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mardi, 11 avril 2017 09:21

Les sèves divines

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«Pensant que c’était le jardinier» (Jean 20,15).

Lorsque Marie, la première, rencontre le Seigneur ressuscité, elle voit en lui un jardinier. Est-ce une méprise ou au contraire la manifestation de son profond enracinement en l’être de Dieu, auquel, depuis le premier jour, le Créateur nous appelle et nous forme?

Dans le célèbre chapitre 20 de l’évangile selon saint Jean, Marie, la première, rencontre le Christ ressuscité seule à seul. Eplorée, elle a cherché en vain le Seigneur dont le corps ne se trouve plus dans le tombeau. Après diverses péripéties, elle est abordée par Jésus lui-même: «Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu?» Marie alors, «pensant que c’était le jardinier, lui dit: Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et moi j’irai le prendre» (Jn 20,14-15). On connaît la suite: Jésus se contente de l’appeler par son nom: «Marie» et elle, «s’étant retournée, lui dit en hébreu : Rabbouni, ce qui veut dire Maître» (Jn 20,16). J’aimerais m’arrêter sur cette énigmatique mention du jardinier.

Le verdict des universitaires
Le dernier en date des commentateurs en langue française de notre évangile, l’éminent Jean Zumstein, consacre étonnamment fort peu de phrases à ce mot de Marie. Lui qui décortique patiemment le texte verset par verset, en 750 pages, n’accorde à cette expression - «pensant que c’était le jardinier» - que deux ou trois lignes et une petite note. Il affirme en particulier que «la réplique de la disciple contient un élément grotesque»: demander au Seigneur lui-même où est le Seigneur apparaît comme un de ces malentendus dont on trouve d’autres exemples dans l’évangile de Jean. La note qui vient corroborer ses dires se fait l’écho du grand Rudolf Bultmann, qui parle en cet endroit de la «sottise» de Marie (ihre Torheit). Machisme universitaire ?
Pourtant Marie a immédiatement compris. Entendant prononcer son nom par celui qu’elle cherchait, elle lui répond aussitôt; puis, recevant sa mission de Jésus, elle va vers les disciples leur annoncer ce que la majorité d’entre eux aura bien du mal à comprendre: que le Père de Jésus est leur Père, et donc que la résurrection de leur «frère» les entraîne avec lui dans la Vie.
Comparée à la rencontre matinale avec Marie, la visite de Jésus à ses disciples, le soir du même jour, est très différente. Marie est au jardin, disponible pour toute rencontre; les disciples sont enfermés entre eux, dans une maison. Marie court, parle, répond; d’eux, on n’entend aucune parole. De plus l’un des disciples, Thomas, est absent. Bref, Marie semble bien davantage en état d’éveil que ne l’est le groupe des hommes. Elle est présente à l’heure et au lieu qu’il faut: ce jardin, au petit matin.
Pourquoi est-elle venue? L’évangile ne le dit pas. C’est souvent un bon signe dans la Bible quand la présence d’un personnage ne découle pas de bonnes raisons, bien... raisonnables. Qui a poussé Marie à être là, à ce moment et en ce lieu? Devinez ! On peut donc émettre l’hypothèse que ce qu’elle dit et fait est à prendre au sérieux.
Si elle parle de jardinier, elle se trompe... mais comme le font les mages qui cherchent le roi des Juifs à Jérusalem (Mt 2). C’est vrai que pour l’heure il se trouve à Bethléem, mais sa proclamation comme roi paradoxal aura bien lieu à Jérusalem (en particulier sur un écriteau officiel placé sur une certaine croix). Les mages font donc une espèce de faux pas dans le temps, qu’on appelle habituellement «prophétie». On peut trouver d’autres exemples dans la Bible d’«erreurs» analogues, qui nous centrent sur une vérité urgente et qui ouvrent l’espace et le temps.

Retour sur le commencement
Pour mieux comprendre la «méprise» de Marie de Magdala, il est bon de lire l’ensemble du chapitre où ce personnage apparaît. Une ambiance de commencement est d’emblée suggérée, qui rappelle le début de la Genèse. Nous sommes au premier jour de la semaine, et «il y avait encore des ténèbres». Cette phrase est souvent traduite de façon banale : «il faisait encore sombre», mais il faut garder la puissance des mots! Les ténèbres du début de la création affleurent ici, ces ténèbres dans lesquelles Dieu a fait surgir la lumière et institué ainsi le premier jour. On peut certes rétorquer que notre texte ne fait que donner un renseignement temporel, tout simplement: cela se passe très tôt le matin. Mais précisément la Bible procède de telle sorte qu’un matin ordinaire de début de semaine suffit, tout simplement, à nous relier au commencement du monde.
Et puis, nous nous trouvons dans un jardin: deux versets avant le début du chapitre 20, il est précisé que «dans le lieu où Jésus avait été crucifié il y avait un jardin et dans ce jardin un tombeau neuf où personne n’avait encore été déposé» (Jn 19,41). Le récit de la passion de Jean nous emmène d’ailleurs d’un premier jardin, «de l’autre côté du torrent du Cédron» (Jn 18,1), un endroit que les synoptiques appellent Gethsémani. Jésus s’y rendra avec ses disciples et c’est là qu’il sera arrêté, puis conduit en différents lieux, jusqu’au jardin où il sera finalement enseveli.
Or ce dernier jardin nous ramène, là encore, aux débuts de la Bible. Dès le chapitre 2 de la Genèse, on voit Dieu planter un jardin magnifique; il y installe l’homme, Adam, qu’il a façonné. Puis il plonge cet homme dans un sommeil étrange et l’opère: il lui retire une côte, qu’il «bâtit en femme». Il amène cette femme jusqu’à cet homme et ce dernier se met alors à parler, lançant pour la première fois dans la Bible les noms de femme, puis d’homme pour désigner désormais les humains sexués (Gn 2,21-23).
Dans notre chapitre de Jean, une mise en scène analogue se manifeste peu à peu: une femme dans un jardin est à la recherche d’un homme, qu’elle ne trouve pas d’abord; cet homme est mort. Mais bientôt, éveillé de son sommeil qu’on pensait définitif, il la rencontre et lui parle face à face. Cet homme, comme Adam, a été blessé au côté (Jn 19,34). En tout cela, Jean poursuit sa méditation sur le début de la Genèse qu’il a entamée dans le prologue («au commencement...» : en Jn 1,1 comme en Gn 1,1) et qu’il poursuit le long de son évangile (pensons aux noces de Cana (Jn 2) - la rencontre d’un homme et d’une femme - ou au Dieu jardinier (Jn 15) qui a planté une vigne étonnante).
La scène inaugurale d’un homme endormi, d’une femme qui vient vers lui et de Dieu qui les donne l’un à l’autre se retrouve ailleurs dans la Bible, à plusieurs reprises, avec toutes sortes de variantes. Par exemple celle de Jacob qui fuit la colère de son frère (Gn 28): s’endormant à Béthel, il voit une échelle chargée d’anges et entend le Seigneur qui lui parle et l’assure de sa présence protectrice; au réveil, il rejoint la maison de son oncle Laban et découvre Rachel, celle qui deviendra sa femme bien-aimée. Ou celle du début de l’évangile de Matthieu, où Joseph, dans son sommeil, entend un ange lui dire au nom de Dieu qu’il peut prendre Marie chez lui (Mt 1).
Notre scène johannique n’apparaît donc pas comme une vague allusion à la scène inaugurale de la Bible; elle s’y enracine manifestement et s’inscrit de surcroît dans le déploiement que cette scène fondamentale a connu, à travers les histoires humaines et leurs multiples paramètres. Or qu’est-ce qui est en jeu dans la rencontre - la toute première et les autres - que vivent un homme et une femme? Beaucoup de choses en vérité! Je n’en retiendrai que deux: l’acclimatation de Dieu à la chair et la question de la vie.

De père en fils
Si l’on relit le deuxième chapitre de la Genèse, on prend conscience d’un étrange agenda: Dieu façonna l’homme, puis il «planta un jardin en Eden, du côté de l’est, et il y mit l’homme qu’il avait façonné». Après quoi «il fit germer du sol toutes sortes d’arbres» (Gn 2,7-9). Pourquoi n’avoir pas d’abord créé le milieu de vie, pour y placer l’homme ensuite? Quand on sait les efforts, les soins et le temps que demandent l’agencement et la croissance d’un parc, on demeure perplexe.
La réponse est suggérée par le texte: le jardin s’élabore en présence de l’homme, qui s’initie aux gestes de Dieu qui boise et qui prend soin, et au terme d’une période non précisée il est dit que «le Seigneur Dieu prit l’homme et le déposa dans le jardin d’Eden pour le travailler et le garder» (Gn 2,15). Certes l’homme y a été «placé» d’emblée, mais ce n’est qu’après avoir longuement accompagné Dieu dans sa patiente œuvre horticole qu’il est passé de l’état d’apprenti à celui de maître. D’où la solennité de l’expression employée: «Dieu le prit et le fit reposer dans le jardin.»
C’est une sorte d’intronisation: après avoir fréquenté le Seigneur, après s’être accoutumé à son style et avoir incorporé ses gestes, l’homme peut poursuivre l’œuvre de Dieu. Il est devenu jardinier, successeur et collaborateur du jardinier divin. De même il a acquis une faculté que Dieu seul mettait en œuvre jusqu’ici: il nomme. Dieu lui amène, en effet, les animaux auxquels il donne un nom (Gn 2,19-20), de même que Dieu dans le premier chapitre il conférait un nom à chaque réalité qu’il créait. En voyant l’homme œuvrer, c’est Dieu qu’on voit en lui. Qui a vu Adam, a vu celui qui l’a créé, éduqué, formé.

La mort en ce jardin
Une fois au jardin, Adam reçoit l’ordre de manger de tous les arbres, à l’exception d’un seul, celui de la connaissance du bien et du mal, planté en son centre: «le jour où tu en mangeras, dit le Seigneur, de mort tu mourras» (Gn 2,17).
Il faudrait un long développement sur cette phrase cruciale, qui se comprend dans la dynamique du chapitre précédent. N’en disons qu’un mot. Dieu dit aux humains qu’il vient de créer: «Fructifiez et multipliez...» (Gn 1,28). Si les humains ont à porter du fruit, l’arbre de la connaissance incarne ce qu’ils sont appelés à devenir : des êtres enracinés qui porteront des fruits de connaissance. Ils sont, par l’arbre, renvoyés à leur propre intériorité de créatures et mis en demeure de découvrir peu à peu, en eux, les mille cheminements selon lesquels ils produiront eux aussi des fruits vivifiants.
Sur quel sol nourricier l’humain doit-il alors être planté pour parvenir à cette fécondité? Notre texte nous l’a déjà montré: fréquenter le Dieu proche, en reprendre les gestes, étrenner le pouvoir divin de nommer, s’émerveiller dans la rencontre nuptiale qui fera d’un homme et d’une femme l’image unifiée de Dieu. Autant d’actes qui enracinent l’humain dans ce riche terreau qu’est l’être de Dieu. Le véritable jardinier devient en quelque sorte les plantes qu’il cultive : inutile de voler le fruit de l’arbre puisque chacun peut porter du fruit en étant irrigué, innervé par la vie de Dieu. Le Christ le dit au cœur de l’évangile de Jean: «Je suis la vigne et vous êtes les sarments» (Jn 15,1ss).
On sait que le chapitre 3 de la Genèse, où le serpent susurre ses suggestions, manifeste la vieille tentation: croire que ce qui est désirable est hors de soi et que cela nous manque, alors que tout fruit excellent peut être produit par soi - un soi vivifié par les sèves divines. Le jardinier oublie là sa vocation. Or dans un monde où l’on se coupe de l’humus et des sucs de Dieu, on meurt de mort, comme Dieu l’a annoncé.

Une femme justifiée
En ce nouveau commencement du monde que la résurrection inaugure, Marie de Magdala prend Jésus pour le jardinier, dans ce jardin où elle cherche l’homme qu’elle a connu et aimé. Et ce faisant elle voit juste. Encore marquée par la mort, elle voit d’abord l’adam jardinier qui, peut-être, a pris le corps - ce fruit de vie; et puis, à l’appel de la voix aimée, elle reconnaît l’adam jardinier dont l’humanité manifeste les gestes, les mots, la vie de Dieu. Elle l’appelle alors rabbouni, parce qu’il donne des fruits de connaissance, et elle se trouve complètement justifiée: elle ne s’est pas méprise en voyant en lui un jardinier, elle a eu totalement raison de se trouver là. Elle partage avec lui le bonheur d’«être la chair de sa chair», comme Dieu l’annonça au commencement, dans le jardin.

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