Certes, on reconnaissait à la Bible un rôle de pionnière: elle aurait, avec les moyens d’une pensée et d’une écriture sémitiques, réputées imprécises, flottantes, lancé une sorte de première réflexion personnaliste. Mais c’étaient Athènes et Rome -pour dire rapidement les choses- qui auraient enfin précisé, développé, intellectualisé ces balbutiements orientaux. La réalité est différente, plus complexe, plus intéressante; elle bat en brèche cette certitude quelque peu infatuée du surplomb européen sur toute autre pensée. On est parfois tellement soucieux de trouver dans la Bible un mot dont le sens se rapprocherait de celui de notre mot personne, que l’on ne voit pas les multiples autres façons dont cette réalité y est abordée, approchée, évoquée.
Des mots, des itinéraires
Pour ce qui est de l’humain, plusieurs termes sont employés d’emblée. «Mâle et femelle [Dieu] les créa», dit-on dans la Genèse (Gn 1,27). Il est bien dommage que l’on traduise souvent cette expression par «homme et femme il les créa», parce que la suite du texte suggère un cheminement, un avènement peut-être. En effet, de mâle et femelle au premier chapitre, ces humains deviennent, dans un second récit, homme et femme. Quand Adam voit celle que le Seigneur lui amène, il s’écrie: «à celle-ci il sera dit femme (ichchah) parce que d’un homme (ich) elle fut prise, celle-ci» (Gn 2,23).[1] Dans la parole humaine, qui naît de la rencontre occasionnée par Dieu, apparaissent donc les termes «femme», puis «homme».
Juste avant -il ne faut pas l’oublier- Dieu avait évoqué le fait que l’adam ne doit pas rester seul. Et de conclure: «je vais faire pour lui une aide en face de lui» (Gn 2,18). «Aide» est donc le premier nom que reçoit, de Dieu lui-même, cette femme à venir. Ce mot est très important dans la Bible, parce qu’il est ensuite référé presque uniquement à Dieu. Celui qui est Aide par excellence est Dieu en personne! Une femme pour un homme a donc quelque chose à voir avec ce qu’est Dieu pour un homme -avec cette connivence, que l’on ne cerne pas encore bien, d’une femme avec Dieu.
Il me semble que certaines interprétations actuelles qui voient l’humain homme et femme dans le seul terme adam ne respectent pas tout à fait le tempo du texte. L’homme est tiré du sol dont il porte le nom (Adam), puis de sa chair prélevée et travaillée par Dieu surgit une femme. Des personnes se dessinent ici, dans leur disparité et leur unité, selon leurs origines liées et différentes. La désignation des gestes artisanaux de Dieu quand il crée les humains viennent encore renforcer ces différences: il «façonne» l’homme de la poussière tirée du sol, il bâtit la femme de la côte et de la chair prise à l’homme.
On peut dire de l’homme qu’il est premier, mais de qui? Une des réponses est: premier des animaux qui, tout comme lui, sont «façonnés» par Dieu «depuis le sol» (Gn 2,19). On peut aussi dire de la femme qu’elle est seconde… ou bien première… puisque c’est le premier être non plus façonné de la poussière terrestre, mais de la chair. Ce n’est d’ailleurs que quand elle apparaît que la chair, si caractéristique des humains, est mentionnée (Gn 2,21-24). Et le sens de cette chair oscille entre celui d’un «matériau» propre aux créatures ou d’un «lieu» mystérieux qui a des secrets à faire apparaître: «l’homme se collera à sa femme et tous deux deviendront une seule chair» (v. 24).
Cette union intime à laquelle ils sont promis, qui se manifestera, entre autres, par l’union sexuelle, reste mystérieuse. Le verbe dabaq, qui exprime le fait de «se coller à» un être, apparaît encore dans le Deutéronome pour désigner la relation des humains (hommes et femmes) avec Dieu: «tu te colleras au Seigneur » (Dt 10,20). C’est là l’origine d’un chemin mystique bien connu dans le judaïsme postérieur que l’on désigne par un nom formé sur la racine dabaq: la debeqout, l’attachement intime et intense à Dieu.
L’avènement de la personne
Ainsi les termes qui désignent les personnes humaines dans les premiers textes de la Genèse manifestent d’emblée un «devenir humain», en évoquant un cheminement pour ces êtres créés, toujours en interaction avec le Dieu créateur et accompagnateur.
Les textes bibliques qui suivent mettent eux aussi en œuvre des itinéraires. À travers des histoires particulières, au long desquelles les personnes vont apparaître dans leurs enracinements communs autant que dans la diversité de leurs parcours, tout un gisement de mots, d’expressions apparaît qui, sans définir «la personne» en concepts définitifs, en dessine pourtant les périmètres de sens.
Il est très intéressant de suivre dans la Bible les mille trajectoires que parcourent- ou ne parcourent pas- les femmes et les hommes appelés à entrer dans leur plénitude de personnes. Certains, en effet, restent en retrait de ce qu’ils pourraient devenir. Il en va ainsi de Saül qui, appelé à être le premier roi messie d’Israël (1 S 9-10), refuse très vite tout déploiement qui le conduirait dans l’intimité de Dieu, qui ferait de lui un rayonnement de la gloire divine. Saül ne voit dans son appel à la royauté qu’un moyen de détenir un pouvoir; mais, de son aveu même, «il craint son peuple» (1 S 15,24) et cherche à le contenter plutôt qu’à vivre avec Dieu une aventure de salut.
Près de lui grandit David, à qui Dieu confère, dans l’intimité, l’onction messianique (1 S 16,1-13). David prend au sérieux l’appel de Dieu. Alors qu’il est encore inconnu, il accepte de se confronter à Goliath, le héros de l’armée ennemie des Philistins, et il l’abat d’un coup de fronde, ressuscitant ainsi dans le cœur des guerriers d’Israël l’enthousiasme qui les avait désertés. Ces soldats, avec David, repoussent les ennemis et desserrent durablement leur étau.
Nous trouvons dans ce parcours de David l’«avènement» de la personne qu’il est appelé à devenir. Quand, tout jeune encore, David arrive au camp d’Israël qui fait face à l’armée philistine (1 S 17), il entre dans un monde de guerriers. Or tous ces hommes (le mot «hommes» revient obsessionnellement dans ce texte, même si les traductions n’en rendent pas souvent compte) ont peur des soldats de Philistie, de leur champion Goliath, et ils sont comme paralysés dans un attentisme angoissé. C’est le jeune David qui va prendre la situation en main et terrasser le géant philistin. Remarquons que, si les soldats d’Israël sont appelés «hommes» avec insistance, David, lui, est désigné par trois appellations quelque peu méprisantes: «le petit» (1 S 17,14: le mot est souvent traduit par «jeune»), «le gamin» (v. 33 et 55) et «l’adolescent» (v. 56). Or ce David, qui sait que «le Seigneur l’a toujours délivré» (v. 37), manifeste une vraie dimension d’homme -un homme avec Dieu. La personne de David est plus mûre, plus accomplie que ce que son aspect de jeunot laisse présager.
Sacrés, car avec Dieu
David cependant, consacré pour être le prochain roi messie d’Israël, coexiste de plus en plus difficilement avec Saül. Ce dernier cherche même à le tuer. David finit par prendre la fuite et tout un groupe d’hommes au ban de la société se joint à lui. Saül, avec sa puissante armée, décide de le poursuivre et de l’éliminer. Or, à deux reprises (1 S 24 et 26), David se trouve tout près de Saül sans que celui-ci le sache. Le jeune homme pourrait aisément tuer le roi, qui s’est fait son ennemi mortel, mais à chaque fois, comme il le répète à sept reprises dans ces chapitres, il décide de «ne pas porter la main sur le messie du Seigneur». C’est qu’entre ces deux chapitres, très beaux, très intenses, un autre épisode a pris place (1 S 25), lors duquel une femme fait entrer David, encore plus profondément, dans sa dimension personnelle.
En charge des hommes qui ont décidé de le suivre, David cherche continuellement comment les nourrir. Il protège ainsi avec les siens les bergers et les troupeaux d’un riche propriétaire du sud d’Israël, Nabal. Après la saison où l’on sort les troupeaux, David envoie dix de ses hommes chez Nabal pour lui demander de la nourriture comme salaire. Nabal refuse violemment. Les envoyés rapportent cette triste nouvelle à David, qui aussitôt ordonne à ses hommes de prendre les armes: ils tueront Nabal et tous les hommes de son domaine.
C’est alors que la femme de Nabal, Abigaïl, apprend ce qui se trame. Sans prévenir son mari violent et buté -un homme qui n’est pas entré dans sa dimension de personne!- Abigaïl charge de victuailles des ânes et part avec quelques serviteurs à la rencontre de David et de son peloton d’hommes en colère. Elle l’intercepte et, face contre terre devant lui, elle lui fait un petit cours sur ce qu’est un homme et un messie (1 S 25,23-31): quelqu’un qui ne se fait pas justice lui-même, quelqu’un qui attend que Dieu intervienne avant de tuer inconsidérément. Elle en appelle à son destin de futur roi et lui dit qu’il ne sera jamais pleinement l’homme qu’il est appelé à devenir s’il verse le sang par vengeance. Ce propos est le premier développement dans la Bible sur ce qu’est un messie. (On trouvera un écho des paroles d’Abigaïl dans les récits de passion des évangiles: les moqueurs autour de Jésus crucifié lui crieront de «se sauver lui-même» s’il est celui qu’il prétend être; évidemment Jésus, fils de David, n’en fera rien: c’est un autre, le Père, qui fera justice selon sa volonté à lui.)
Entre les deux chapitres racontant comment David a épargné le messie Saül, Abigaïl, femme inspirée, permet donc à David, qui accepte de l’écouter et de renoncer au crime, d’entrer davantage dans sa dimension de personne: une personne ne règle pas sa vie seule; ne pratique pas une vengeance (fût-ce à l’égard d’un être aussi grossier et jouisseur que Nabal) qui la maintiendrait d’autant plus dans la violence du monde; une personne sait qu’un Autre est là, qui accompagne et habite toute situation.
Abigaïl enseigne à David que ce renoncement à la vengeance personnelle ne s’applique pas seulement à l’égard de la personne du messie, mais aussi à toute personne, fût-ce à un être aussi grossier que Nabal. Elle montre à David que, comme c’est le cas pour le messie, toute personne est sacrée et qu’une violence inconsidérée détruit, davantage chez l’agresseur que chez la victime, ce qui est le plus profond dans l’être créé: l’appel à être une personne.
Philippe Lefebvre
Comment tuer Jésus
Abus, violences et emprises dans la Bible
Paris, Cerf 2021, 276 p.
Le titre de ce livre a choqué plus d’une personne. Il s’agit pourtant d’une citation des évangiles (Mc 14 et Mt 26), où il est dit que deux jours avant la Pâque, les prêtres se réunirent à Jérusalem pour savoir comment prendre Jésus par ruse et le tuer. Ce qui tue aujourd’hui Jésus, son enseignement et tous ceux qui, en lui, sont bafoués, c’est le «système ecclésial d’omerta» qui a conduit l’Église à ignorer les abus qui avaient lieu en son sein, dénonce l’auteur.
Engagé depuis une quinzaine d’années à faire la lumière sur certains de ces abus commis en France, le dominicain a été confronté à «un monde de souffrances cachées que l’on n’imagine pas», comme il en a témoigné à Genève, le 28 septembre dernier, lors d’une rencontre Un auteur, un livre. Et de confronter ce scandale à la lumière de l’Écriture.
«Le seul lieu où je peux vivre et me raccrocher, c’est la Parole de Dieu. (…) Toutes les grandes fonctions dans la Bible -prophète, prêtre, roi- sont mises en lumière dans l’abus possible sur lequel elles peuvent déboucher.» Ainsi un des thèmes essentiels qui traversent la Bible est la dénonciation de l’idolâtrie. Cela doit interpeller l’Église, où il existe des personnages qui ne sont jamais remis en cause et dont on estime que toute vérité vient d’eux. «Le viol, l’abus de conscience, de confiance sont des choses gravissimes: c’est la tentative d’effraction d’un être humain créé par Dieu, dans ce qui est pour saint Paul le sanctuaire de Dieu. L’abus sur une personne, c’est le meurtre du Christ réitéré.»
Pascal Gondrand
[1] La traduction est personnelle, inspirée par les Bibles qui ont cours.