En février dernier, au Mexique, le pape François a demandé aux évêques du pays « d’approfondir la foi à travers une catéchèse qui sache faire trésor de la religiosité populaire ». Une consigne bien différente de celle donnée au haut clergé brésilien dans la seconde partie du XIXe siècle, face à la montée du libéralisme et du positivisme, et qu’on a appelé la « romanisation » : reconquérir son pouvoir spirituel, en particulier dans les paroisses rurales abandonnées pratiquant un catholicisme fait de processions, de pèlerinages et du culte des saints, avec des interférences syncrétiques.
C’est dans ce contexte - marqué aussi par la domination des propriétaires fonciers, la fin de l’esclavage et la pauvreté - qu’apparut dans le Nordeste, à côté d’autres religieux charismatiques, la figure singulière du Padre Cicero, puni par son évêque mais encore révéré de nos jours.
Né en 1844 à Crato, dans l’Etat du Ceará, et décédé en 1934, Cicero Romão Batista fut ordonné prêtre en 1870. Il s’installa bientôt dans un hameau formé de quelques maisons de pisé, alors appelé Tabuleiro Grande. Il aurait pris cette décision à la suite d’un songe où le Christ lui aurait dit, face à une horde de Nordestins affamés : « Et toi, Padre Cicero, occupe-toi d’eux. »
De petite taille, blond, avec des yeux bleus pénétrants, il commença par embellir la chapelle du lieu, puis se voua à un intense travail pastoral, rendant visite aux fidèles, les conseillant, les accompagnant. Menant une vie austère, il combattit l’alcoolisme et la prostitution et exerça une forte influence sur les fidèles.
Pour l’aider dans son ministère, Padre Cicero - appelé affectueusement Padim (parrain) Ciço - forma, comme avant lui le Padre Mestre Ibiapina, une fraternité laïque, composée de femmes, veuves ou célibataires, les beatas, et d’hommes, les beatos.
« Miracle » et châtiment
En 1889, un événement bouleversa le destin de Tabuleiro Grande comme l’existence du Padre Cicero. Alors qu’il venait de donner la communion à la beata Maria de Araujo, on vit du sang sortir de la bouche de celle-ci. Le phénomène se répéta à maintes reprises et fut interprété comme un écoulement du sang de Jésus. Le Padre Cicero garda prudemment le secret, mais celui-ci fut divulgué et des pèlerins commencèrent à affluer.
Le diocèse nomma une commission d’enquête composée d’ecclésiastiques et de professionnels de la santé. Elle conclut, en 1891, que ces faits ne pouvaient pas s’expliquer par la science. Mécontent de ce constat, qui risquait de contrarier la politique de « romanisation », l’évêque du Ceará, Dom Joaquim José Vieira, recourut à une seconde commission qui émit un avis contraire. Dom Joaquim considéra dès lors le « miracle » comme une tromperie et exigea une rétractation publique. Plusieurs prêtres se soumirent, mais Padre Cicero, obéissant à sa conscience, refusa de déclarer que la beata l’avait abusé. L’évêque lui interdit d’administrer les sacrements. Le Padre se rendit à Rome dans l’espoir d’être réhabilité. En vain.
La condamnation ne tarit pas l’affluence des pèlerins, attirés par le « miracle » et par la réputation du Padre Cicero. Nombre d’entre eux s’établirent dans la localité, qui dépassa bientôt en importance la ville de Crato dont elle dépendait. Elle gagna son indépendance en 1911 et prit le nom de Juazeiro do Norte. « Juazeiro est devenu un refuge des naufragés de la vie. Des gens de partout qui, modestement, s’abritent sous la protection de la Sainte Vierge », notait alors Padre Cicero.
José Lourenço,
succès et attaques
Parmi ces gens émerge la figure du beato José Lourenço, né dans l’Etat voisin de la Paraíba. En 1890, alors qu’il avait une vingtaine d’années et était en quête d’orientation pour sa vie, il approcha le Padre Cicero. Celui-ci, comme il le faisait souvent, lui proposa une période de pénitence. Quatre ans plus tard, il lui confia une ferme qu’il avait louée en un lieu appelé Baixa Dantas. José Lourenço s’y installa avec sa famille (ses parents étaient des esclaves affranchis) et le Padre Cicero leur envoya des pèlerins dans l’indigence et des hors-la-loi.
Bien qu’analphabète, José Lourenço leur donnait une formation agricole. Grâce à de considérables efforts - le beato lui-même ne ménageait pas sa peine -, la terre aride de Baixa Dantas devint bientôt l’une des plus productives. Contrairement à ce qui se passait ailleurs, les récoltes étaient réparties également entre tous. Se constitua ainsi une communauté fondée sur une religiosité populaire, suscitant autant de jalousie que d’admiration.
De son côté, privé de son ministère sacerdotal, le Padre Cicero était entré en politique. En 1911, il fut nommé maire (le premier) de la municipalité de Juazeiro do Norte, et plus tard vice-gouverneur du Ceará. Il stimula l’agriculture de subsistance et émit dix « préceptes écologiques » qui, affirmait-il, devaient permettre à la population, si elle les appliquait, de vivre en harmonie avec le sertão, la zone semi-aride du Nordeste. Il incitait aussi les fidèles à une vie de foi basée sur la prière et le travail, demandant que chaque demeure comporte un oratoire et un atelier.
Vers 1920, le Padre Cicero reçut en cadeau un taureau qu’il confia aux bons soins de José Lourenço. L’animal, du fait qu’il appartenait au Padim Ciço, fut traité avec un soin particulier. Bientôt, la rumeur se répandit qu’il était adoré par la communauté de Baixa Dantas. Des prêtres de Juazeiro demandèrent aux autorités de mettre fin à cette hérésie. Pour calmer les esprits, José Lourenço fut emprisonné durant dix-huit jours et le taureau abattu.
En 1927, le propriétaire de Baixa Dantas vendit son bien et la communauté en fut expulsée, sans indemnisation. Elle s’établit sur une terre appartenant au Padre Cicero, le Caldeirão dos Jesuitas, un lieu difficile d’accès, proche de Crato. On y édifia une chapelle et des habitations, on creusa des retenues d’eau et l’on se voua à l’agriculture et à l’élevage. Des artisans se présentèrent et créèrent divers ateliers, ce qui permit à la communauté d’être pratiquement autonome. Grâce à ses réserves en vivres, elle put secourir de nombreuses familles souffrant de la faim lors de la grande sécheresse de 1932.
Cependant, comme l’avait montré l’épisode du taureau, le succès du mouvement égalitariste conduit par José Lourenço incommodait les autorités, les grands propriétaires et le clergé. La mort, en 1934, du Padre Cicero laissa le Caldeirão sans protection. D’autant que le Padre Cicero avait légué cette terre, avec d’autres possessions, aux Salésiens. Ceux-ci voulurent la récupérer. Les « élites » menèrent une campagne de diffamation contre José Lourenço et sa communauté, les accusant de communisme, de fanatisme et de pratiques immorales.
En 1936, une attaque fut lancée contre le Caldeirão, les maisons et les ateliers pillés et incendiés. Avec une partie de ses compagnons, José Lourenço parvint à se réfugier dans la Serra do Araripe. L’an suivant, une patrouille partie à la recherche des « fanatiques » tomba dans une embuscade montée par un groupe du Caldeirão - dont ne faisait pas partie le beato, pacifiste dans l’âme. S’ensuivit une intervention militaire, terrestre et aérienne. Trois avions bombardèrent et mitraillèrent les adeptes du beato, dont plusieurs centaines furent tués.
José Lourenço et d’autres survivants retournèrent au Caldeirão, mais ne purent y rester. Le beato décéda en 1946, de peste bubonique, dans le Pernambouc. Il fut enterré à Juazeiro do Norte, dans un cimetière qui jouxte la chapelle du Socorro où se trouve la tombe du Padre Cicero.
Les fruits du Caldeirão
Le 20 septembre dernier, avec des centaines de personnes, j’ai participé, au Pèlerinage des communautés, au Caldeirão du beato José Lourenço, où subsistent la chapelle dédiée à Ignace de Loyola et quelques ruines. Avant une messe « engagée », avec des accents de théologie de la libération, une vingtaine de jeunes du Mouvement des sans-terre (MST) ont célébré, par des chants et des danses, le 25e anniversaire de leur asentamiento, une communauté paysanne rassemblant 80 familles. « Nous sommes les fruits du Caldeirão », ont-ils proclamé.
Après la mort du Padre Cicero - souvent appelé le bienfaiteur de Juazeiro - ses ennemis espéraient que la dévotion envers sa personne s’éteindrait rapidement. Au contraire ! On estime à environ deux millions et demi par an (6 millions à Lourdes) le nombre de pèlerins à Juazeiro do Norte. La ville, née de cette dévotion, compte un quart de million d’habitants. Quelques charrettes tirées par des chevaux côtoient des autobus qui manœuvrent difficilement dans les rues encombrées. Les pèlerins passent la nuit dans des ranchos et des pousadas, humbles auberges alignées les unes à côté des autres. Ne manquent pas, bien sûr, les marchands de souvenirs qui envahissent aussi la colline du horto (appelée ainsi en référence au Jardin des oliviers), dominée par une statue du Padre Cicero de 27 mètres de haut, éclatante de blancheur sous le soleil. A proximité, les Salésiens s’efforcent d’achever une monumentale église.
Dialogue et réconciliation
En 1897, dans une lettre au nonce apostolique, Dom Joaquim avait accusé Cicero (et Ibiapina) de fanatisme, de mysticisme et de déséquilibre mental. Durant le XXe siècle, la controverse a continué à travers de multiples publications. Ainsi l’ouvrage Prétendus miracles à Juazeiro (1974) traite le Padre Cicero d’ignorant, alors que d’autres, au contraire, louent sa vaste culture et son souci « d’instruire et d’éduquer son peuple » ; et des auteurs posent un diagnostic de paranoïa, tandis qu’un psychiatre juge le Padre Cicero « normal et équilibré ».
Nommé évêque de Crato en 2001, Dom Fernando Panico a institué une commission d’études chargée de relire les documents concernant le Padre Cicero et les pèlerinages à Juazeiro do Norte. Il souhaitait ainsi encourager son diocèse à « surmonter les impasses provenant de son histoire, par la logique évangélique de dialogue et de réconciliation ». Les résultats de ses travaux ont été envoyés au Vatican en 2006. On a du faire preuve de patience ... jusqu’à l’arrivée d’une lettre du secrétaire d’Etat du Saint-Siège, le cardinal Pietro Parolin, datée du 20 octobre 2015 et rédigée « selon la volonté » du pape François.
Ainsi Dom Fernando a pu annoncer aux fidèles, le 13 décembre dernier, que « l’Eglise catholique se réconciliait avec le Padre Cicero Romão Batista ». Sans se prononcer sur les questions « historiques, canoniques ou éthiques du passé », la lettre évoque « les bons fruits vécus par les innombrables pèlerins qui se rendent à Juazeiro, attirés par la figure de ce prêtre », dont la mémoire peut être un instrument d’évangélisation populaire. Le document romain met en évidence les aspects positifs de la vie du Padre Cicero - « Il a vécu une foi simple, en syntonie avec son peuple qui l’a compris et aimé » - et ajoute que son attitude d’accueil, « spécialement des pauvres et des souffrants », constitue un signe important et actuel.
Même si elle évoque aussi « les faiblesses et les erreurs » du Padre Cicero, cette lettre a suscité une grande joie - dont j’ai été témoin - à Juazeiro. Les plus enthousiastes ont tout de suite envisagé une canonisation « officielle », le peuple du Nordeste ayant depuis longtemps, lui, canonisé son Padim Ciço.
M. B.