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mardi, 01 mars 2016 15:02

Au fil des psaumes

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Si l’on cherche dans la Bible des racines aux congés payés, on trouvera bien plus : le repos y est une manière de vivre dans la création, même quand on travaille ou qu’on se débat dans les épreuves. C’est un terme théologique et militant : on se repose quand on vit dans l’intimité de Dieu et que Dieu vous met à l’abri des ennemis qui vous guettent.

Le psaume 104 de la Bible offre un grand moment de repos.[1] Il présente le point de vue d’un observateur qui embrasserait du regard le monde depuis le balcon de son hôtel. Pour évoquer la puissance et la magnificence de Dieu, ce touriste cosmique rappelle comment Dieu a déployé le ciel - « comme une toile » -, comment il a fondé la terre et la maintient stable.
Puis il fait passer devant nos yeux toute une série d’images, de scènes prises sur le vif dans ce vaste monde - des photos de vacances, pourrait-on dire : les torrents qui coulent entre les montagnes, les ânes sauvages qui s’y abreuvent, la cigogne qui a établi son nid dans un cyprès, les animaux qui sortent de leurs repaires à la nuit tombante...
Toute cette vie splendide et bigarrée, au milieu de laquelle l’humain se tient, procède de Dieu et partirait en poussière s’il en détournait son regard. Or ce panorama grandiose aboutit à un ver set choquant : « Que les pécheurs dis paraissent de la terre et que les méchants ne soient plus », avant de se terminer tout à fait par une bénédiction adressée au Seigneur et un appel à la louange (v. 35). L’invective contre les méchants semble si déplacée dans le contexte de ce psaume reposant que les textes liturgiques préfèrent l’enlever. Et pourtant ! Notre verset censuré fait ressortir au mieux ce qu’est le repos dans la Bible.

Contenir les méchants
Il y a repos quand le monde est proposé à la pure jouissance, à la joie intense, quand Dieu s’y manifeste et y propage sa vie. Par conséquent, il y a repos quand sont mis hors d’état de nuire ceux qui tentent de dévoyer ce flux vivifiant venu de Dieu. « Pas de repos pour les méchants » (Es 57,20-21) !
Les termes de pécheurs et de méchants, dont parle notre psaume, des vocables qui reviennent fort souvent dans le psautier, ne désignent pas spécialement les croyants qui seraient opposés aux incroyants, ou les étrangers mis en contraste avec les Israélites de souche. Les psalmistes désignent à plusieurs reprises par ces mots leurs familiers, ceux qui leur étaient unis par une vieille camaraderie et par la même foi (cf. Ps 41,10 et 55,13-15).
Méchant, pécheur sont des termes de discernement qu’on ne prononce qu’avec Dieu, sous son inspiration, en tremblant. Ils ne s’imposent donc pas d’emblée. L’ami de Dieu ose les employer une fois qu’il a longuement posé le regard sur le monde, qu’il a goûté ce qu’est le repos en Dieu au cœur de la magnifique création, puis que, sans qu’il sache vraiment pourquoi,[2] il se trouve en butte aux assauts de certains. Qui sont ces attaquants ? Ceux qui perturbent cette harmonie, qui ne l’acceptent pas, qui sont prêts à tout pour l’égratigner, la salir et si possible la détruire. Et qu’agressent-ils en priorité pour parvenir à leurs fins ? Ils s’en prennent aux autres, à l’humain que Dieu a créé « un peu moindre qu’un dieu, couronné de gloire et de magnificence » (Ps 8,6). Or se ruer sur le fleuron de la création, c’est porter la guerre au cœur même de l’œuvre de Dieu. Dès lors, il n’est plus de repos pour ceux que les méchants tourmentent. Même la nature s’étalant sous leurs yeux n’est plus un réconfort tant leur personne est affligée par les harcèlements, les maltraitances qu’ils subissent.

Se reposer ou s’imposer ?
La Bible ne nous parle pas de cas limites qui con cerneraient seulement des prédateurs humains de grande envergure, finalement assez rares. Elle ne procède pas non plus de la fameuse « exagération orientale », dont on la taxe parfois : elle verrait des méchants et des pécheurs partout, alors qu’il y en aurait très peu, comme chacun sait... Elle parle, pour notre utilité quotidienne, de ce combat qui agite notre humanité entre, d’une part, ceux qui aspirent à la rencontre avec leurs semblables, qui se réjouissent du monde et de sa splendeur, et ceux, d’autre part, qui ne connaissent qu’eux-mêmes, pour qui il n’y a pas d’autres. Dominer, manipuler, assujettir, contrôler, mesurer leur pouvoir, se comparer, telles sont leurs continuelles préoccupations.
On pourrait résumer la situation en parlant de l’habituel affrontement entre ceux qui désirent le repos, compris comme jouissance de Dieu et du monde habité qu’il a créé, et ceux qui, centrés sur eux-mêmes et sur leur caste, veulent imposer leurs jeux de pouvoir et d’avoir. La présentation circonstanciée, méditée et concrète de ce combat est un axe essentiel du psautier depuis le premier psaume.[3]
Tout ceci est-il manichéen ? Ne sommes- nous pas, après tout, tous méchants et justes alternativement ou en proportions équivalentes ? C’est là une grande question, à laquelle il n’est pas possible de répondre longuement ici, mais on peut du moins effleurer le su jet. La Bible met en lumière des manières très différentes d’être au monde.
Quand on accepte de recevoir sa vie, le monde, les autres - et cet Autre premier qui est Dieu -, on adopte un certain style, une tournure essentielle qui est incompatible avec l’existence jamais en repos des prédateurs et des tyrans. On peut remplir parfaitement ses devoirs d’état, passer pour une personne compétente et fiable, et être un prédateur patenté. Jésus dénonce à chaque page des évangiles des gens religieux de son époque, qui prient, paient la dîme au temple, observent tous les commandements de Dieu, mais qui sont pourtant « des loups rapaces déguisés en moutons » et « des tombeaux blanchis à la chaux, remplis de pourriture » (Mt 7,15 et 23,27).

Dans la main de Dieu
Les psaumes évoquent donc le repos en un sens profond, théologal : « Ne trouver le repos qu’en Dieu seul » (Ps 62,6). Le juste, qu’on peut aussi appeler le vivant,[4] éprouve la joie d’être au monde, de recevoir sa vie, de se laisser approcher par d’autres et d’en être émerveillé. Il constate aussi que ces expériences qui le comblent ne sont pas recherchées par certains, bien au contraire.
Ces derniers, que les psaumes appellent méchants ou impies, s’étonnent des justes qui semblent ouverts à d’autres dimensions, qui s’avancent dans l’existence les mains vides et qui sont pourtant comblés. Eux-mêmes ne sont pas prêts à vivre selon ce régime, à recevoir, à se laisser visiter par d’autres. Les vivants échappent à leurs lois draconiennes du dominant et du do - miné, à leur incessante soif de pouvoir. Alors, disent-ils, « que notre force soit la loi de la justice (...) tendons des pièges au juste, puisqu’il nous gêne et s’oppose à notre conduite (...). Sa vue même nous est à charge » (Sg 2,11-14). Le juste, subissant leurs assauts, se tourne vers Dieu pour lui demander la fin de ces maux et le retour du repos qu’il a connu. Or, dans l’épreuve qu’il subit, il fait l’expérience que le repos n’est pas absent. Même raillé et malmené, il continue à vivre cette réalité de la vie donnée : « Les âmes des justes sont dans la main de Dieu et nulle torture ne les atteindra » (Sg 3,1).
Le juste découvre qu’il n’est pas seul dans l’épreuve, qu’il la traverse, et que le repos demeure paradoxalement, comme un fil rouge qui ne se rompt pas. Bien plus, il comprend que les mal heurs qu’il subit sont ceux-là mêmes que Dieu endure. Les méchants, en s’attaquant au juste, s’attaquent par lui à Dieu : ils refusent le repos qu’il donne, le monde qu’il a créé. Comme le dit un psalmiste : « Les outrages de ceux qui t’outragent tombent sur moi » (Ps 69,10).
Ceux qui sont pris pour cible par les méchants sont donc d’une certaine manière identifiés à Dieu. Et comme c’est le cas pour Dieu, quels que soient les attaques et les tourments qu’ils en - durent, le fond de leur être reste stable, pacifié, en repos. Le psaume 116 laisse parler à la première personne un croyant qui témoigne : « J’ai eu la foi, [même] quand j’allais dire : “J’ai été extrêmement humilié”. »
Le verbe que nous traduisons par « avoir foi » évoque en hébreu l’idée de fermeté, de stabilisation : avoir foi en Dieu, c’est littéralement trouver en lui quelqu’un sur qui on peut se reposer. Juste avant, alors qu’il était confronté à des épreuves mortelles, le psalmiste a invoqué le Seigneur : « S’il te plaît, Seigneur, délivre mon âme » (l’âme, nèphèsh, désignant la personne toute entière ; v. 4). Et aussitôt il ajoute : « Retourne, mon âme, à ton repos, car le Seigneur t’a largement donné » (v. 7). Il dira un peu plus loin : « Je marcherai devant le Seigneur sur la terre des vivants » (v. 9). Au milieu des angoisses et des agressions meurtrières, notre témoin a pu retrouver le chemin du repos qu’il avait connu (il y retourne), il a pu reprendre pied sur une assise stable (le Seigneur sur qui il s’est reposé) et déployer librement l’être qu’il était déjà : un vivant devant Dieu.
Le célèbre psaume 23 présente le Seigneur comme un berger attentif : « Auprès des eaux du repos, il me conduira » (v. 2), avant d’ajouter : « il fera revenir mon âme » (v. 3) : l’idée prévaut toujours d’un retour vers ce repos déjà goûté dans la compagnie de Dieu. Le psalmiste retrouvera, sous la conduite de Dieu seul, la plénitude de son être, car cet être a été malmené : on apprend, en effet, au verset suivant, que ce psalmiste a été conduit jusqu’aux portes de la mort, que ses oppresseurs l’ont persécuté. Or il peut maintenant jouir de son repos en présence de Dieu, en faisant face à ses ennemis sans qu’ils puissent intenter quoi que ce soit contre lui.

Un temps, un lieu
Le psaume 92 est un moment de jubilation en Dieu : « Tu m’as mis en joie, Seigneur, par ton action. Je crie de joie devant les œuvres de tes mains » (v. 5). Et cette joie, une fois de plus, surgit en abondance quand le psalmiste voit le monde où les méchants ont failli dominer, un monde de fausseté (v. 8 et 10), incapable de comprendre l’œuvre de Dieu (v. 7). Ce bonheur qui s’ouvre main - tenant, cette exultation en présence de Dieu, bien loin des ennemis obtus, sont chantés « au jour du sabbat », comme l’indique le titre du psaume. Nous sommes installés par ce cantique en un jour du repos qui semble n’avoir pas de fin. Il faudrait évoquer bien d’autres psaumes et mettre en lumière tout un vocabulaire qui décline les différents repos bibliquement compris : le silence, qu’on trouve par exemple dans la merveilleuse formule du psaume 62,2 où Dieu est appelé « le silence de mon âme » ; la mise au large qui permet au juste de reprendre possession du monde d’où les méchants l’avaient exclu, au psaume 17,20 ; et d’autres ex pressions encore.
Il faut aussi dire quelques mots sur le terme hébreu traduit par repos, menuhah, de la racine nuh. Parmi différents emplois, menuhah est le nom que l’on donne traditionnellement au Temple. En 1 R 8,56, lors de la dédicace du Temple que Salomon vient de construire, le roi prononce dans sa bénédiction finale ces mots : « Béni soit YHWH qui a donné un repos (menuhah) à son peuple Israël, selon tout ce qu’il avait dit. » Le psaume 132 évoque en ces termes le Temple et la Ville sainte : « Lève-toi, Seigneur, viens à ton lieu de repos », puis, dans la bouche du Seigneur, en parlant de Sion et de son sanctuaire : « C’est mon lieu de repos à jamais ; j’y habiterai car je l’ai désirée » (v. 8 et 14). Le repos par excellence est donc d’habiter là où Dieu habite parmi les siens : « J’ai demandé au Seigneur une seule chose, et cette chose je la recherche ardemment : habiter tous les jours de ma vie dans la maison du Seigneur » (Ps 27,4).

[1] • Les traductions bibliques citées dans cet article sont inspirées de La nouvelle Bible Segond, 2002, et de Henri Meschonnic, Gloires. Traduction des psaumes, Paris, Desclée de Brouwer 2001, 558 p.
[2] • C’est tout le thème psalmique de « la haine sans raison ». Cf. les psaumes 35,7 ; 19 ; et 69,5, repris en Jean 15,25.
[3] • Pour une approche décisive de ces questions, cf. le livre de Viviane de Montalembert, Voir comme Dieu voit, Les Plans-sur-Bex, Parole et Silence 2003, 146 p. « Portement de croix » (détail), Jérôme Bosch, XVIe siècle
[4] • Dieu est régulièrement appelé le Vivant depuis Genèse 16,14 et ce nom est aussi appliqué à ceux qui vivent avec lui (Es 38,19...).

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