Durant le concile Vatican II, deux cardinaux arrivent en train à la gare Termini de Rome et prennent un taxi pour se rendre à leur lieu de travail. Pendant le trajet, ils décident de se parler en latin pour pouvoir discuter de sujets confidentiels -l’usage du latin était encore très courant à cette époque. Arrivés à destination, place Saint-Pierre, ils demandent au chauffeur le prix de la course. Et celui-ci de leur répondre… en latin! Or il est très difficile d’énoncer un chiffre en latin classique correct. Interloqués, les cardinaux se disent que le taximan a sans doute compris toute leur conversation. Puis l’un d’eux se reprend et lui dit: «Comment se fait-il que vous parliez latin? Déjà que les chauffeurs de taxis romains s’expriment peu en italien et lui préfèrent le romanesco, le dialecte de Rome!» Avec une mimique toute particulière, le taximan leur répond: «C’est parce qu’avant d’être chauffeur de taxi, j’enseignais l’exégèse à l’Institut biblique pontifical.»
Cette anecdote humoristique résume de façon imagée une série d’événements touchant quelques exégètes à l’époque du Concile. S’en souvenir permet de mieux comprendre la situation actuelle de l’exégèse biblique au sein de l’Église.[1]
Le chauffeur de taxi de la galéjade est le Père jésuite Stanislas Lyonnet sj (1902-1986) et l’origine de cette histoire est une décision prise par le Saint-Office en 1962, sous le pontificat de Jean XXIII, priant le Père Lyonnet d’interrompre son enseignement. Cette interdiction ne fut levée qu’en 1964 sous le pontificat de Paul VI [n.d.l.r.: Le Père Lyonnet a écrit dans choisir deux articles sur l’épître de saint Paul aux Romains: l’un en mars 1961, l’autre en mars 1963]. Les raisons du décret n’ont jamais été données officiellement, mais les explications les plus plausibles font état de ses théories sur les genres littéraires, entre autres à propos du récit de l’annonciation dans l’évangile de Luc (Lc 1,26-38), et de ses opinions sur le péché originel. En effet, ses adversaires prétendaient que le Père Lyonnet niait l’existence de celui-ci dans son exégèse de l’épître aux Romains 5,14.
Remise en contexte littéraire
Du point de vue exégétique, la théorie des genres littéraires nous intéresse davantage. Selon celle-ci, il est essentiel d’interpréter les textes bibliques en tenant compte des conventions littéraires de leur époque. Une légende n’est pas une chronique historique, un poème n’est pas un traité dogmatique et les récits sont construits selon des schémas traditionnels qui permettent de mieux comprendre le code qu’ils emploient. Le serpent de Genèse 3 parlait-il ou bien s’agit-il d’une convention littéraire? Que dire de l’ânesse de Balaam qui s’adresse à son cavalier (Nombres 22)? Ces récits ne sont-ils pas du même genre que les fables ou les apologues où les animaux et les plantes prennent la parole?
C’est ainsi que, selon le Père Lyonnet, il ne faut pas nécessairement prendre au pied de la lettre le récit de l’annonciation qui se déroule selon un schéma récurrent dans l’Ancien Testament: un messager arrive, salue, transmet un message, reçoit une réponse, puis disparaît. Nous avons affaire au «genre littéraire» de l’annonce d’une naissance et l’ange ou le messager font partie de ce genre. À ce propos, il existe une autre boutade caractéristique de l’époque: l’ange Gabriel qui apparaît à Marie lui aurait dit en substance: «Ne crains pas, Marie, je ne suis qu’un genre littéraire!»[2]
Pour revenir à notre sujet, l’idée n’est pas neuve. Elle avait été lancée par Hermann Gunkel (1862-1932) en Allemagne, puis reprise par le Père Marie-Joseph Lagrange op à Jérusalem (1855-1938). Cette idée permettait d’interpréter les textes selon les conventions littéraires d’une autre culture, celle du monde biblique, et d’éviter un écueil très dangereux, celui de transposer les textes bibliques dans les catégories mentales de notre monde (aujourd’hui les experts parleraient de fondamentalisme).
Vers une étude critique des textes
Déjà l’encyclique du pape Pie XII Divino afflante Spiritu (1943), née elle aussi d’une grave polémique contre l’exégèse de l’Institut biblique pontifical, avait confirmé la légitimité d’une exégèse critique et, en particulier, du recours aux genres littéraires. Mais l’opposition était tenace. Peu après le décès de Pie XII (9 octobre 1958), un article paru en première page de l’Osservatore Romano critiquait ouvertement les idées de l’encyclique.
Les choses se gâtèrent au moment de la préparation du Concile convoqué par le pape Jean XXIII. Des experts furent nommés pour préparer un document sur la révélation, comme le firent le concile de Trente et le concile de Vatican I. Deux camps s’affrontèrent. Un premier groupe voulait à tout prix reprendre l’idée traditionnelle des Conciles précédents, celle des deux sources de la révélation: l’Écriture et la Tradition. Un autre camp cherchait à introduire la possibilité d’une étude critique des textes bibliques, selon l’esprit de Divino afflante Spiritu. Le but de ce second groupe était de mettre l’exégèse catholique en harmonie avec le monde académique, que ce soit chez les protestants ou chez les catholiques plus progressistes, comme les dominicains de l’École biblique de Jérusalem.
En 1962, le parti plus traditionnel obtint ce qu’il voulait: la condamnation par le Saint-Office de deux professeurs de l’Institut biblique, les jésuites Stanislas Lyonnet, dont nous venons de parler, et Maximilien Zerwick, un autre exégète du Nouveau Testament, ainsi que de quelques autres professeurs en Allemagne et aux États-Unis. Quel fut le rôle du pape Jean XXIII dans cette histoire? Nul ne le sait, mais il est difficile qu’il n’ait eu vent de l’affaire.
Les choses changèrent avec Paul VI, qui décida de renvoyer à plus tard la discussion sur la révélation et qui, ensuite, prit publiquement la défense des professeurs de l’Institut biblique au cours d’une visite à l’Université du Latran où il prononça un historique mai più! - plus jamais! Plus jamais de polémiques comme celles qui ont eu lieu juste avant le Concile à propos de l’exégèse biblique!
Une Bible à langage humain
Votée en 1965, Dei Verbum, la constitution dogmatique sur la Révélation divine du concile Vatican II, naît dans ce contexte. Elle s’efforce, de par son titre déjà, de sortir de l’impasse Écriture et/ou Tradition: la vraie, la première source de la révélation n’est ni l’Écriture comme telle, ni la Tradition, mais la personne de Jésus-Christ, le Verbe de Dieu, préfiguré dans l’Ancien Testament et révélé dans le Nouveau. Quant aux genres littéraires, ils sont mentionnés explicitement dans le paragraphe 12 qui contient deux idées principales: 1) l’Écriture emploie un langage humain qui suit toutes les règles des langages humains -la langue de l’Écriture n’est pas une langue divine, frappée du sceau de l’immuable; 2) cette langue participe à la fragilité humaine parce qu’elle est le reflet d’une époque, d’une mentalité et d’une culture, et de toutes les évolutions et des modifications de cette culture. L’idée était déjà présente chez un rabbin du IIe siècle, Rabbi Ismaël, qui disait que «la Torah parle un langage humain». Le Concile préfère citer la Cité de Dieu (XVII, 6,2) de saint Augustin.
Le paragraphe reprend ensuite des thèmes plus connus, comme l’importance du magistère et celui de la tradition. L’essentiel est dit toutefois: la Bible est écrite dans un langage qui est celui d’êtres humains et non pas d’êtres divins et qui doit être étudié comme tous les langages de notre monde.
Dei Verbum légitime ainsi un travail de longue haleine, qui a commencé en grande partie à Jérusalem avec la fondation, en 1890, de l’École biblique et archéologique française dans cette ville par le Père Lagrange op. Dès 1893, l’encyclique Providentissimus Deus du pape Léon XIII, un homme attentif aux besoins de son temps, que ce soit dans le monde social ou dans le monde intellectuel, avait encouragé ce travail. Cinquante ans plus tard, Pie XII, avec Divino afflante Spiritu, ira dans la même direction.
Du travail accompli par l’École biblique de Jérusalem, retenons au moins la publication de la célèbre Bible de Jérusalem, dont la première édition apparaît en 1956. Cette édition, pourvue du nihil obstat et de l’imprimatur -donc des approbations ecclésiastiques- est le premier ouvrage catholique qui, officiellement, propose la théorie documentaire comme explication du Pentateuque. Cette théorie, combattue pendant des décennies, est liée au nom de Julius Wellhausen (1844-1918), qui était pour certains l’ennemi par excellence. Au-delà de cette théorie dont il est loisible de discuter les mérites et les limites, la Bible de Jérusalem ouvrait une voie royale à la lecture critique des Écritures.
Une douzaine de méthodes
Comme tout principe, celui d’une lecture des Écritures dans leur dimension humaine peut se prêter à plusieurs interprétations. C’est pourquoi les méthodes de lecture se sont vite multipliées par la suite, comme en témoigne un nouveau document officiel des autorités ecclésiastiques. Cent ans après Providentissimus Deus (1893) et cinquante ans après Divino afflante Spiritu (1943), la Commission biblique pontificale publiait un document intitulé L’interprétation de la Bible dans l’Église (1993).[3] Il ne s’agit pas d’une encyclique, comme c’est le cas des deux documents précédents. Est-ce parce qu’il a moins d’autorité, comme semblait le suggérer le cardinal Joseph Ratzinger, alors président de la Commission biblique et futur pape Benoît XVI?[4] Ou bien est-ce pour qu’il ait un meilleur écho dans le monde académique?
Le document sera de toute manière souvent cité, surtout dans le monde catholique. Il décrit une douzaine de méthodes, accordant toutefois la première place à la méthode historico-critique. Il est précédé par l’allocution prononcée pour sa présentation officielle, le 23 avril 1993, par le pape Jean-Paul II,[5] suivie d’une brève préface du cardinal Joseph Ratzinger. Le texte insiste sur l’Incarnation et, par conséquent, sur l’aspect humain du langage biblique. Il mentionne aussi le danger inhérent à une vision trop surnaturelle et absolue des Écritures.
Un certain nombre de chrétiens, guidés par une fausse idée de Dieu, «ont tendance à croire que, Dieu étant l’être absolu, chacune de ses paroles a une valeur absolue, indépendante de tous les conditionnements du langage humain. Il n’y a donc pas lieu, selon eux, d’étudier ces conditionnements pour opérer des distinctions qui relativiseraient la portée des paroles.»[6]
Cette première présentation met en relief l’importance d’une lecture historique et critique des Écritures. Le document insiste aussi cependant sur l’importance du sens spirituel et sur la fidélité à l’Église puisque les Écritures sont lues en Église. La brève préface du cardinal Ratzinger est encore plus nuancée. Elle met en garde contre les dangers d’une exégèse historique qui relèguerait la Parole dans le passé ou qui, en s’intéressant aux auteurs humains des Écritures, risque d’oublier que leur seul véritable auteur est Dieu. Aujourd’hui, la validité d’une telle méthode est toujours en discussion[7] et la tension entre les deux mentalités encore bien visible.
Certes, pour le lecteur chrétien, la Bible est Parole de Dieu. Mais il ne faut pas oublier qu’aucune parole de la Bible n’a été écrite directement par Dieu et qu’aucun mot de la Bible n’est parvenu directement de l’éternité de Dieu. Affirmer que la Bible est Parole de Dieu est le résultat d’une interprétation qui reconnaît dans les paroles humaines la Parole de Dieu.
Et aujourd’hui?
Nous pouvons noter au moins trois directions principales dans l’exégèse du début du XXIe siècle à la suite des documents précités. D’un côté, nous avons des études typiques de l’exégèse historico-critique. En quelques mots, il s’agit d’une valse à quatre temps: 1) attention au texte, 2) attention à son contexte historique, 3) interprétation de l’exégète, 4) dans son contexte historique.
Un deuxième groupe d’exégètes tient davantage compte des tendances actuelles: théories littéraire récentes (sémiotique, structuralisme, narratologie, etc.), psychologie, sociologie, féminisme, post-colonialisme, etc. Et un troisième groupe se caractérise par son attention au texte canonique et à son interprétation théologique dans la lignée de James A. Sanders (1927-2020) [8] et de Brevard S. Childs (1923-2007).[9]
La grande différence entre ces méthodes est leur arrière-fond. Pour la méthode historico-critique, le texte biblique s’interprète dans son contexte, celui du milieu biblique du Proche-Orient ancien. Les autres méthodes choisissent souvent des cadres beaucoup plus récents ou supposent le cadre ancien, mais sans le définir avec précision. Ou, plus simplement encore, elles se contentent d’une valse à trois temps, voire à deux temps, avec le risque de quelques courts-circuits.
Reste la question de savoir où est le sens spirituel des Écritures. Pour être bref, il est nécessaire de changer de catégorie pour le trouver, de passer de la lettre à l’esprit, pour parler comme saint Paul (2 Co 3,6). Ou, pour utiliser une image que je lègue aux lecteurs de la revue choisir: le sens spirituel des Écritures n’est pas dans les notes, il est dans la musique.
[1] Pour plus de détails, voir Pierre Gibert, Petite histoire de l’exégèse biblique, Paris, Cerf 1992, 280 p. ou L’invention critique de la Bible. XVe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard 2010, 378 p. Pour l’histoire de l’Institut biblique pontifical, voir Maurice Gilbert, L’Institut biblique pontifical, un siècle d’histoire (1909-2009), Rome, Institut Biblique Pontifical 2009, 488 p. + 24 p. d’illustrations.
[2] Voir Stanislas Lyonnet, Le récit de l’annonciation et la maternité divine de la Sainte Vierge, Rome, Institut Biblique Pontifical 1956, 16 p.
[3] Pour un commentaire détaillé, voir Joseph A. Fitzmyer, The Biblical Commission’s Document «The Interpretation of the Bible in the Church». Text and Commentary, Rome, Institut biblique pontifical 1995, 212 p.
[4] «La Commission biblique pontificale n’est pas un organe du Magistère», in L’interprétation de la Bible dans l’Église, Cité du Vatican, Libreria Editrice Vaticana 1993, p. 19.
[5] L’allocution de Jean-Paul II a sans doute été rédigée par le secrétaire de la Commission biblique de l’époque, le Père Albert Vanhoye, futur cardinal (1923-2021).
[6] L’interprétation de la Bible dans l’Église, op. cit., pp. 9-10.
[7] Idem, p. 19.
[8] Voir James A. Sanders, Canon and Community. A Guide to Canonical Criticism, Philadelphia, Fortress Press 1984, 78 p.
[9] Voir Brevard S. Childs, Introduction to the Old Testament as Scripture, Philadelphia, Fortress Press 1979, 688 p.