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lundi, 13 décembre 2021 12:00

Dieu crée, l’homme nomme

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Les noms dans la Bible racontent des histoires profondes, étonnantes et savoureuses, comme autant de fenêtres s’ouvrant les unes sur les autres. Mais ils ne «tombent pas du ciel». Dans la Genèse, Dieu confie à l’humain le pouvoir de fabriquer, de nommer et donc de donner du sens à son environnement. Dans l’Évangile, il va encore plus loin dans la relation d’alliance, en donnant aux humains la responsabilité de lui trouver un nom.

Jean-Bernard Livio sj anime au Domaine Notre-Dame de la Route (www.domaine-ndr.ch) des Jeudis de l’histoire de l’Église et des Vendredis bibliques. L’édition 2021-2022 des «Jeudis» est consacrée à Pierre Canisius sj, et celle des «Vendredis», intitulée Premières approches de la Bible, souhaite répondre aux questions de base d’un commençant.

Un soir d’été, je contemple le ciel… et je me demande comment s’appellent ces étoiles et ces constellations. Et je me mets à rêver «philoso­phique»: c’est bien l’homme qui les a nommées, mais ce n’est pas lui qui les a créées. Elles existent depuis… J’hésite à prononcer un chiffre. De toute façon, ce serait à des milliards de milliards d’années-lumière, or elles n’ont un nom que depuis fort peu de temps, quelques décennies, quelques siècles au plus, depuis que l’homme les a découvertes. Serait-ce pour mieux les repérer, les admirer qu’il les a nommées? Je continue à rêver!

Et me voilà renvoyé à mes lectures bibliques, à ces récits de la création que l’homme a rédigés, mais dont il avoue que cela lui a été ordonné: «Écris ce que tu vois», dit Dieu dans l’Apocalypse. Le texte biblique est très précis à ce sujet. L’hébreu emploie pour créer deux verbes bien distincts: faire / fabriquer / modeler, pour le travail de l’homme à l’image de ce que Dieu a commencé, et créer, verbe qui n’est jamais employé avec un autre sujet que Dieu. Pour la tradition biblique, en effet, Dieu seul crée, mais pour que nous sachions comment nous y prendre, il fabrique aussi, afin que nous devenions à notre tour fabriquants.

Il y a plus fort encore: dans l’acte même de la création, Dieu invite sa créature à peine sortie du moule et encore «terreuse» (en hébreu adam vient de la racine adamah = la terre, un terme qui n’est ni masculin ni féminin) à s’approprier les créatu­res autour de lui.

Adam, un pluriel

Rappelons l’événement dans la version très imagée que nous offrent les deux premiers chapitres de la Genèse. Dieu crée l’ensemble de l’uni­vers en commençant par le soleil, la lune et les astres -comme autant de luminaires pour que nous y voyions clair!- puis tout le reste pour le meubler, jusqu’à l’être humain, le terreux, l’adam. Mais voilà qu’à peine créé le pauvre s’ennuie tout seul. Le divin Créateur fait alors défiler devant lui tout le créé, en l’in­vitant à nommer chaque être, cha­que chose. Ce que l’adam s’empressera de faire, jusqu’à ce semblable et pourtant différent qu’est l’autre -«os de mes os, chair de ma chair», dira-t-il, autrement dit «toi qui n’est pas moi et pourtant si semblable à moi». Et voilà la création achevée: «Dieu vit que cela était très bon.»

Tout y est, puisqu’il nous est précisé que chaque élément de vie contient en lui-même sa capacité de reproduction et que le terreux, pour être complet, est désormais un homme et une femme. Il est ainsi créé relation, ce qui est bien « à l’image et à la ressemblance » de son Créateur. «Dieu créa l’adam à son image, à son image il les créa, homme et femme il les fit.»

Ainsi Dieu, dans l’acte même de créer, se désapproprie de sa création qu’il confie à sa créature la plus réussie: l’être humain, la relation. Après avoir tout créé par sa Parole -«Et Dieu dit…»- il cède ce privilège à l’humain en lui demandant de nommer les êtres et les choses, et jusqu’à cet autre qui lui devient indispensable pour exister: Eva = celle par qui la Vie passe.

Nommer devient ainsi la mission confiée à l’être humain par Dieu, pour lui permettre de sortir de ce fouillis informe (tohu-bohu) en donnant à chacun son identité propre, comme il la reçoit lui-même de l’autre. L’habitude sera donnée. Ce sera l’être humain, et lui seul, qui nommera pour désigner l’autre et lui donner une identité. (Il faudra attendre l’apôtre Paul pour que, pour la première fois dans les Écritures, Adam et Ève prennent une majuscule et deviennent un «pré-nom», un porte-nom.)

Des noms et des missions

Car, comme le répète à moultes reprises le récit biblique, le nom précise l’identité, oriente la mission, le rôle à jouer. Parfois Dieu s’en mêle pour affiner cette mission, comme par exemple pour Avram, qu’il renomme Abraham en jouant sur les racines de l’hébreu, indiquant ainsi qu’Abraham deviendra père -ab d’une multitude- ram.

Ce jeu étymologique rend souvent difficile une bonne traduction dans nos langues occidentales. Comment, en effet, pour éviter toute confusion, rappeler que le nom du successeur de Moïse, Josué, qui fera entrer le peuple de l’exode en Terre promise, est le même nom en hébreu que Jésus, qui fera entrer l’humanité toute entière dans le Royaume? Nos traducteurs peuvent certes y faire allusion en notes, mais la sensibilité propre à la mentalité orientale nous échappe. N’oublions pas que nous passons à travers deux filtres culturels: de l’hébreu, langue sémitique, au grec, puis à nos langues modernes occidentales! Les chrétiens orientaux, qui parlent une langue sémitique, y seront plus attentifs.

À nous d’être alertés à chaque fois que le texte biblique nomme quel­qu’un; à nous d’essayer peut-être de retrouver son origine sémitique. Les traductions modernes nous y aident parfois par des notes en bas de page, quand les auteurs ne le précisent pas d’eux-mêmes. Reste qu’il n’est pas facile de comprendre que le nom du fils de Sara, la femme âgée de son vieux mari Abraham et qui a ri à la nouvelle qu’elle allait devenir mère, est tiré de la racine même du mot rire: Isaac  = l’enfant du rire!

C’est encore plus évident avec Jacob (dont la racine signifie tordu, comme le talon!): il roulera son frère pour un plat de lentilles, avant de se faire avoir par son futur beau-père Laban (blanc), qui n’est pas aussi blanc que son nom le laisse prévoir… Bien sûr, pour jouir de tous ces jeux de mots, encore faut-il accepter de lire la Bible avec humour, ce à quoi nous n’avons pas été forcément familiarisé face aux «Saintes Écritures». Et cela reste valable quand le texte biblique est rédigé en grec: par exem­ple Emmanuel est constitué de l’hébreu Immanou = avec nous et de El  = Dieu. C’est tout un programme que de savoir en ouvrant l’Évangile que Dieu est vraiment avec nous!

Un Dieu qui se laisse nommer

Mais alors, quand il s’agit de nommer Dieu? La tradition biblique nous alerte sur la difficulté théologique de nommer l’Innommable, Celui sur lequel nous n’avons pas prise, d’où ce commandement: «Tu ne pro­non­ceras pas le Nom.» Dieu a certes un nom… mais qui ne se prononce pas. Les rédacteurs des récits bibliques nous ont donc proposé un collectif, Elohim, un pluriel de dieux dans lequel chacun peut retrouver le sien. Cependant, pour que l’on ne se fourvoie pas dans des dédales théologiques, l’hébreu biblique accorde systématiquement au singulier le verbe dont Elohim est le sujet, ce qui donne en traduction littérale: « Et les dieux a dit…». Comment traduire cette merveilleuse subtilité gram­­ma­tico-théologique dans nos langues modernes?

Reste pourtant que quand l’Innommable voudra se rendre présent dans notre humanité, par ce que les théologiens appellent l’incarnation, il acceptera de recevoir un nom. Le texte de l’Évangile précise bien qu’en tant qu’homme, Dieu doit avoir un nom. Ce sera la responsabilité de Marie (chez Luc) ou de Joseph (chez Matthieu) de nommer cet enfant, présence et Parole de Dieu: Jésus (en traduction littérale de l’hébreu/araméen, langue que parlaient ses parents), c’est-à-dire «Dieu sauve». Quelle délicatesse de la part de Dieu! Quelle responsabilité pour l’être humain!

Et c’est encore le cas aujourd’hui, lorsqu’il nous est donné de nommer un enfant, un partenaire, une relation. Nous voilà à la place du Créateur à donner une identité, sans laquelle l’autre n’est qu’une chose et sombre vite dans le tohu-bohu initial. Là encore les exemples sont multiples qui nous permettraient de vérifier quelles barrières nous établissons -parfois pour des raisons nécessaires ou utiles- en enfermant l’autre dans un titre, une profession, une nationalité. Surtout quand il nous échappe. L’étranger ne tient-il pas son appellation de l’adjectif étrange? Combien de temps faudra-t-il pour que nous lui donnions le droit à une certaine proximité, pour que cet étranger devienne un pro­che / prochain et que nous le nommions par son nom?

Et me revoici à rêver en regardant le ciel et en cherchant le nom des étoi­les et des planètes. En plein émerveillement pour Celui qui a créé tout cela.  

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