« La tactique de la peur a payé, les gens ont préféré la soi-disant stabilité. Mais il va être très difficile de gérer ce pays. Le gouvernement aura beaucoup de mal à relancer le processus de paix. De toute façon, il ne cherchera pas à le faire tant que le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)[2] ne lâchera pas les armes », affirme Cenzig Aktar, politologue turc[3] à l’Université Bahçeșehir d’Istanbul. Pourtant, le parti présidentiel enregistre sa plus importante victoire électorale depuis 2002. Les 317 sièges gagnés lui assurent la majorité absolue au Parlement, qui peut difficilement être contrée par une opposition divisée et affaiblie.[4]
« Le régime présidentiel est ainsi établi de facto sinon de droit », commente C. Aktar. Depuis qu’Erdoǧan est devenu président en 2014, il a acquis des pouvoirs extraconstitutionnels majeurs en matière d’exécutif, grâce au soutien de son parti au Parlement. Depuis, « Erdoǧan essaye de renforcer sa position par une réforme de la Constitution, une opération pour laquelle il a besoin de la majorité absolue au Parlement », explique le politologue.
Un chaos efficace
Lors des législatives du 7 juin dernier, l’AKP avait assisté impuissant à la première entrée au Parlement du parti kurde HDP - Parti démocratique des peuples - fort de 13 % des voix. Un fait historique, qui avait empêché l’AKP de gagner la majorité absolue indispensable pour gouverner seul le pays. Le président Erdoǧan a donc tout fait pour empêcher la formation d’un gouvernement de coalition et ramener le peuple aux urnes. La loi turque, en effet, prévoit de nouvelles élections si le Premier ministre chargé de former le gouvernement n’y arrive pas au bout de 45 jours. L’AKP a ainsi gagné suffisamment de temps pour mettre en œuvre une stratégie visant à récupérer les votes ultra-nationalistes.
Son pari s’est révélé gagnant. « La menace “moi ou le chaos” proférée par Erdoǧan a fonctionné », affirme Ahmet Insel, économiste et politologue turc, coordinateur de la maison d’édition Iletesim.[5] « Les Turcs ont assisté ces derniers mois à la concrétisation de scènes de chaos, avec l’attentat meurtrier de l’Etat islamique (EI) à Ankara, qui a manifestement servi au rassemblement des classes moyennes derrière le pouvoir, et à la guerre contre le PKK au sud-est du pays. »[6]
Mais « l’électorat qui pense avoir voté pour la stabilité a en réalité choisi l’instabilité », assure C. Aktar. Et pour cause ! Le gouvernement turc entretient un rapport ambigu avec l’EI. Les frontières avec la Syrie sont très poreuses. Des milliers de combattants, des armes et des fournitures passent via la Turquie pour fournir l’EI, établi dans les villes syriennes de Raqqa et de Deir el Zor. Certains membres de l’EI ont même formé des cellules dormantes dans le sud de la Turquie, principalement dans la ville d’Urfa. C’est là qu’ont été égorgés, le 31 octobre dernier, deux journalistes syriens du groupe Raqqa has been slaughtered silently (Raqqa a été massacrée en silence), une plateforme médiatique dénonçant les crimes des djihadistes dans la ville syrienne. L’EI a revendiqué ces meurtres et, selon des sources directes et proches des victimes, le tueur Telas Surur serait un es pion de l’EI, entré en toute impunité sur le territoire turc il y a cinq mois.
Par ailleurs, une branche de Daech se forme actuellement en Turquie. Les exemples des citoyens turcs Yunus Emre Alagoz, Seyh Adburrahman Alagoz et Orhan Gonder, auteurs respectifs des attentats commis le 10 octobre à Ankara, le 20 juillet à Suruç et le 5 juin 2015 à Diyarbakir, le montrent clairement. Tous trois provenaient d’Adiyaman, une ville de 20 000 habitants, située dans le sud-est du pays. Ils avaient été placés sur écoute et suivi par le Mit, le service de renseignement turc, ce qui pousse Insel à dire que « l’Etat a une énorme responsabilité politique dans ces attentats ».
Car pour le régime, l’ennemi numéro un n’est pas l’EI mais le HDP, rappelle le politologue. C’est ce parti et plus généralement les Kurdes que l’AKP veut affaiblir à tout prix. Le Premier ministre Ahmet Davutoǧlu a ainsi accusé sans preuve le PKK d’être derrière les attentats d’Ankara. Le gouvernement a aussi décidé de déclarer une guerre ouverte contre les populations kurdes du sud-est afin de miner la promesse électorale « paix et inclusion » du leader du HDP Selahattin Demirtas. Depuis le début des années 80, le conflit kurde a fait plus de 40 000 victimes. Néanmoins, avec l’ouverture du processus de paix lancé par le gouvernement de l’AKP en 2013, les bruits de guerre avait baissé, laissant place au dialogue politique. Mais cette position d’Erdoǧan était « complètement opportuniste », affirme C. Aktar. « Avec les négociations, l’AKP espérait obtenir les votes des Kurdes conservateurs dans le sud-est du pays ». Or le président s’est aperçu qu’en fait de votes, les Kurdes étaient plus en faveur du HDP que de l’AKP. Il a donc stoppé le processus de paix, avant d’ordonner le bombardement du centre opérationnel du PKK à Qandil, dans le Kurdistan iraquien, après la défaite électorale du 7 juin.
Cet ordre a déchaîné les combats dans le sud-est de la Turquie. « Sur la question kurde, Erdoǧan ne reprendra les négociations ni avec Öcalan[7] ni avec le HDP tant que la situation en Syrie ne sera pas clarifiée », explique Insel. L’intellectuel turc fait référence ici aux négociations sur la Syrie à Vienne (29 octobre et 14 novembre) et au rôle que le Parti démocratique kurde syrien du PYD, fortement lié au PKK sur les plans politique et militaire, aura après la guerre. « Par conséquent, on peut s’attendre à la poursuite des affrontements entre l’armée turque et le PKK. » Le conflit, en effet, s’intensifie et conduit à des affrontements quotidiens entre le PKK et l’armée turque, auxquels viennent s’ajouter les actes de guérilla armée urbaine du YDG-H. Ce mouvement des jeunes kurdes est lié au PKK et combat en première ligne, depuis août 2015, dans les quartiers déclarés « autonomes » par les Kurdes des villes de Diyarbakir, Silvan, Nusaybin, Yuksekova et Cizre.
Des « zones libérées »
L’autonomie des « zones libérées » a été proclamée dans un manifeste soutenu par les maires des villes partisanes du HDP. Depuis, ces maires ont été destitués et emprisonnés par les forces de l’ordre turques. « Le retour à la résistance armée résulte de l’échec du politique à trouver un compromis par rapport à nos requêtes de confédéralisme démocratique », commente une commandante des zones libérées de la ville de Silvan. Ce « confédéralisme démocratique » est une mesure demandée par le PKK et le HDP. Il consisterait en une décentralisation du pouvoir politique, au travers d’une autonomie locale des municipalités kurdes en Turquie. « Nous nous sommes préparés pour la période postélectorale, parce que les attaques du gouvernement seront plus violentes. C’est déjà la guerre, ajoute-t-elle, et nous travaillons à étendre les zones libérées à l’ensemble de la ville. Petit à petit, nous rendrons autonome tout le sud-est du pays. »
[1] • Suite aux législatives du 7 juin 2015, l’AKP avait perdu la majorité absolue qu’il détenait depuis 2002 au Parlement. (n.d.l.r.)
[2] • Etiqueté comme une organisation terroriste par l’Etat turc et par plusieurs pays occidentaux.
[3] • Auteur de plusieurs livres sur les relations entre la Turquie et l’Europe et spécialiste des questions migratoires. (n.d.l.r.)
[4] • Celle-ci est composée par le Parti républicain du peuple (CHP : 25,3 %), le Parti démocratique des peuples (HDP : 10,76 %) et l’extrême droite du Parti d’action nationaliste (MHP), qui comptabilise 11,9 % du total des votes et accuse une perte de 4,5 % des voix en faveur de l’AKP.
[5] • Qui publie l’écrivain Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature 2006.
[6] • Selon l’institut des sondages IPSOS, les bombes qui ont explosé à Ankara le 10 octobre 2015 ont mené 14 % des électeurs à donner leur voix à l’AKP. De plus, 46 % des votants de l’AKP soutiennent que les priorités du gouvernement devraient être de « combattre le terrorisme » et de « rétablir la paix sociale ».
[7] • Fondateur et dirigeant du PKK. (n.d.l.r.)