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mercredi, 12 août 2020 09:40

Nudité ou dévoilement

Cathédrale Notre Dame de Clermont, France, Vitrail de la chapelle de la Genèse, Adam et Eve au paradis © GODONG Julian KumarRépandue sur nos plages, revendiquée pour beaucoup comme un mode de vie, la nudité est-elle vraiment condamnée par les écritures? «La nudité, dans notre culture, est inséparable d’une signature théologique», écrit le philosophe italien Giorgio Agamben. Les saints textes condamnent-ils pour autant la nudité? «Il est important de ne pas laisser la pudeur être kidnappée par le fondamentalisme», affirme le rabbin Delphine Horvilleur. La légende fondatrice d’Adam et Ève n’est pas aussi simple que ce que l’imagerie populaire en a retenu: un homme et une femme, créés par Dieu à son image, vivent dans l’innocence au paradis.

Ève se laisse tenter par un serpent, qui lui fait goûter le fruit de l’arbre de la connaissance, ce que Dieu a fermement défendu, puis en donne à l’homme. Les deux s’aperçoivent qu’ils sont nus, se vêtent, et sont chassés du paradis par Dieu furieux.

La nudité à travers Adam et Ève

Première objection apportée par les théologiens à cette belle histoire: Adam et Ève n’étaient pas nus, mais revêtus d’un habit de grâce, habit de grâce devenant «habit de lumière» dans le Zohar (œuvre maîtresse de la Kabbale, rédigée en araméen, IIe siècle). C’est la vision de saint Augustin dans La cité de Dieu: Adam et Ève ont un corps animal, revêtu par la grâce qui l’isole de la mort, de la maladie et de la libido. Le péché, en les rendant totalement nus, les prive de cet habit qu’ils remplacent hâtivement par des vêtements de peau. La nudité, purement négative, est perçue comme cet instant d’après l’«ouverture des yeux», comme l’écrit le théologien Erik Peterson. L’homme qui, même sans vêtements, était vêtu, par la grâce de Dieu, ne l'est plus.

Ceci voudrait dire que l’homme aurait été créé nu avant d’être recouvert de cette grâce divine que le péché lui fait perdre. La nudité devint donc, écrit Agamben, «le problème de la nature humaine dans sa relation avec la grâce». Elle a été révélée par le mal, mais pas introduite par lui. Du coup, l’imbrication de la nudité dans ce nœud théologique fait d’elle «non un état mais un événement». Événement qui garde à la fois un côté dérangeant et un côté frustrant: car, si l’on cherche à travers la nudité le reflet de la grâce absente, le regard est inopérant et même l’exhibition la plus complète sera impuissante à le satisfaire.

La nudité, source de honte 

Adam et Eve chassés du Paradis, Illustration la Bible, 18e siècle, France © GODONG, Fred de NoyelleDans la tradition chrétienne, cette vision précédant la découverte de la nudité était celle de l’innocence, celle d’avant la sexualité. Le corps sexué devient objet de honte. On sait ce qui en découla: une misogynie regrettable, et une vision du sexe et de la nudité purement négatifs. Dans le judaïsme, cette découverte de la nudité fait suite à l’ingestion du fruit de l'arbre de la connaissance, donc à une modification de la perception qu'a l’homme du monde. Elle n’est pas liée à une découverte de la sexualité qui serait fautive, puisque l’homme et la femme se sont déjà connus. «L’homme devient une seule chair avec sa femme», dit l'Ancien testament. Il y a donc eu acte sexuel avant la nudité. Et Dieu donne à l’homme qu’il cache des «tuniques de peau». Qu’est-ce que cela veut dire? Pour Philon d’Alexandrie, cette tunique est en fait la peau de l'homme. La nudité décrite dans le jardin d’Éden n’était pas absence d’habits mais absence de peau. L’homme, en quittant le paradis, se recouvre de ce qui va désormais l’identifier et marquer sa séparation d’avec le monde qui l’entoure. C’est la fin d’un état originel de symbiose et de transparence. Maintenant l’homme est couvert, donc visible. Il lui faut affronter le regard de l’autre.

Si l’on ajoute à cette interprétation l’idée que Dieu créa en même temps le masculin et le féminin, idée fortement affirmée dans la Bible, le passage de la nudité paradisiaque au vêtement est aussi la découverte que deux êtres distincts sont sortis de cet être originel, et que ces deux êtres sont désormais séparés par une peau.

Le sentiment qu'éprouvent Adam et Ève en se retrouvant ainsi conscients de leur nudité est la honte, honte qui ne se dissipait chez les chrétiens des deux premiers siècles que pour le baptême collectif où le baptisé et le catéchumène étaient nus. Le terme est important. Il ne s’agit pas de culpabilité, laquelle est un rapport entre soi-même et ses actes, mais bien de honte. Et la honte ne dépend que de l’autre. C'est le sentiment d’être placé sous le regard de l'autre, la différence entre l’image de soi et celle qui se reflète dans un œil extérieur. Mais le terme hébreu bousha, qui désigne cette honte, désigne aussi le manque de l'autre. Ce sentiment nouveau qu’éprouve l’humanité chassée de l’Éden, et qui naît en même temps qu’il éprouve le besoin de se recouvrir de quelque chose qui le sépare de l'autre et l’expose à son regard, c’est ce manque de l'autre. Sentiment négatif? Pas forcément, non, car c’est lui qui permet la rencontre. Et vêtement ou peau, cette nouvelle enveloppe retarde cette rencontre, met un obstacle au regard trop cru, permet l'acceptation et la découverte. Sortir du paradis, c’est se séparer de l'autre mais c’est aussi (surtout?) s’offrir la possibilité de le rencontrer. C’est à la fois la reconnaissance de l’autre et la nécessité de créer avec lui des frontières qui protègeront chacun.

De la pudeur au rien à cacher 

Dans En tenue d’Ève, Delphine Horvilleur donne une belle définition de la pudeur, qu’elle oppose à une société avide de monstration, une civilisation du «rien à cacher»: «La pudeur ne peut consister en un voilement obsessionnel du corps de l'autre. Il s’agit plutôt d’accepter qu’aucun être ne soit totalement visible dans sa nudité. Aucun être n’a fini de se dévoiler. Quelque chose en lui nous échappe toujours, car il n’est réductible ni au désir qu’il suscite en nous, ni aux images qu’un texte sacré en véhicule.» La nudité devient alors l’un des éléments d’une société où, si la religion défend la pudeur, la société civile incarne la transparence absolue. Des émissions de téléréalité où les gens se mettent à nu au triomphe de la presse people, de l’affaire WikiLeaks à la publication de patrimoine des ministres, la transparence s’impose partout. On nous dit que tout ce qui est caché est immoral et reprochable.

Que peut-on alors montrer? Le visage.

Le visage reste le grand gagnant de notre conception occidentale de la nudité. Car lui n’est jamais couvert.

Il nous raconte, marque les traces du temps, et est la partie la plus expressive d’un corps qui, à l'inverse de celui de beaucoup d’animaux, ne présente naturellement aucun signe distinctif très fort, à l'inverse des points sur les ailes des coccinelles, des tâches sur le dos du léopard ou des flamboiements de couleurs qui couvrent les ailes des papillons. Écoutons ce qu’en dit Gilles Deleuze dans son Abécédaire, en parlant du cinéma: «Alors ce serait ça le gros plan? Faire apparaître la nudité du visage. On s’aperçoit que la nudité du visage, elle est plus grande, elle est plus intense, elle est plus forte que la nudité de tout corps possible. Ce qui a vraiment à être nu chez nous… c’est le visage. Les corps: rien du tout. La nudité des corps, c’est pas grave, je veux dire les corps tous nus, ils abandonnent rien d’eux-mêmes finalement -c’est pour ça que les naturistes, c’est une aventure facile, je crois- mais les visages tout nus, eux ils abandonnent tout d’eux-mêmes, ils abandonnent l’apparence. Les corps tout nus au contraire, ils sont en quête de l’apparence, les corps tout nus, ils ne cessent de crier une apparence de plus! Mais les visages tout nus, c’est notre vraie nudité.» 

Les naturistes revendiquent une désexualisation de la nudité, quand au contraire les religions, en le voilant, reconnaissent l’omniprésence de l’éros. «Apprendre à un petit bébé à s’habiller, c’est l’inscrire dans une société de l’éros où l’autre est désirable car peu accessible», poursuit Delphine Horvilleur. Le vêtement c’est une culture de la rencontre érotique au sens large. La pudeur est un manque à voir et cette culture du manque est à l’origine du désir. Il faut revendiquer la pudeur au nom de l’éros. La pudeur sert à raconter l’autre, pas l’inverse. Cet autre qui même dans l'acte sexuel nous échappe car la fusion est impossible. Ne serait-ce pas d’ailleurs cela la faute originelle? La consommation du fruit n’est-elle pas finalement que l'illusion que l’on peut ne faire qu’un avec l’autre? Cette faute devient ensuite une chance énorme car elle permet le dialogue, puisque la fusion n’est plus. La porosité n’est pas totale, et c’est pour cela qu’il y a échange. S’il y a fusion, je ne parle finalement qu’avec moi-même, et il y a monologue. Le nudiste, qui montre tout et ne laisse rien qu’on ne voit pas, ne court-il pas aussi après l’utopie d’une société sans éros?

1 L’abécédaire de Gilles Deleuze, film de Pierre-André Boutang, 1988

 

couvrez ce sein H. ProlongeauHubert Prolongeau
«Couvrez ce sein». La nudité dans tous ses états
Paris, Robert Laffont 2017, 128 p.

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