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dimanche, 01 septembre 2019 09:11

Amérindiens, catholicisme et modernité

Église dans le bidonville partiellement flottant du quartier de Belé, à Iquitos (Pérou). © Matyas Rehak / Adobe StockLa Compagnie de Jésus est réputée pour sa capacité à annoncer l’Évangile dans le respect d’une culture donnée. Il n’est donc guère étonnant de voir certains de ses membres s’impliquer énergiquement dans le Synode sur l’Amazonie.[1] Au Pérou, Véronique Lecaros a rencontré le cardinal Pedro Barreto sj, président délégué du Synode sur l’Amazonie, et Mgr Alfredo Vizcarra sj, président du Centre amazonien d’anthropologie et d’application pratique, qui participera aussi au Synode.
Spécialiste des mouvements évangéliques en Amérique latine, Véronique Lecaros est chercheuse à l’Université pontificale catholique du Pérou (PUCP).

Mgr Pedro Barreto, archevêque de Huancayo, est le vice-président et l’un des fondateurs de la REPAM (Red Eclesial Panamazonica). Chargé de la commission Justice et Solidarité au CELAM (Conférence des évêques latino-américains), il s’est inspiré d’un réseau qui existait en Équateur et qui coordonnait avec succès les actions des ecclésiastiques, des laïcs engagés et des peuples originaires, dans un effort conjoint de protection de la région. La REPAM a ainsi été créée en septembre 2014 (avec l’appui du Dicastère pour le service du développement humain intégral du Vatican) pour articuler les initiatives de l’Église dans les différents pays pan-amazoniens. Sa mission, comme l’a exprimé le Secrétaire d’État Pietro Parolin lors de son inauguration, est d’« atteindre les périphéries existentielles humaines, en permettant que le ferment chrétien féconde et fasse progresser les cultures vivantes de l’Amazonie et leurs valeurs ». L’expérience pastorale de la REPAM a joué un rôle essentiel dans la formulation des objectifs et la préparation du Synode.

Mgr Alfredo Vizcarra, pour sa part, est depuis août 2014 le vicaire apostolique de Jaén, un territoire qui s’étend au centre du pays sur 32 000 km2 et compte 500 000 habitants. Il couvre notamment la région amazonienne du Pérou et ses 300 communautés. Le jésuite a vécu auparavant vingt ans au Tchad.

Véronique Lecaros: L’Église est universelle, mais aussi locale et particulière. Or c’est la première fois que le Saint-Siège organise un Synode sur une région du monde, en l’occurrence l’Amazonie. Comment interpréter cette nouveauté?

Mgr Pedro Barreto: «Il faut envisager ce Synode dans une perspective ecclésiale ample, dans le processus qui s’est ouvert avec le concile Vatican II, inspiré par l’Esprit saint. Le Concile représente un changement de paradigme pour l’Église, organisée autour d’un principe d’unité, le Saint-Père.[2] Depuis le début de son pontificat, le pape François aborde et s’implique dans les défis contemporains de l’Église et plus largement de l’humanité. Sa première visite hors de Rome, par exemple, a eu lieu à Lampedusa, où il a rejoint les migrants parqués aux portes de l’Europe. La logique pastorale du pape est claire et cohérente. Il s’agit d’aller aux périphéries, de proposer une ‹écologie intégrale›, là où domine ‹la dégradation humaine, sociale et écologique›, selon ses propres termes.[3]
» L’Amazonie est précisément un de ces lieux menacés et par ailleurs significatifs pour l’humanité. Dans le Document final de la réunion des évêques latino-américains et des Caraïbes à Aparecida (2007), dont le rédacteur était le pape François, alors cardinal Bergoglio, on peut lire: ‹Créer une prise de conscience dans les Amériques sur l’importance de l’Amazonie pour toute l’humanité. Établir, entre les Églises locales des divers pays sud-américains qui sont dans le bassin de l’Amazonie, une pastorale d’ensemble avec des priorités différenciées pour créer un modèle de développement qui privilégie les pauvres et serve le bien commun.› (§ 475)
»La région amazonienne, en effet, produit 20% de l’oxygène du monde, concentre 20% de l’eau douce non congelée de la planète, 34% de ses forêts primaires et 30 à 40% de sa faune et de sa flore. Or 20% de l’Amazonie a déjà été déboisée, sans parler de la contamination des eaux et des terres à cause de leur exploitation irresponsable et d’accidents très destructeurs, entre autres des fuites de pétrole. N’oublions pas non plus les dégâts directs et indirects que cause la corruption. Ces quelques chiffres donnent la mesure de l’importance de la région pour toute l’humanité et de la gravité de la situation dans un contexte de perturbation écologique globale.»

Mgr Alfredo Vizcarra: «Sur un plan formel, je voudrais rappeler qu’il y a trois classes d’assemblée du Synode des évêques:[4] l’assemblée générale ordinaire, lorsque les sujets concernent le bien de l’Église universelle, l’assemblée générale extraordinaire, lorsque les matières à traiter dans le cadre de l’Église universelle exigent une réflexion urgente, et l’assemblée spéciale, lorsque les matières concernent principalement une ou plusieurs aires géographiques déterminées. Cependant, du fait de la dimension collégiale du ministère épiscopal, toute assemblée œuvre à la communion de l’Église en matière de foi et de morale. Par conséquent, même si le sujet traite principalement d'une région, il concerne toute l’Église.» Je voudrais aussi signaler que dans les années 90, l’Église africaine a déjà eu son Synode spécial, d’où a surgi la catégorie Église famille de Dieu, une manière particulière de se comprendre comme Église à partir de la donnée culturelle africaine, et reconnue comme valable pour l’Église universelle.» Dans le cas de l’Amazonie, on est face à une Église missionnaire par sa relation avec des peuples ayant une cosmovision et une tradition religieuse autres que chrétiennes. L’Église doit trouver de nouvelles voies dans le service de ces peuples. Il est aussi important qu’elle s’exprime sur la manière dont l’Amazonie est spoliée, ce qui met en péril l’extraordinaire biodiversité de la région ainsi que ses peuples qui vivent dans une merveilleuse harmonie avec la forêt, et donc tout son écosystème.» Partageant des situations similaires, quelques représentants des Églises du Congo et de régions d’Asie, où les forêts tropicales et les peuples sont menacés, sont invités au Synode sur l’Amazonie. À l’instar de la REPAM, un Réseau ecclésial du bassin du Congo (REBAC) est en train de se constituer pour mieux faire face aux conflits environnementaux et sociaux de la région.»

P. B.: «Ces similarités entre ces régions si importantes pour l’humanité sont d’ailleurs soulignées dans Laudato si’: ‹Mentionnons ces poumons de la planète pleins de biodiversité que sont l’Amazonie et le bassin du fleuve Congo, ou bien les grandes surfaces aquifères et les glaciers. On n’ignore pas l’importance de ces lieux pour toute la planète et pour l’avenir de l’humanité.› (§38). Le Synode est une occasion précieuse de prolonger et d’approfondir la proposition du pape d’aller vers une écologie intégrale qui prenne en compte l’être humain.» Zone de déforestation illégale dans la forêt amazonienne brésilienne © Tarcisio Schnaider / Adobe Stock

Mgr Vizcarra, vous êtes évêque dans une région où abondent les richesses minières, ce qui provoque de nombreux conflits entre les communautés et les grandes entreprises ou les communautés et les contrebandiers. Les cas de pollution, notamment des cours d’eau, sont fréquents et dramatiques. Dans quelle mesure l’Église (et en particulier le vicariat de Jaén) peut-elle contribuer à la promotion de cette écologie intégrale? Qu’attendez-vous du Synode?

A. V.: «Effectivement, le territoire du vicariat connaît différents problèmes liés aux activités d’extraction de pétrole, d’or ou de bois par des compagnies légales et illégales. Elles ne contaminent pas seulement les fleuves et les terres, mais aussi l’âme de certains membres des communautés indigènes, provoquant ainsi la division des peuples par la corruption. En outre, l’argent facile que ce genre d’activités peut générer fait rêver les jeunes, qui sont attirés par le monde moderne et souhaitent quitter leurs villages. Mais leur exode vers la ville est toujours source de souffrances considérables, à cause du dépaysement qu’ils doivent affronter et de la perte de leurs repères culturels.» Si l’Église veut préserver sa capacité à l’inculturation, idée qui est au cœur du Synode, elle doit considérer ces profonds changements. Nous devons nous interroger sur ce qui reste des cultures ancestrales amazoniennes dans l’esprit des jeunes et encourager un double dialogue. Tout d’abord, entre les aînés et les jeunes, pour permettre la sauvegarde de ces cultures, mais aussi pour que les communautés puissent définir de nouvelles structures sociales qui préservent les traditions sans bloquer leur inévitable évolution. Puis un dialogue avec le monde contemporain, en particulier avec les jeunes, pour les aider à s’ouvrir aux différents savoirs modernes, sans perdre le savoir-être et le savoir-faire des anciens.» L’Église joue un rôle de premier plan dans ce processus étant donné la vision holistique de la réalité dont elle porteuse et qu’elle est appelée à transmettre, notamment via l’éducation. Il y a là une certaine convergence entre la cosmovision des peuples originaires de l’Amazonie et celle de l’Église. En effet, dans la spiritualité des Indiens, l’existence est comprise principalement comme une relation, relation avec tous les êtres vivants et relation de ceux-ci avec la divinité, source de la vie. Voilà ce qui garantit l’harmonie.»

Le pape François a aussi déclaré octobre 2019 Mois missionnaire extraordinaire. Que penser de cette concordance de date sachant que l’interculturalité est essentielle dans le contexte missionnaire? En Europe, nous parlons beaucoup de l’acculturation qui affecte les peuples originaires. En quel sens l’interculturalité permet de dépasser le défi de l’acculturation?

P. B.: «Ces questions en effet sont liées. Depuis Vatican II, l’Église a changé l’axe de son regard, ce qui se traduit par une attitude plus pastorale, à la manière de Jésus. Le Mois missionnaire extraordinaire doit se comprendre en relation avec l’exhortation Evangelii Gaudium,[5] où le pape, présentant l’objectif de son pontificat, parle d’une ‹nouvelle étape d’évangélisation› (§1), marquée par la joie qu’apporte Jésus.[6] En effet, le pape nous invite à être une Église en mouvement, au service des oubliés pour leur faire partager cette joie. Mais en Amazonie, assurer cette mission est difficile: 33 millions de personnes vivent là, dont 2,8 millions d’indigènes qui appartiennent à 390 peuples; 137 de ces peuples sont isolés ou non contactés; et on y parle 240 langues, de 49 familles linguistiques.» L’Église a toujours été très présente dans la défense de ces populations. Combien de martyrs compte l’Église dans cette région... Mais pour mieux comprendre ce que l’attitude du pape François vis-à-vis des populations amazoniennes a d’exceptionnel, je voudrais citer les paroles qu’il prononça en janvier 2018 à Puerto Maldonado, lorsqu’il annonça le Synode: ‹Permettez-moi de dire une fois de plus, béni soit notre Seigneur pour l’œuvre merveilleuse de tes peuples amazoniens et pour toute la biodiversité qu’enserrent ces terres! J’ai voulu venir vous rendre visite et vous écouter pour être ensemble unis dans le cœur de l’Église, pour nous unir à vos efforts et, avec vous, réaffirmer une option sincère de défense de la vie, défense de la terre et défense des cultures.›» François ne prétend pas forcer quoi que ce soit, il est à l’écoute, il respecte ces populations. Nous sommes bien loin des conversions massives imposées autrefois sous prétexte de sauver les âmes des Indiens et d’éviter qu’ils passent leur éternité dans les limbes, ce lieu semi-infernal maintenant disparu de la géographie surnaturelle. L’interculturalité se base précisément sur la capacité de dialoguer, de cheminer ensemble. Il s’agit de comprendre, d’apprendre aussi et de soutenir. Ces peuples à la sagesse millénaire, comme l’a souligné le pape, peuvent nous aider à établir les bases de l’écologie intégrale.»

Sur le territoire du vicariat de Jaén habitent les Awajuns, un peuple amazonien, vulnérable comme tous les autres. Comment développez-vous la mission auprès d’eux?

A. V.: «Le dialogue avec la modernité, que j’ai évoqué précédemment, est précisément de l’interculturalité. Il s’agit d’aider ces peuples à renforcer ce dialogue, qui reste pour l’instant véhiculé par des projets gouvernementaux en matière d’éducation, de santé et de production, des projets fréquemment conçus dans une perspective de libre marché. Notre vicariat a choisi pour sa part de se concentrer sur l’éducation. Nous sommes, par exemple, en train de mettre en œuvre un programme d’éducation interculturelle bilingue (EIB) dans cinq établissements secondaires de la région. Ce projet intègrera la formation d’enseignants originaires, afin d’assurer la continuité du programme. Et il y a l’Institut d’éducation technique, qui offre aux jeunes une préparation à de nouvelles alternatives de production sur leur territoire. Le vicariat est aussi impliqué dans des projets de reforestation conçus dans un cadre d’écologie intégrale. En effet, il ne sert à rien de planter des arbres si les populations ne pensent qu’à un profit rapide avec des commerçants semi-légaux ou illégaux.»

L’Église accuse dans cette région un manque de prêtres, ce qui implique l’impossibilité de maintenir une pratique sacramentelle régulière. Les évangéliques profitent de cette absence et des carences de l’institution catholique pour s’imposer. L’Amazonie représente en effet la région latino-américaine où ils ont le plus de succès. Dans certaines zones, ils sont mêmes majoritaires. Pour pallier à cette situation, l’Instrumentum laboris -le document de travail préparatoire du Synode- envisage l’ordination de viri probati et la possibilité de confier des ministères à des femmes respectées dans leurs communautés. Que pensez-vous de telles possibilités?

P. B.: «Avant tout, il faut souligner qu’il y a toujours eu un manque de prêtres dans l’Église. Le christianisme a débuté comme une utopie, avec un groupe très réduit de personnes rassemblées autour du Christ. Cela dit, l’absence de clercs et de religieux(ses) est un problème énorme en Amazonie. Dans certaines communautés, il n’y a pas de célébrations eucharistiques pendant des années. Or, comme l’ont noté les papes François et Benoît XVI, le catholicisme a un fondement sacramentel: la communauté se forme autour de la célébration eucharistique. L’Église doit donc se mettre au service de ces communautés et faire ce qu’il faut pour leur offrir la grâce de la célébration eucharistique. Je tiens à rappeler toutefois qu’un Synode ne prend aucune décision. C’est un espace de dialogue, de suggestions. Son rôle est de proposer au pape différentes alternatives, pour affronter les défis de l’Église et de l’humanité.»

Depuis plusieurs décennies, les jésuites en charge du vicariat de Jaén ont formé des catéchistes (hommes et femmes), de manière à susciter une «pastorale de la présence» et non de la «visite», selon les termes du document de travail préparatoire. Comment fonctionne cette institution? Dans quelle mesure pourrait-elle inspirer la formation de «nouveaux ministères répondant aux besoins des peuples amazoniens», toujours selon les termes de l’Instrumentum laboris?

A. V.: «Les catéchistes (etzerin en wampis et etzjin en awajun) sont effectivement ceux qui assurent la permanence dans les communautés. Il faut savoir qu’on ne peut se rendre dans la plupart des communautés qu’avec des petits hors-bords, que le voyage dure quatre à six heures et coûte très cher. Certains catéchistes néanmoins ont formé une équipe itinérante et visitent d’autres villages. Tous participent à des rencontres de formation annuelles, et certains suivent des retraites inspirées des Exercices spirituels ignaciens, adaptés à leur manière de concevoir l’existence. Mais malgré leur présence dans la région depuis plusieurs années, il n’y a pas encore de communautés catholiques vraiment consolidées, sauf peut-être deux ou trois exceptions. En plus, le nombre de catéchistes est en diminution, il n’y a pas suffisamment de renouvellement. Et ils doivent faire face à de nouveaux défis très déstabilisants, comme l’évolution de la sorcellerie. À cause des transformations des communautés indigènes dues aux contacts avec le monde moderne, cette pratique ancienne s’est dénaturalisée. Elle est devenue un véritable poison dans les relations entre villageois que l’esprit de vengeance transforme parfois en irréconciliables ennemis.
»Quoiqu’il en soit, je considère que les nouveaux ministères dont parle l’Instrumentum laboris devraient surgir d’un processus communautaire, en rapport avec la manière propre de ces peuples de s’organiser. Ainsi ceux qui seraient choisis pour ce ministère seraient proposés par la communauté elle-même.» 

 [1] Parmi eux le nouveau cardinal Michael Czerny sj, sous-secrétaire du Dicastère pour le développement humain intégral et Secrétaire spécial du Synode pour l’Amazonie.
[2] Paul VI, Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium, Rome, 21 novembre 1964, § 23.
[3] Pape François, Lettre encyclique Laudato si’ sur la sauvegarde de la maison commune, Rome, 24 mai 2015.
[4] Cf. Pape François, Constitution apostolique Episcopalis Communio sur le synode des évêques, Rome, 15 septembre 2018, art. 1, §2.
[5] Pape François, Exhortation apostolique Evangelii Gaudium, Rome, 24 novembre 2013.
[6] La félicité en Christ, dans laquelle saint Paul demandait à ses disciples de se maintenir, a été occultée pendant des siècles en Amérique latine où prédominent des images de Christ souffrant et de Mater Dolorosa. En ce sens, l'impulsion du pape François représente une véritable révolution.

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