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mardi, 01 septembre 2020 09:56

Un signe venu de Dieu?

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Certains n’hésitent pas à voir dans la pandémie un signe de Dieu, venu nous avertir que nous allons trop loin. Mais qu’est-ce qui fait signe, qui le valide? Et signe de quoi et à qui? N’est-ce pas simplement un événement que l’on peut lire de manières différentes ou ne pas lire du tout? Et d’où survient le signe? Qui est son instigateur? Toutes ces questions sont posées ou apparaissent dans la Bible.

Philippe Lefebvre op est exégète et docteur ès lettres, professeur en Ancien Testament à l’Université de Fribourg. Il dirige la collection «Lectio divina» aux éditions du Cerf. Dernier ouvrage en date: Propos intempestifs de la Bible sur la famille (Paris, Cerf 2016, 192 p.).

En Matthieu (12,38), «des scribes et des pharisiens» demandent à Jésus de «donner un signe», comme cela arrive plusieurs fois dans les évangiles. Leur intervention suit l’étonnant épisode de la guérison par Jésus d’un homme aveugle et muet, qui désormais voit et parle. Ce miracle vient d’ailleurs à la suite de bien d’autres depuis le chapitre 8, après les premiers enseignements. C’est à ce Jésus qui ouvre les yeux des aveugles, qui apaise une tempête, qui guérit les malades et chasse les démons que ces notables viennent demander un signe! Il leur faut une preuve pour authentifier les nombreuses merveilles -des signes éclatants- que Jésus a faites. Si l’on continue selon cette même logique, il faudra aussi un signe pour valider le signe que Jésus pourrait donner, et ainsi de suite.

Jésus accède alors à la demande de ses interlocuteurs en évoquant le signe de Jonas à venir: «tout comme Jonas fut trois jours et trois nuits dans le ventre du grand poisson, de même le Fils de l’homme sera trois jours et trois nuits dans le cœur de la terre» (Mt 12,40). Mais ce signe est étrange, énigmatique, or l’énigme dans la Bible appelle ceux qui la reçoivent à entrer dans un questionnement plus profond, à se sentir concernés par ce qui les interroge, plutôt que de chercher des réponses extérieures à eux.

Le signe de Jonas

Jonas et la baleine, relief d’une porte de la basilique de l’Annonciation, Nazareth © Philippe Lissac/GodongLe signe de Jonas fait référence à un livret de l’Ancien Testament placé sous le nom de ce prophète. Le renvoi par Jésus à ce texte dense et intriguant éclaire quelque peu sa pensée concernant les signes. C’est comme s’il disait à ceux qui l’interrogent: «Vous cherchez à consommer du signe; moi je vous renvoie à une Parole qui vient de loin, qu’il faut entendre longuement, avec laquelle il vous faut discuter.»

Jonas, qui fut trois jours dans le ventre du poisson en pleine mer, annonce, dit Jésus, le triduum qu’il passera lui-même au cœur de la terre (Mt 12,39-40). Soit! Mais il n’en est pas encore là et personne ne peut donc vraiment comprendre ce qu’il veut dire. Et puis, ce Jonas, quel étrange personnage! Envoyé par Dieu à Ninive, la grande cité de l’est (en Irak aujourd’hui), il s’embarque pour traverser la Méditerranée… vers l’ouest. Jeté par-dessus bord et pris en charge par un «poisson-taxi» mandaté par Dieu, Jonas est remis sur la route qu’il devait emprunter. Puis, quand il voit que sa prédication à Ninive opère immédiatement la conversion des Ninivites, il se met en colère contre un Dieu trop compatissant à l’égard de ces étrangers…

Bref, Jonas renvoie sans doute à la mise au tombeau à venir de Jésus, mais il incarne aussi une attitude courante: la fuite loin de la mission à accomplir, l’exaspération devant sa propre mission quand elle marche trop bien et sauve des gens dont on se sent étrangers, mais aussi l’oubli des signes qui sont donnés. Jonas est resté trois jours dans la baleine, puis il doit parcourir en prêchant la ville de Ninive, si grande qu’il faut trois jours pour la traverser. Or, au bout d’une seule journée, la prédication commencée porte ses fruits. Tout le monde se convertit au Dieu qu’annonce Jonas.

Quand Jésus évoque les trois jours et le signe que Jonas peut devenir, il renvoie aussi à ce triduum qui n’a même pas eu le temps de se dérouler tant l’écoute et l’acquiescement des Ninivites furent rapides. Ils n’eurent besoin d’aucun signe particulier: la parole venue de Dieu toucha et transforma ces païens que les remous de l’histoire avaient souvent opposés à Israël.

Le «signe de Jonas» présente donc la réalité du signe d’une tout autre façon que celle revendiquée par les scribes et les pharisiens. Ces derniers s’arrogent le droit de réclamer un signe, signe qui doit à leurs yeux confirmer ou non la crédibilité de Jésus qui est venu semer le trouble dans leur petit monde. Bien au contraire, selon Jésus, le signe fait irruption pour changer le monde et il ne peut être prescrit ni imposé par des humains.

De Jonas à Pierre

Le signe de Jonas ressurgit bientôt dans le même évangile: pharisiens et sadducéens cette fois s’accordent pour demander à Jésus «un signe venu du ciel». Après des considérations météorologiques, Jésus les renvoie une fois de plus, sans autre discussion, au signe de Jonas (Mt 16,1-4).

Quelques versets plus loin, on assiste à la célèbre scène de la confession de Pierre. Jésus demande ce que les gens disent de lui, puis il interroge ses disciples. Pierre alors le reconnaît pour la première fois comme «le Christ, le Fils du Dieu vivant» (Mt 16,16). Jésus s’adresse en retour à Pierre, lui annonçant qu’il est la pierre sur laquelle il bâtira son Église, et il continue en expliquant ce qu’est un messie: un homme qui souffrira, mourra et s’éveillera le troisième jour (Mt 16,21). Pierre le prend alors immédiatement à partie et l’empêche d’aller son chemin vers Jérusalem où tout cela doit arriver. Jésus, on s’en souvient, remet vigoureusement Pierre à sa place: «Passe derrière moi, Satan», alors même que quelques minutes auparavant (Mt 16,17) il lui disait: «Heureux es-tu, Simon, fils de Jonas» (Bariona).

On peut entendre là un écho de notre Jonas et de son signe dont Jésus venait de parler: Simon, surnommé «Pierre», est aussi appelé «fils de Jonas», ce Jonas qui prenait un tout autre chemin que celui sur lequel Dieu l’envoyait. Notre Pierre qui voudrait empêcher Jésus d’aller à Jérusalem n’est-il pas dans la lignée de ce prophète récalcitrant qui détourne les voies du Seigneur? Au moment où Jésus honore Simon Pierre à qui le Père a révélé qui était Jésus, il le met devant un choix: Pierre sera-t-il un fils de Jonas en essayant d’éviter le chemin que Dieu ouvre ou bien sera-t-il fils de Jonas  en acceptant la mission du Christ, en plongeant avec lui, le temps d’un triduum, pour ressusciter avec lui?

Des rencontres avec Dieu

Ces textes évangéliques viennent dans la continuité d’une longue méditation biblique. Dès les premiers versets de la Bible, Dieu est présenté comme le grand donateur de signes. Au quatrième jour de la création, il s’apprête à créer les astres du ciel et en annonce la finalité: «Qu’ils servent de signes pour marquer les rencontres, les jours et les années» (Gn 1,14). Le mot signe (’ôt), qui reviendra souvent dans la Bible, apparaît ici pour la première fois. Le Soleil et la Lune, les étoiles aussi, signaleront donc les rencontres (mo’éd), un terme qui désigne les fêtes religieuses qui jalonnent l’année, depuis le shabbat hebdomadaire jusqu’aux festivités qui durent plusieurs jours - comme Pâques ou Pentecôte.

C’est là un sens fondamental du terme ’ôt dans toute l’Écriture: ce qui est essentiellement à signifier, c’est la rencontre avec Dieu. Lors de ces rencontres, Dieu parle, explique, reçoit aussi les prières, les offrandes, les demandes de son peuple. Ce qui est vrai pour le cours des astres, marquant les intangibles rendez-vous liturgiques, est vrai aussi en de multiples autres occasions où Dieu fait signe et invite à le trouver.

Quand Moïse, conduisant le troupeau de son beau-père, s’avance dans la montagne et voit un buisson qui brûle sans se consumer, il comprend vite qu’il s’agit là d’un signal de la présence d’un Dieu qui désire lui parler (Ex 3,1-6). Dans le livre de Judith, les chefs de la cité juive de Béthulie ont donné un ultimatum à Dieu: ils lui accordent cinq jours pour délivrer leur cité de l’armée d’Holopherne, général en chef du roi Nabuchodonosor. Or Judith, qui vit dans la solitude et le recueillement, entend cette nouvelle et elle fait venir les chefs de la cité. Pour cette femme, jusqu’ici humble et cachée, c’est une impiété que d’imposer à Dieu ce qu’il doit faire. La situation est certes critique -les Anciens de Béthulie ne sont pas loin de considérer que Dieu a abandonné leur ville- mais Judith y voit le signe paradoxal de la présence agissante de Dieu. Elle qui respecte scrupuleusement tous les sabbats, toutes les fêtes, jeûnant tous les jours non festifs (Jdt 8,5-6), elle connaît Dieu, elle sait quand il fait signe. Elle coïncide ainsi, comme elle le suggère, avec ses plans et ses desseins (Jdt 9,5-6) et elle a déjà trouvé comment, de manière extrêmement risquée, repousser l’ennemi et sauver sa cité. Judith semble lire l’histoire avant qu’elle ait eu lieu.

Moïse, Judith et bien d’autres vivent en reconnaissant les signes de Dieu, non pas comme des éléments exceptionnels et extérieurs à eux dont ils seraient les déchiffreurs patentés, mais comme les marques quotidiennes qui jalonnent l’intense relation qu’ils vivent avec Dieu. Dans la Genèse, les songes de Pharaon (les vaches grasses et les vaches maigres) apparaissent comme des signes venus du monde divin que personne en Égypte ne peut interpréter. Joseph, tiré de sa prison pour l’occasion, désigne le Dieu qu’il sert comme le seul interprète, mais il donne lui-même cette interprétation, comme s’il parlait la langue même de Dieu (Gn 41,16ss). Le texte a souligné auparavant que «le Seigneur était avec Joseph» (Gn 39,21); Pharaon le remarque à sa manière après avoir écouté ce décrypteur de signes: «Trouverons-nous un homme comme celui-ci en qui est l’Esprit de Dieu?» (Gn 41,38).

Heureux ceux qui voient

Est-ce dire que tout signe trouve son heureux exégète? Non, bien sûr. Les dix fléaux d’Égypte (Ex 7-12), tous plus signifiants les uns que les autres, laissent Pharaon et les siens dans leurs carapaces, jamais réceptifs à ce qui se dit dans cette succession de désastres. Le roi d’Égypte subit chacune de ces calamités, il demande grâce quand elle devient insupportable, puis, une fois qu’elle a pris fin, il reprend sa tyrannie comme si de rien n’était: «Le cœur de Pharaon s’alourdit et il ne renvoya pas Israël» (Ex 9,14). Ce qui est signe pour les uns -Moïse et son peuple, mais aussi certains Égyptiens: Ex 9,20-21- ne veut rien dire pour Pharaon.

Pour certains, attachés à leur pouvoir, au petit monde qu’ils se sont aménagés et qui semble tourner, rien ne signifiera jamais rien. Les seuls éléments qu’ils décryptent sont les possibles menaces contre leur pouvoir et contre l’ordre qu’ils ont institué - dans une famille, au travail ou dans les cadres d’un État. Pour d’autres, soucieux de la vie des autres, attentifs à ce qui se donne à vivre, tout pourra être signe, occasion de mieux comprendre la fragilité et la beauté de la vie et de percevoir aussi l’injustice du monde, de voir ceux qui sont «affamés et assoiffés de justice» (Mt 5,6), la violence du monde et les «faiseurs de paix» (Mt 5,9).

Tout ce qui témoigne de la précarité de notre «installation» en ce monde est un signe qu’on peut toujours rapporter à Dieu. Signe que nous ne possédons rien, que nous ne tenons rien, que les plus faibles incarnent la faiblesse commune de tous, cette bienheureuse fragilité qui fait vivre les plus grandes choses, comme notre père Abraham nous l’a enseigné: «Je suis un immigré, un hôte de passage» (Gn 23,4).

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