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vendredi, 30 novembre 2018 18:13

Moyen-Orient, l’or blanc, source et arme des conflits

«Le prochain conflit dans la région du Proche-Orient portera sur la question de l’eau» (Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général des Nations Unies, 1992). Alors que le Moyen-Orient regroupe 6 % de la population mondiale, il ne dispose que de 1% des réserves d’eau douce.[1] La ressource est partout surexploitée et inégalement répartie, ce qui génère des conflits entre États et d’importantes tensions intérieures. Où sont les solutions?

Olivier Hanne est historien médiéviste et islamologue. Il a publié une quinzaine d’ouvrages sur l’Islam et le Moyen-Orient. Dernier en date: Les seuils du Moyen-Orient. Histoire des frontières et des territoires (Monaco, Ed. du Rocher 2017, 539 p., avec 149 cartes et schémas).

Dans ce Moyen-Orient aux climats méditerranéen et semi-aride, les États ont mis en place des aménagements lourds (barrages, canaux, détournements de bassins fluviaux, usines de dessalement) pour faire face aux besoins en eau toujours croissants de leurs populations, liés à l’augmentation démographique, à l’urbanisation et à la multiplication des surfaces agricoles irriguées. Ces aménagements créent des tensions internes (problèmes budgétaires, pollutions, fractures villes/campagnes) et des conflits d’usage (tourisme contre agriculture, industries contre espaces résidentiels). Dans certains cas, les relations politiques avec les voisins ont même été affectées, générant un « stress hydrique » diplomatique. Si des négociations ont pu aboutir dans le cas du Nil, d’anciens conflits perdurent (Israël, Turquie, etc.) et de nouveaux apparaissent, renforçant l’instabilité de la région.

L’interminable question du Nil

Depuis près de 100 ans, le Nil est l’objet de tensions diplomatiques entre l’Égypte et le Soudan. L’aménagement du barrage d’Assouan à partir de 1956 permit à l’Égypte de régulariser les crues du fleuve, de développer l’irrigation et l’hydroélectricité. Puis, en 1959, l’accord passé entre Khartoum et Le Caire avantagea les Égyptiens, qui pouvaient puiser 82 % du débit du fleuve: le Nil restait ainsi aux mains de ces derniers.

Mais depuis les années 2000, le Soudan et l’Éthiopie ont décidé de profiter de leur situation en amont pour améliorer les zones irriguées et ainsi mieux contrôler leur territoire. L’Éthiopie est en position de force, puisqu’elle recèle 86 % des sources d’eau approvisionnant le Nil. Le pays refuse donc que le fleuve passe sous statut international, et il est en train de finaliser la construction d’un vaste barrage hydroélectrique sur le Nil Bleu (le barrage de la renaissance) qui pourrait réduire de 25 % le débit vers l’aval.

Confrontée à une croissance démographique ingérable (80 millions d’habitants), l’Égypte exige le respect de l’accord de 1956 et réagit par la menace. Son intransigeance sur la question du Nil est nourrie par ses incertitudes économiques, l’effondrement du tourisme et le danger djihadiste, omniprésent dans le désert occidental et le Sinaï. Cette situation s’est encore compliquée avec la partition du Soudan en 2011. Le Caire a reçu le soutien du Soudan du Sud, et le Soudan (au nord) s’est rallié à l’Éthiopie, elle-même appuyée par l’Arabie Saoudite et la Turquie. C’est pour faire pression sur ce pays que le président égyptien Al-Sissi a noué des partenariats stratégiques et militaires avec l’Érythrée, ancienne province éthiopienne; il pourrait bien souffler sur les braises de la guerre qui a enfin pris fin entre ces deux pays.

La politique israélienne de captation

La problématique de l’eau est aussi un enjeu géopolitique pour Israël depuis 1953, lorsque le pays a rejeté le plan de partage hydraulique proposé par les États-Unis, lequel prévoyait d’attribuer 31% du débit du Jourdain à Israël. Pour éviter que la Jordanie ou la Syrie ne s’empare de la ressource, les Israéliens ont initié en 1959 la construction du Grand Canal National, détournant des eaux du lac de Tibériade vers l’intérieur du pays et jusqu’au désert du Néguev. En raison de son rôle éminemment politique, le chantier est devenu une cible privilégiée de l’OLP en 1965.

La Guerre des Six jours, en 1967, est présentée -abusivement- comme la première guerre de l’eau. Le conflit interrompt les travaux de captation des eaux du Jourdain lancés par le Liban, la Jordanie et la Syrie,[2] et donne à Israël le contrôle des nappes phréatiques de Cisjordanie, de la vallée du Jourdain et du plateau du Golan, considéré comme le «château d’eau» du Proche-Orient. En 1967 toujours, le gouvernement israélien déclare l’eau de Cisjordanie «ressource stratégique sous contrôle militaire» et décide de la répartir en priorité aux colonies et villes juives, aux dépens des Palestiniens qui doivent payer l’eau potable au prix de l’eau d’irrigation et voient leur consommation réduite de façon drastique.

Entre 1982 et 2000, l’occupation par Tsahal du sud du Liban assure à l’État hébreu le contrôle de l’eau sur la moitié du pays, tout en renforçant son hégémonie militaire. Israël a bel et bien remporté la guerre de l’eau dans la région. Près des 50 % de l’eau qu’il consomme provient des territoires occupés: 30 % de la nappe palestinienne et 15 % du Golan. Il ne peut être question pour cet État de les abandonner...

Dans les années 2000, les périodes de sécheresse et la surconsommation menacent à nouveau l’accès à l’eau en Israël, aggravant encore le contexte international. La mer Morte perd un tiers de sa superficie entre 1960 et 2006, et le niveau du lac de Tibériade ne cesse de baisser. Cependant, depuis 2013, la crise de l’eau semble dépassée en Israël grâce à des améliorations technologiques (dessalement, traitement des eaux usées). Si la captation de la ressource se fait encore aux dépens des Palestiniens, la fin du «stress hydrique» pourrait conduire Tel Aviv à plus de souplesse avec ses voisins et aussi avec l’Autorité palestinienne…

Turquie contre Syrie et Irak

En 1984, la Turquie a lancé le GAP (Great Anatolian Project) sur l’Euphrate pour se fournir en électricité et développer l’agriculture. Le projet prévoyait la construction de vingt-deux barrages, dont l’énorme Atatürk entré en service en 1992 et générant une retenue de quarante-huit milliards de m3 d’eau. En développant les régions kurdes et en améliorant l’encadrement économique et social de la population, le projet visait à freiner les revendications autonomistes kurdes qui menaçaient l’unité du pays.

L’achèvement du GAP a réduit de 40 % le débit du fleuve vers l’aval en Syrie et de 20 % la production agricole en Irak, car la Turquie contrôle 88 % des sources de l’Euphrate et 40 % de celles du Tigre. Les Turcs bénéficient de trois fois plus de disponibilité en eau que les Irakiens et de dix fois plus que les Syriens. Damas a donc été amené à prélever davantage d’eau sur le Yarmouk, dans l’ouest, aux dépens de la Jordanie, elle-même fortement déficitaire, ce qui tend les relations déjà difficiles entre les deux pays. En 1976, l’ouverture du barrage syrien de Tabqa, qui alimente le lac Assad, avait déjà déclenché une crise internationale avec l’Irak voisin. La Turquie a pourtant accepté en 1987 un arrangement avec la Syrie, et avec l’Irak en 1990, qui prévoit une répartition du débit de l’Euphrate, mais ces accords n’ont pas valeur contraignante et le président turc Erdogan exerce une pression constante sur ses voisins.

Ankara de fait manifeste un expansionnisme à double visage: à travers sa gestion hydrique, mais aussi ses opérations militaires. Depuis 2014, la Turquie a déployé des troupes dans le nord de la Syrie et de l’Irak, pour lutter à la fois contre l’organisation terroriste Daech et contre les mouvements kurdes. Comme la reconstruction de ses deux voisins passera forcément par la question de l’eau, que domine actuellement la Turquie, celle-ci jouera un rôle politique majeur dans le règlement de la crise syrienne; à son avantage évidemment.

Depuis 2014: l’arme hydrique

Ces quelques exemples de cas irrésolus démontrent que l’instabilité au Moyen-Orient va de pair avec l’exaspération du problème de l’eau. Tous les conflits politiques ou militaires en cours dans la région comportent une dimension hydrique. Mais celle-ci est devenue depuis quelques années une arme en soi.

C’est le cas avec la guerre commencée au Yémen en 2014, qui oppose dans la partie nord-ouest du pays le groupe rebelle des Houthis, armé par l’Iran chiite, au gouvernement légal d’Aden, soutenu par une coalition de pays sunnites, dont l’Arabie Saoudite. Pour faire céder la rébellion, les aménagements hydrauliques et sanitaires ont systématiquement été bombardés, notamment à Sanaa, la grande ville du nord.[3] C’est ainsi que selon l’UNICEF 8,6 millions d’enfants n’auraient pas un accès régulier à l’eau, et que plus de 10 000 personnes seraient mortes, en raison notamment d’une situation sanitaire catastrophique favorisant le choléra et la malnutrition. Quant à l’aide humanitaire, elle est à dessein réduite par la coalition pour faire céder les Houthis ... une population en état de siège.

Mais guerre ou pas guerre, les États du Golfe ont pour point commun d’être tous en sursis! Les Émirats arabes unis (EAU) n’ont que deux jours d’autonomie en eau et le Qatar et l’Arabie saoudite trois. La dépendance à l’égard des importations ou des usines de dessalement est totale. Cependant les besoins de l’industrie et les exigences de confort de la population sont trop élevés pour ces usines. Même si les coûts de l’eau dessalée ont beaucoup diminué grâce aux progrès techniques, les riverains du Golfe dépendent entièrement de leur richesse énergétique, qui seule peut payer le coût exorbitant du dessalement. Or les baisses prolongées du prix du baril de pétrole depuis 2010 plombent les budgets des monarchies. En outre, ces usines peuvent facilement être paralysées (par une marée noire, un attentat ou un bombardement). Le Qatar, qui est placé depuis 2017 sous embargo économique et politique par ses voisins, dépend uniquement de deux usines sans lesquelles il ne pourrait survivre. L’Arabie Saoudite veut faire plier le petit État, qu’elle juge trop proche de l’Iran. Pour cela, elle a lancé en 2018 le creusement d’un vaste canal qui isolerait le pays comme une île et détournerait l’eau des oueds. Afin de gagner cinq jours en autonomie d’eau, Doha a lancé un projet de construction de quinze gigantesques réservoirs (Water Security Mega Reservoirs Project).

En Irak et en Syrie, le groupe Daech a lui aussi utilisé l’arme hydrique pour s’imposer. Dans les zones de l’est du pays tenues par l’organisation, des sécheresses avaient été observées dès 2006 (avant le conflit), poussant les paysans pauvres - souvent kurdes ou semi-nomades - vers les villes et leur chômage, prélude à leur enrôlement dans des groupes terroristes. La crise de l’eau a été un des facteurs de réussite de Daech. De la même façon, en accaparant les aménagements hydrauliques, le groupe terroriste s’est imposé comme l’unique distributeur auprès de la population, créant ainsi une dépendance opportune et donnant aux djihadistes une figure d’administrateurs compétents.

Entre 2013 et 2015, l’organisation a fait des grands barrages ses cibles privilégiées, s’emparant de celui de Tabqa en Syrie en mars 2013, de Falloujah en Irak en avril 2014, puis de celui de Mossoul en août. Les États-Unis, alliés des forces irakiennes et kurdes, ont immédiatement repris le contrôle de ce barrage, lequel aurait pu servir de « bombe hydrique » contre la métropole du nord de l’Irak. En contrôlant les barrages de Falloujah et Ramadi, Daech a volontairement réduit le débit de l’Euphrate vers les villes chiites du sud de l’Irak (les chiites sont désignés comme des hérétiques par le groupe terroriste). Ce faisant, Daech ne fait que reprendre la politique de Saddam Hussein avant la guerre du Golfe (1991). L’opération irakienne de reprise de la ville de Ramadi, lancée en novembre 2015, avait notamment pour but de retrouver la maîtrise du barrage qui alimente la capitale Bagdad.

Tous ces actes de «répression hydrique» tendent à se multiplier dans la région depuis la crise des révoltes arabes de 2011-2012 et participent à la violence des régimes autoritaires contre leurs propres populations.

Pour une hydrodiplomatie

Comme le montrent ces diverses situations, la question de l’eau au Moyen-Orient dépend encore essentiellement du droit du plus fort. Certes, les tensions hydriques sont des facteurs de crise parmi d’autres, mais en prenant en otage des populations entières, en obérant leur avenir, elles génèrent des haines profondes et durables. Le droit international ne devrait-il pas s’y consacrer plus sérieusement? Relativement contraignant sur les problèmes de circulation et de frontières fluviales, il l’est beaucoup moins sur l’accès à l’eau dans des territoires contestés.

Pourtant l’hydrodiplomatie[4] peut se révéler efficace, comme c’est le cas avec le Canal de la Paix en Jordanie. Le royaume hachémite est l’un des États du Moyen-Orient les plus menacés par les risques hydriques. Les projets d’aménagements ne peuvent se passer de l’accord d’Israël, puisqu’ils sont tous liés à l’utilisation des rivières du Jourdain et du Yarmouk, frontaliers aux deux pays.

Dans les années 80, Israël avait interdit à la Jordanie tout barrage sur le Yarmouk. Le pays a donc été contraint de se lancer dans une politique de limitation de la consommation, en privatisant la distribution et en luttant contre la surconsommation. Ces décisions créent depuis quinze ans des tensions dans les campagnes et les quartiers pauvres des villes, les plus touchés par les réductions, sans compter le problème des réfugiés syriens qui ont afflué dans le nord de la Jordanie depuis 2012 et dont il faut approvisionner les camps.

Amman se débat donc dans une contradiction: sa population est massivement anti-israélienne, mais l’État dépend d’Israël pour l’amélioration de sa disponibilité en eau. Poussé par la nécessité, le gouvernement jordanien a signé la paix avec l’État hébreu en 1994 et noué un partenariat hydraulique appelé le Canal de la Paix. Ce dernier devrait relier la mer Rouge et la mer Morte sur 180 km, pour sauver cette dernière de l’assèchement complet et fournir de l’eau à la Jordanie. Le projet est soutenu par les instances internationales, dont la Banque mondiale. Entre les deux pays s’est donc instaurée une hydrodiplomatie aux bénéfices réciproques, qui pourrait servir de modèle pour toute la région.

C’est à sa suite d’ailleurs que la Syrie et l’Irak ont envisagé un Joint Water Committee, afin de développer des projets communs pour une hydraulique pacifiée, mais rien n’a encore été décidé. Entre 2000 et 2002, la Syrie et le Liban ont signé pour leur part des accords équilibrés concernant l’exploitation de l’Oronte, jusqu’à envisager en 2010 la création d’une agence transfrontalière de gestion du fleuve (malheureusement, l’afflux des réfugiés a rendu cet équilibre trop précaire et suspendu la coopération). Et malgré les reproches de l’Arabie Saoudite à l’égard d’Oman, peu pressé de rompre ses relations avec l’Iran, les deux pays coopèrent pour établir un Grand Water Transmission Line qui acheminera de l’eau dessalée d’Oman vers Riyad. Il n’y a donc pas de fatalité, la diplomatie a son mot à dire.

[1] La question de l’eau implique aussi la définition des frontières (notamment par la gestion des fleuves), mais nous n’aborderons ici que le problème de la consommation et de l’accès à la ressource.
[2] Le barrage Khalid ibn al-Walid en Syrie est détruit par l’aviation israélienne en avril 1967.
[3] En mars 2018, l’aviation saoudienne a bombardé deux fois le système hydraulique de Nushour près de la frontière.
[4] Expression de Fadi Comair, directeur général des ressources hydrauliques du Liban.

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