régions, dont le candidat Viktor Ianoukovitch a été élu chef d’Etat en 2010 par une majorité d’Ukrainiens, a mené une politique accommodante vis-à-vis de Moscou, tout en développant les relations avec l’UE.
Contre le Parti des régions se dresse une opposition comprenant plusieurs formations politiques, notamment le Bloc Ioulia Tymochenko, l’Alliance démocratique pour la réforme et le parti d’extrême droite Svoboda. Les USA et l’UE soutiennent cette opposition, qui a réussi à renverser le pouvoir de Viktor Ianoukovitch suite aux évènements de la place Maidan.
Une majorité de médias occidentaux a présenté le changement du pouvoir à Kiev en se focalisant sur les manifestations de la place Maidan, sans tenir compte des soutiens externes sous-jacents. Les services de renseignements des différents pays occidentaux ont, en effet, activement soutenu le renversement du pouvoir, certes corrompu mais légitimement élu, en utilisant des moyens sophistiqués de la guerre psychologique, notamment la désinformation, la subversion ou les opérations sous faux drapeau.[8] Or les nouveaux maîtres du pouvoir de Kiev ne sont pas perçus comme légitimes par la population pro-russe de l’Est de l’Ukraine, qui demande la fédéralisation du pays. N’ayant pas obtenu un statut spécial et soutenu par la Russie, ces régions de l’Est demandent leur indépendance.

Les scénarios
Les enjeux géopolitiques de la question ukrainienne sont si complexes que plusieurs scénarios futurs peuvent être imaginés. Tout d’abord, l’intégration de l’Ukraine dans la zone euro-atlantique, notamment à l’OTAN et à l’UE. Cette hypothèse est peu probable car l’UE n’a pas les moyens économiques pour absorber l’Ukraine, qui d’ailleurs ne répond à aucun des critères de l’élargissement dans un avenir prévisible. Concernant son adhésion à l’OTAN, les pays membres ont déjà été divisés par le passé sur cette éventualité, qui serait un casus belli pour la Russie.
L’Ukraine reste un Etat indépendant, fortement décentralisé. Les régions à l’Est obtiennent un statut spécial, semblable à celui du Québec par exemple. Le pouvoir central de Kiev inclut les forces politiques représentant ces régions. La fin du conflit armé, les réformes économiques et politiques et la lutte contre la corruption amènent une stabilisation du pays. Sans adhérer à l’OTAN, l’Ukraine est associée à la fois à l’UE et au projet russe d’Union eurasiatique.
Une Ukraine « finlandisée »[9] résultant des impasses politiques, de la corruption généralisée et de l’influence russe. La Russie utilise différents leviers pour ce faire : proximité géographique, approvisionnement énergétique, minorité russophone, menace militaire, ouverture du marché russe aux produits ukrainiens... La faible volonté ou capacité des Européens pour mobiliser des moyens économiques et financiers aptes à aider l’Ukraine à sortir de son impasse économique renforce cette hypothèse.
L’Ukraine devient un pays important, dans une alliance eurasiatique entre l’Europe continentale et la Russie. Dans cette hypothèse, l’Europe devient indépendante, l’OTAN est dissoute ou réduite aux Etats-Unis et à quelques pays européens. Le projet de zone de libre-échange transatlantique ne se réalise pas. Un axe Paris-Berlin- Moscou[10] se construit et un partage d’influence entre l’Allemagne et la Russie apparaît dans la région de l’Europe centrale et orientale.
La partition de l’Ukraine est une option qui n’est actuellement privilégiée ni par Moscou ni par Washington ni par Bruxelles. Cependant ce scénario ne pourrait être écarté si le pouvoir central de Kiev et les forces séparatistes de l’Est n’arrivent pas à une solution politique négociée, qui favoriserait un meilleur équilibre et une meilleure représentativité du pouvoir.
L’Ukraine devient un « Etat failli » en raison de l’incapacité de Kiev d’établir son contrôle, dans un contexte de crise économique qui ne cesse de s’aggraver. Divers acteurs non-étatiques prennent le contrôle du territoire fragmenté de l’Ukraine : oligarchie locale liée au commerce illicite, forces paramilitaires, groupes criminels, etc. La majeure partie de l’Ukraine est constituée de zones grises, représentant une menace sécuritaire pour l’Europe entière.
La situation s’achemine vers un conflit gelé, comme pour la Transnistrie en Moldavie, ou l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud en Géorgie. Les rapports de forces militaires entre les forces séparatistes soutenues par Moscou et l’armée ukrainienne aboutissent, sans solution politique, à la création d’une ligne de démarcation acceptée par les différentes parties, résultant d’un statu quo.
Il ressort de ces divers scénarios qu’une stabilisation de l’Ukraine ne pourrait avoir lieu sans un partage de pouvoir entre la majorité ukrainienne et la minorité russophone, et sans tenir compte des intérêts géopolitiques de la Russie dans sa sphère d’influence. L’actuelle crise ukrainienne illustre aussi la fragilité géopolitique des Etats pluriethniques situés entre la Russie et l’UE, et comment les rivalités politiques entre majorités et minorités nationales peuvent être instrumentalisées par les grandes puissances à des fins géopolitiques et économiques.

[1] • Yves Lacoste (sous la dir.,) Dictionnaire de géopolitique, Paris, Flammarion 1995, p. 1279.
[2] • Olivier de Laroussilhe, L’Ukraine, Paris, PUF 2002, p. 5.
[3] • Le président russe a toutefois annoncé en décembre 2014 l’abandon du projet Southstream.
[4] • Voir Hervé Couteau-Bégarie et Martin Motte (sous la dir.), Approches de la géopolitique, Paris, Economica 2013, 728 p.
[5] • Dont les principaux théoriciens sont, côté américain, l’amiral Alfred T. Mahan (1840- 1914) et le journaliste et politologue Nicolas J. Spykman (1893-1943), et, côté britannique, Halford Mackinder (1861- 1947).
[6] • Cf. Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde, Paris, Fayard 1997, 288 p.
[7] • Des négociations, peu transparentes, ont lieu actuellement en vue d’un « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement ».
[8] • Opérations secrètes destinées à paraître menées par d’autres entités et à tromper ainsi le public.
[9] • Le concept de « finlandisation » trouve son origine dans la situation politique de la Finlande pendant la guerre froide. En 1948, ce pays conclut un traité de coopération avec l’URSS, qui lui impose la neutralité. La Finlande préserve son indépendance mais ne peut pas adhérer à l’OTAN. Elle développe des relations relativement étroites sur le plan économique avec l’URSS. On peut dire que la « finlandisation » d’un Etat indique le fait qu’un pays devienne neutre dans le but de préserver son indépendance et sa souveraineté en adoptant une politique extérieure qui ne vise pas à défier une puissance voisine.
[10] • Henri de Grossouvre, Paris-Berlin- Moscou. La voie de l’indépendance et de la paix, Lausanne, l’Age d’Homme 2002, 176 p.

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