En 1946, le territoire épiscopal de Jaen, aux frontières du Pérou, était confié par le Saint-Siège à la Compagnie de Jésus pour y annoncer la Bonne Nouvelle. A l’époque, comme aujourd’hui, y vivaient les populations autochtones awajuns et wampis (à l’est), ainsi que des colons venus des Andes, petits paysans en quête de terre, défrichant la forêt primaire.
Aujourd’hui, on n’y voyage plus à dos de mulet ; la région est désenclavée grâce aux infrastructures modernes : routes, ponts, télécommunications. Les facilités de transports ont apporté une relative prospérité aux paysans, qui cultivent cacao et café, produisant en altitude un des meilleurs cafés au monde pour les gourmets européens ou étatsuniens. Cependant, malgré l’intégration de la région au reste du pays, les institutions régionales et celles de l’Etat, affaiblies par une corruption rampante, sont déficientes et ne parviennent pas à empêcher les trafics illégaux de drogue, de métaux, mais aussi et surtout de bois.
Dans ce contexte, l’institution ecclésiale fait figure d’exception : elle jouit à Jaen, comme dans le reste de l’Amérique latine, d’un extraordinaire prestige. Au-delà des projets traditionnels dans l’éducation, la formation, la santé et l’assistance aux plus démunis, l’Eglise joue de multiples autres rôles, tel que celui d’agence d’information ou de développement. Et souvent, elle représente l’ultime recours contre les abus et l’injustice. Les religieux et les prêtres diocésains sont fréquemment sollicités face à l’impuissance des pouvoirs publics dans des conflits qui peuvent aller de l’augmentation du prix du transport aux menaces de contamination environnementale.[2]
Un média majeur
Un des principaux moyens d’action de l’Eglise est Radio Marañón, qui fête en 2016 ses 40 ans d’existence. Malgré l’évolution des communications, elle garde sa prééminence de première radio au niveau régional. Elle a su se réinventer, tout en maintenant ses objectifs et sa mystique.
Avant que les téléphones portables ne deviennent d’usage courant, la radio était le seul moyen de communication au sein des familles. On prenait rendez-vous par radio, on y annonçait les nouvelles importantes (150 communications par jour en 2000 pour une dizaine en 2015). Maintenant qu’il y a des écoles dans les campagnes, on n’alphabétise certes plus via la radio, mais celle-ci continue à former, à donner des conseils pratiques d’hygiène ou d’agronomie. Il y a aussi, bien sûr, les programmes spirituels - lecture de l’Evangile, messe - et les programmes culturels qui donnent la parole aux habitants de la région pour relater leurs coutumes et leurs expériences. Depuis deux ans, prenant en compte les besoins des populations awajuns, une radio filiale en leur langue s’est formée : Radio Kampankis.
Comme l’exprime le Père Francisco Muguiro sj, son directeur depuis l’an 2000, il ne s’agit pas de faire de la propagande, de présenter une « tribune politique ou religieuse », mais de « promouvoir la communication ». Il faut être « proche de l’autre, s’impliquer dans son projet, être complice » ; Radio Marañón est une radio, actrice dans la formation de la communauté.
Prenant comme référence le message du pape Paul VI pour la XIIe journée mondiale des communications sociales de 1978, le Père Muguiro reprend deux thèmes essentiels qu’il considère comme les lignes directrices de la radio : comprendre « l’attente des usagers », « l’aspiration à l’échange réciproque » qui doit être « orienté vers des problèmes importants », et être fidèle à « l’exigence de la vérité », qui est « un droit fondamental de la personne ».
Etant donné la confiance qu’inspire Radio Marañón, dont tous les travailleurs ont signé le pacte éthique, celle-ci reste un acteur incontournable dans la région. Comme le disait une auditrice au Père Muguiro : « Je suis née avec Radio Marañón. » Lorsque la justice flanche et que l’argent circule sous le manteau pour soudoyer les uns et les autres, les victimes viennent demander de l’aide à la radio, c’est souvent leur ultime recours : la publication des méfaits, suivant « l’exigence de la vérité » comme le disait Paul VI, forcent en général les autorités à réagir.
Cet engagement médiatique n’est pas sans danger. Le directeur jésuite a reçu des menaces de mort (être jésuite aux « périphéries », suivant l’expression du pape François, n’est pas une sinécure). Quand je demande au Père Muguiro s’il ne craint pas ces menaces, il se contente de hausser les épaules et de bougonner entre ses dents : « J’ai 78 ans, j’ai suffisamment vécu. »
Rôle écologique
Outre ces situations extrêmes, Radio Marañón a aussi pris aujourd’hui fait et cause pour l’écologie. « Elle est l’alliée de la nature », comme l’a définie un de ses auditeurs. Elle fonctionne comme une caisse de résonnance pour la pastorale sociale du vicariat, dont Franscisco Muguiro sj est aussi en charge. Un des principaux programmes en cours est la protection des forêts et le reboisement. Le vicariat, conformément à son engagement, se propose de réaliser l’idéal défendu par le pape François dans Laudato Sí, soit la coordination entre la protection de la nature et le développement humain : « Il n’y a pas d’écologie sans anthropologie adéquate » (§118).
Jusqu’à présent, les paysans appliquent le système du brûlis pour planter le café. L’arbuste ayant une moyenne de vie rentable de dix ans, il leur faut, après épuisement des sols (dix ans aussi en moyenne), recommencer le processus un peu plus loin. Et défricher une autre parcelle de la forêt amazonienne... Le désastre, dans ce fragile écosystème, est malheureusement évident : des sources se sont taries, les pluies diminuent, les sols s’appauvrissent. Aux dernières nouvelles, l’approvisionnement hydroélectrique de Jaen, la capitale de la région, pourrait être remis en question.
La pastorale sociale du vicariat promeut pour sa part une autre formule, simple et avantageuse : planter des arbres entre les caféiers. Outre les bénéfices écologiques générés, les paysans qui restent sur leur parcelle et ne cherchent plus à défricher ailleurs, disposent d’un revenu supplémentaire grâce à la production de fruits ou à l’exploitation du bois, suivant les espèces choisies. Il ne faut pas oublier que dans ces régions, tout pousse deux fois plus vite qu’en Europe. Il suffit de dix ans pour avoir un bel arbre.
Des précurseus
Pendant des années, le Père Muguiro s’est transformé en « mendiant » international. Ses parents espagnols donnaient à son œuvre quelques centaines d’euros par an, puis des associations - en particulier le Secours catholique (Caritas France) et des ONG suisses - sont venues à sa rescousse et ont permis d’agrandir son rayon d’action. Au début, pour convaincre les paysans d’accepter le programme, Franscisco Muguiro envoyait des agronomes leur rendre régulièrement visite, multipliait les émissions de radio sur le sujet et offrait même un sol (30 centimes) pour chaque arbre bien soigné et parvenu à hauteur d’homme. Aujourd’hui, les premiers bénéfices de son action sont là. Certes, tous les paysans ne se sont pas convertis à ce type de culture, mais nombreux sont néanmoins ceux qui lui réclament de l’aide pour planter des arbres. Non seulement parce qu’ils espèrent recevoir un supplément de revenu, mais aussi parce qu’ils commencent à souffrir des conséquences du manque d’eau.
Le gouvernement régional vient d’ailleurs de lancer un programme d’aide pour le reboisement suivant le même principe. Selon les paroles de l’ingénieur en chef : « C’est grâce à Radio Marañón que les paysans comprennent les enjeux de ce programme et viennent nous solliciter. »
[1] Cet article présente une partie des analyses d’un projet de recherche financé par la Conférence épiscopale italienne pour l’Université jésuite Antonio Ruiz de Montoya (Lima).
[2] Voir Véronique Lecaros, « Conflits écologiques. Le rôle des religieux latinos », in choisir n° 669, septembre 2015, pp. 13-16. (n.d.l.r.)