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mardi, 15 décembre 2020 15:58

Le souvenir, terreau de la foi

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Sculptures du portail nord de la cathédrale Notre-Dame de Chartres. Melchisédek, Abraham, Moïse, Aaron et Samuel ou le roi David © Philippe Lissac / GODONGComme ne cesse de nous le rappeler la Bible, faire mémoire est une démarche de foi primordiale, éloignée de tout esprit passéiste. Le but est de rendre présent le passé, de façon à aider le croyant à investir son aujourd’hui et à se tourner vers l’avenir. Célébration et action vont ainsi de pair pour le judaïsme et le christianisme.

Le jésuite Jean-Bernard Livio anime les Vendredis bibliques à la Paroisse de Saint-Amédée (Lausanne) et au Domaine Notre-Dame de la Route de Villars-sur-Glâne, ainsi que les Jeudis de l’histoire de l’Église: voir les dates de ses conférences-rencontres sur www.jesuites.ch.

«Garde-toi d’oublier.» Cette recommandation du Deutéronome (8,11) traverse la Bible et, plus largement, toute la tradition judéo-chrétienne. Elle se présente tour à tour comme un conseil, une source de bienfaits, un avertissement ou une façon de vivre. Mais elle est toujours placée sous le signe d’une mémoire vivante, de la vie donnée par Dieu. Ainsi la mémoire joue un rôle important dans l’histoire de l’Alliance entre Dieu et Israël. Comme le mentionne la prière du Sh’ma Israël, considérée comme la profession de foi du judaïsme, il s’agit d’aimer le Dieu Un, de tout son cœur, de tout son esprit et de tout son être, et de se souvenir que c’est lui qui libère de tout esclavage, comme il a jadis libéré les Hébreux du pays d’Égypte.

Une foi liée à la mémoire

Dans l’Ancien Testament, la mémoire suit deux mouvements et le recours à l’hébreu est éclairant sur ce point. Le verbe zakar, omniprésent dans la Bible (plus de 200 récurrences), désigne à la fois la mémoire de l’homme pour Dieu et la mémoire de Dieu pour l’homme, comme les deux faces d’une même pièce de monnaie qui se tiennent et s’appellent mutuellement. Car le Dieu de la Bible est un Dieu qui se souvient des hommes. Comment en serait-il autrement, puisque, dès le récit de la création, il est confessé que «Dieu créa l’être humain à son image et à sa ressemblance»? Il est ce Dieu compatissant qui a vu la misère de son peuple en Égypte (Ex 3,7), ce Dieu fidèle qui «n’oublie pas l’alliance qu’il a conclue par serment avec nos pères» (Dt 4,31). Adossé à cette foi, le croyant peut alors prier et invoquer Dieu dans la confiance: «Seigneur, souviens-toi de ta tendresse et de ton amour que tu as montré depuis toujours» (Ps 25,6).

Ce verbe zakar est difficile à traduire, car il signifie tour à tour: se souvenir, rappeler, mentionner, avec un regard vers hier, mais aussi invoquer, conserver, faire mémoire, ce qui demande un engagement aujourd’hui et demain. Ainsi le peuple de la Bible est le premier de l’Histoire à avoir bâti sa relation avec son Dieu sur un souvenir sans cesse actualisé. Où qu’il erre, où qu’il vive, esclave ou maître, nomade ou sédentaire, Israël a toujours conservé la mémoire du Dieu de ses pères.

Or cette mémoire ne se retourne vers le passé que pour inviter Dieu dans le présent et pour prolonger notre histoire commune. L’évènement passé par excellence, c’est l’institution de la fête de la Pâque, tout à la fois regard vers la libération du pays d’Égypte et projet d’une installation future dans une terre promise. Lorsque la fête s’institue, une année après l’événement libérateur, elle précise que le chemin n’est pas encore parcouru, que le peuple se trouve encore en route, et qu’il lui faut faire revivre le souvenir de la relation instituée par Dieu sur la montagne, afin de renouveler cette alliance, de la renforcer, pour aujourd’hui et pour demain.

Rappeler les «bienfaits» de Dieu, ses «merveilles», c’est donc nécessairement les célébrer chaque jour et plus spécialement chaque fin de semaine dans la célébration du sabbat, qui exprime le souvenir d’une alliance qui est reçue, gardée, puis transmise aux nouvelles générations.

Quant à Dieu, pour lui le «souvenir» va de pair avec l’annonce du salut. Quand Dieu se souvient, il ouvre le salut pour l’homme, il lui offre cette ouverture de son présent sur un à venir. À l’être humain alors de faire mémoire -ce qui est une action et pas seulement un sentiment- afin d’enraciner cette action dans ce qui lui a été donné de vivre des bienfaits de Dieu. Tout passéisme est donc exclu: pas de nostalgie de ce qui fut, positif ou négatif! Car pour l’homo biblicus, il n’est pas de retour en arrière possible. L’épisode de Sodome en est une jolie admonition mythique qui ne manque pas de sel! En se retournant sur ce qu’elle vient de quitter, la femme de Loth -on pourrait dire l’âme humaine- est figée en statue de sel (Gn 19,26).[1]

Le sens de la filiation

Les premiers écrits chrétiens ont trouvé dans cette mémoire juive un héritage à exploiter. Dans cette filiation se cache l’un des faits les plus originaux de l’histoire des religions: ce qui sera plus tard appelé l’Ancien Testament constitue la «mémoire collective» des apôtres et de l’Église primitive. C’est en se greffant sur cette mémoire que les apôtres vont découvrir le Christ Sauveur, le Messie annoncé par les Écritures, en Jésus de Nazareth.

Le lecteur occidental moderne, qui s’est éloigné des coutumes arabes et moyen-orientales, en est souvent surpris. Pourquoi tant de référence aux ancêtres, tant de déclinaisons généalogiques? À chaque fois qu’un personnage est évoqué, que ce soit un patriarche, un roi, un prophète ou une femme jouant un rôle important dans l’histoire du peuple, il semble nécessaire au rédacteur biblique d’en préciser l’ascendance. Même s’il est conscient qu’il en invente une bonne partie! Ainsi, pour clore son petit conte familial, l’auteur du livre de Ruth propose-t-il une lignée (Rt 4,18). Mais visiblement il ne cherche pas à dresser un arbre généalogique au sens moderne du terme, pas plus d’ailleurs que Matthieu, qui ouvre son évangile par une liste des «origines de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham…». Son idée est d’amener le lecteur vers le but annoncé: le fils de David, Jésus «celui qui est appelé Christ».

Cette importance de la filiation se retrouve dans le 4e commandement, «Honore ton père et ta mère…».[2] Ce commandement est là pour nous rappeler que la vie ne vient pas de nous, que nous l’avons reçue, que le monde n’a pas commencé avec nous, que nous venons d’une lignée, d’un clan, d’une famille, d’une tradition, d’une culture. En poursuivant la lecture du commandement, nous en découvrons d’ailleurs l’intention fondamentale: «…afin que tes jours se prolongent et que tu sois heureux sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu» (Dt 5,6), autrement dit que nous léguions à notre descendance l’usufruit de l’héritage reçu. Le texte biblique invite donc à ne pas nous prendre pour l’origine et la fin de tout, à ne pas renier ce qui nous précède et à aller de l’avant. Le chrétien ne devra jamais l’oublier, lui qui est comme greffé sur le judaïsme par l’héritage reçu, ce qui permettra d’ailleurs à Paul, puis aux écrits chrétiens de parler de «testament».

Les oublis de l’homme

Mais c’est précisément là le drame. Alors que Dieu n’oublie jamais, ni sa Parole ni son Alliance, l’homme, lui, oublie, voire se révolte, et cela malgré les mises en garde du Deutéronome 4,9: «Garde-toi d’oublier les choses que tu as vues.» Il est expressément fait allusion dans ce livre à tout ce que l’on doit à ce Dieu qui nous a libérés: «Souviens-toi, n’oublie pas que tu as irrité le Seigneur ton Dieu dans le désert par tes révoltes successives, alors qu’il t’avait fait sortir du pays d’Égypte.» Les prophètes, le psalmiste, les pères de l’Église mettront des mots au cours des siècles sur les temps et les événements de ces révoltes. Jusqu’au pape François dans sa dernière encyclique Fratelli tutti. Mais toujours dans la logique de l’Amour, ces rappels se feront dans l’espoir d’un retour, d’une conversion de l’homme. Qu’il se remette dans un état de réceptivité où Dieu peut le ressusciter!

C’est là tout le paradoxe: la sortie de l’esclavage (en Égypte), la Pâque passée est encore à venir. Si le peuple est appelé à se souvenir de ce que YHWH a fait pour lui, c’est pour prendre conscience de la fidélité de Dieu. Même si le moment présent semble la contredire, il faut se projeter dans l’avenir où se réaliseront enfin pleinement les promesses déjà partiellement réalisées. Il s’agit de relire le passé pour comprendre. Pour entendre aussi qu’au-delà de nos propres gémissements et révoltes, c’est Dieu qui souffre: «Ô mon peuple, que t’ai-je fait?», selon les belles paroles des impropères (prières de reproches chantées) du Vendredi saint, construites à l’instar de Michée (6,3), du second Isaïe (42,2-23), de Jérémie (2,5), du psaume 50 et de tant d’autres qui réclament que Dieu soit entendu et que l’homme se positionne: «Réponds-moi!»

La fidélité de Dieu et sa déception permettent à la conscience de l’homme d’ouvrir «ces temps nouveaux». Cette relecture du passé caractérise les écrits au retour de l’Exil, cette littérature que l’on appelle précisément deutéronomiste. On y décèle une conversion profonde : du souvenir passé naît un futur que l’on attend, la mémoire débouche sur la certitude d’une réalisation dans l’avenir. Pour cela il faut inventer une façon nouvelle de dire l’espoir malgré toute désespérance, de dire la foi quand tout semble perdu: ce sera le langage apocalyptique, non pas au sens moderne de «catastrophique», mais au sens premier de «dévoilement». Ce que l’on découvre était sous nos yeux même si l'on ne savait pas ou que l’on ne voulait pas le comprendre. «Que celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende ce que lui dit l’Esprit», répèteront tour à tour Ezéchiel (40-48), Zacharie, Daniel, le 4e évangile, le livre de l’Apocalypse…

L’itinéraire de la foi chrétienne

La mémoire apparaît ainsi comme un passage obligé. Au lendemain de la mort de Jésus, les disciples du Christ n’ont pas d’autre moyen d’accéder à la nouveauté radicale de la résurrection que de passer par un chemin de mémoire. Un itinéraire qui parcourt les Écritures juives, mais aussi le souvenir des gestes de Jésus et de son enseignement.

Quand le Seigneur est là, avec nous (Emmanuel), la mémoire coïncide avec le présent, et c’est l’accomplissement. Le souvenir des promesses et de l’Alliance passe à l’acte dans l’évènement Jésus-Christ qui récapitule tout: le retour de l’homme et le pardon de Dieu. Puisque Dieu, qui se souvient de l’homme, est dans le Christ, alors l’homme n’a plus à chercher Dieu dans le passé. Car Jésus-Christ est l’homme définitivement présent à Die … et, tout à la fois, il est Dieu définitivement présent à l’homme.

La foi chrétienne demeure donc inaccessible en dehors du souvenir réactualisé de l’enseignement de Jésus et des prophètes avant lui. C’est ce que, au matin de Pâques dans l’évangile de Luc, les «deux hommes en blanc» font comprendre aux femmes qui s’interrogent devant le tombeau vide: «Rappelez-vous comment il vous a parlé quand il était encore en Galilée; il disait: ‹il faut que le Fils de l’homme soit livré aux mains des hommes pécheurs, qu’il soit crucifié, et que le troisième jour il ressuscite.› Alors, elles se rappelèrent ses paroles» (Lc 24,6-8). C’est aussi par un long cheminement, en «commençant par Moïse et parcourant tous les prophètes», que les disciples d’Emmaüs progressent vers la reconnaissance du Christ ressuscité (Lc 24,13-35).

La clé de cette mémoire

Pour les chrétiens, cette créativité de la mémoire se vit grâce à l’Esprit saint. «Le Paraclet, l’Esprit saint que le Père vous enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous fera vous ressouvenir de tout ce que je vous ai dit», annonce le Christ dans l’évangile de Jean (14,26). Ce passage fonctionne comme une clé de la mémoire chrétienne, à la fois fidèle et créatrice dans son rapport à l’enseignement du maître. La veille de sa Passion, au cours du dernier repas qu’il prit avec ses disciples, le Christ n’a-t-il pas dit: «Faites ceci en mémoire de moi» (1 Co 11,24-25)? En célébrant l’eucharistie, l’Église fait mémoire du Christ, de son incarnation, de sa mort, de sa résurrection et de son ascension au ciel. Le mot mémoire fut suspecté au concile de Trente, qui lui préféra celui de sacrifice, les pères du Concile voulant éviter que l’eucharistie se transforme en représentation (comme au théâtre) d’un événement unique et passé. Depuis le concile Vatican II, l’expression faire mémoire est revenue sur le devant de la scène, au sens de rendre présent par un mémorial.

Cette compréhension de l’eucharistie comme acte de mémoire permet de renouer avec les sources bibliques. Car si la mémoire n’est plus un simple conservatisme du passé, la liturgie qui l’exprime ne peut être une simple répétition des faits et gestes du Christ. «En mémoire de lui, depuis deux millénaires, la foi chrétienne rassemble un peuple innombrable. Pour se complaire dans la nostalgie? Jamais», écrivait en 1995 le jésuite genevois Albert Longchamp,[3] rappelant qu’eucharistie veut dire action de grâce. «La mémoire est action. Le mémorial ne répète pas un passé révolu: il actualise une histoire. Qui devient fondatrice d’une nouvelle réalité.»

Le temps de l'action

Car les temps ne sont pas encore accomplis. Dieu certes est présent dans une Alliance nouvelle et éternelle, mais l’homme reste souvent absent à son Dieu; il a donc besoin de se souvenir, de faire eucharistie. Cette parole, «Faites ceci en mémoire de moi», ordonnée à l’action, à la vie, nous engage autant sur le plan liturgique que social. «Ceci» n’étant pas seulement une répétition du rite du partage du pain et du vin à la table eucharistique, mais aussi, dans le commentaire qu’en fait le 4e évangile, le prolongement du geste du lavement des pieds à la Cène dans notre agir social et caritatif.

N’est-ce pas ce que Jésus lui-même enseignait à ses disciples et dont l’évangéliste Luc se fait l’écho: «Quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le royaume de Dieu»? Nous voilà prévenus ! Il ne s’agit pas tant de réciter des formules anciennes, fût-ce des prières bibliques, il faut inventer la Parole de tout son cœur, de toute son âme, de tout son esprit, de tout son corps, dans cette conviction -qui est don de l’Esprit et réponse de l’Homme- que Dieu est présent parmi nous.

 [1] Je suis reconnaissant à un ami psychanalyste de m’avoir fait remarquer que les larmes de peine ou de désespoir ont un goût amer, un goût de sel, à la différence des larmes de joie.
[2] Marie Balmary relève avec pertinence que le verbe hébreu ici employé doit se traduire par honorer et non pas aimer, ce qui permet de penser que le commandement autorise les enfants à prendre une distance parfois nécessaire à l’invention de leur propre vie. Cf. Marie Balmary, Le sacrifice interdit, Freud et la Bible, Paris, Grasset 1986, 294 p.
[3] Jacques Sommet et Albert Longchamp, L’Acte de mémoire, 50 ans après la déportation, Paris, L’Atelier 1995, 96 p.

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