A Rome, en 1510 - Raphaël Sanzio et Martin Luther sont contemporains. Le peintre est né le 6 avril 1483 à Urbino en Italie centrale, le religieux le 10 novembre de la même année à Eisleben en Saxe. Dans la vie comme dans la pensée, le peintre sera toujours en avance. Quand Luther accompagne son Provincial à Rome en 1510, pour régler un problème concernant leur Ordre, les Ermites de Saint-Augustin, il n’est encore qu’un jeune moine, entré dans la congrégation cinq ans plus tôt, et rien ne laisse imaginer les positions révolutionnaires qu’il soutiendra dans les années 1520.
De son côté, Raphaël est un artiste confirmé. Il a été admis comme Maître à l’âge de dix-sept ans. Hasard de l’histoire, sa première commande comme tel est un retable consacré à saint Nicolas de Tolentino, patron des Ermites de Saint-Augustin. Un saint homme que ses hagiographes présentent comme un moine apostolique: humble, austère, priant de longues heures, jeûnant plusieurs fois par semaine, respectant la règle à la lettre, prêchant et catéchisant sans se lasser, sa vie durant. On peut supposer que le maître des novices l’ait proposé comme modèle à Martin Luther lors de sa formation, car il avait été canonisé récemment. Raphaël en tout cas connaît bien sa biographie.
Après d’autres travaux à Città di Castello puis à Pérouse, Raphaël est appelé à Florence en 1504, où il est admis dans l’atelier de Léonard de Vinci. Il rencontre également Michel-Ange et croise de nombreux autres artistes dans cette ville regorgeant de talents et de chefs-d’œuvre. Il se hisse très vite à la hauteur de ses aînés. Sa réputation devient si grande que le pape Jules II l’appelle à Rome en 1508 pour lui confier l’aménagement de ses appartements personnels. Raphaël a vingt-cinq ans.
Jules II, né Giuliano della Rovere (1443-1513), était un neveu du pape Sixte IV (1414-1484), un franciscain lettré, qui avait enseigné dans divers lieux d’Italie du nord et vivait entouré de théologiens et d’artistes. Il avait fait bâtir la grande chapelle qui porte son nom, la Sixtine, et fait venir des peintres renommés pour la décorer1. Giuliano, formé à bonne école, poursuivit et amplifia son œuvre. Il suivit de près les travaux de Raphaël dans ses appartements, comme il le fit pour Michel-Ange qui avait entrepris, un peu plus tôt, la peinture du plafond de la Sixtine.
Raphaël commence par la bibliothèque privée du pape, appelée aujourd’hui Chambre de la Signature. Dans une série de fresques et de décorations, le génie souple de Raphaël parvient à présenter le monde intellectuel et religieux du pontife d’une manière aussi admirable sur le plan esthétique que dense sur le plan intellectuel. Il dépeint la théologie, la philosophie, les beaux-arts, le droit et la morale d’une manière telle qu’il en fait une somme de l’humanisme chrétien médiéval. C’est très éclairant, car c’est exactement ce que Luther va combattre.
L’histoire de l’Église a longtemps présenté le Concile de Trente (1545-1563) comme une Contre-Réforme, c’est-à-dire une réponse catholique à la théologie protestante. Mais en 1510-1511, quand Raphaël et Luther se trouvent simultanément à Rome, les axes fondamentaux de la Réforme tridentine sont en train de s’exposer dans les appartements de Jules II alors que Martin Luther n’a fait encore aucune des découvertes intellectuelles et spirituelles qui constitueront les bases de sa pensée. Il les expose en 1515, lors du cours sur l’épître aux Romains et de l’«expérience de la tour», elles deviennent publiques à l’occasion des thèses de 1517, prennent leur expression claire à partir des grands textes de 1520 et trouvent leur formulation classique dans les quatre Soli: la Foi seule, l’Écriture seule, la Grâce seule, le Christ seul.
Or, si l’on pénètre dans la Chambre de la Signature avec ces principes en mémoire, il est clair qu’il faut retourner la proposition: c’est la théologie luthérienne qui est une «Contre-Réforme» de la théologie romaine de son temps. Plus exactement, le fondamentalisme augustinien de Luther s’oppose dramatiquement à l’humanisme chrétien qui s’est développé au cours des 13e-15e siècles en Italie particulièrement. Les fresques de Raphaël au Vatican le montrent de manière explicite.
Chose remarquable, l’œuvre de Raphaël manifeste également un approfondissement spirituel et théologique au cours des années 1510-1520, pendant lesquelles il travaille avec les papes Jules II et Léon X, ainsi qu’avec le futur pape Clément VII. Il poursuit une méditation sur le salut, en contraste avec celle de Luther, et développe une vision de la foi transformée par l’amour, qui préfigure les définitions de Trente. Elle s’inscrit également dans une vision de l’Église incarnée dans l’histoire et la culture, telle que la concevaient Jules II et Léon X. Destins opposés des deux hommes, Raphaël meurt en 1520, épuisé par ses travaux au service du pape, au moment où Luther provoque sa rupture avec l’Église romaine.
Beauté et humanisme
Raphaël Sanzio a baigné dès l’enfance dans l’humanisme. Son père était peintre et poète à la cour de Frédéric III de Montefeltro, duc d’Urbino. Celui-ci avait rassemblé un brillant groupe d’intellectuels et d’artistes et s’était fait construire une petite bibliothèque, le studiolo, décoré de portraits de personnalités qui lui servaient de références, cela allait d’Aristote à saint Thomas d’Aquin. Il faisait aussi recopier des manuscrits par des érudits et avait constitué une des plus grandes bibliothèques de l’époque. Passionné d’architecture, il avait fait du palais d’Urbino un lieu auquel pouvaient se référer non seulement les princes de la Péninsule mais aussi les Français qui commençaient à découvrir l’art de la Renaissance à l’occasion des guerres d’Italie.
L’amour de la beauté caractérise cette école. La Chambre de la Signature le manifeste au premier coup d’œil; elle dégage une impression de grandeur et d’équilibre, d’intelligence et de spiritualité. Cette réussite fait de Raphaël un maître du classicisme et l’a fait considérer, pendant de nombreux siècles, comme un des plus grands peintres qui aient jamais existé. C’est le résultat d’une habileté manuelle exceptionnelle, jointe à une pensée structurée. Derrière l’extraordinaire floraison artistique du Moyen Âge italien se trouve en effet une réflexion longuement élaborée, celle des «transcendantaux». Définis par Platon et Aristote, les transcendantaux sont étroitement liés à l’idée de Dieu: la Beauté et l’Harmonie ne peuvent pas se penser hors du Vrai et de l’Identique; elles trouvent leur origine et leur forme achevée dans le divin.
Tout au long de son existence, l’Église a dû lutter contre des formes de dualisme qui concevaient l’origine du monde dans un conflit entre un Principe du Bien et un Principe du Mal. Le Concile de Latran IV (1215), combattant le dualisme cathare, avait réaffirmé contre lui que Dieu est l’unique créateur de toute chose, spirituelle ou matérielle. Les hérésies dualistes imaginent un «démiurge», sorte de dieu inférieur, ou même Satan, comme le créateur du monde matériel et des corps. Le concile rappelle que l’homme n’est pas un ange déchu, mais qu’il a été créé, corps et âme, à l’image de Dieu; il affirme qu’aucun être n’est originellement mauvais et que le mal provient d’un acte délibéré de l’homme.
Fondement doctrinal de l’humanisme, cette théologie est favorable à la représentation du corps et permet son utilisation dans la liturgie, les sacrements, la catéchèse, le théâtre, l’architecture, la statuaire, la peinture, la musique, la danse; elle s’inscrit dans une opposition consciente à l’interdiction des images dans l’islam et le judaïsme; s’y ajoute une valorisation de la femme au travers des figures de saintes, et surtout de Marie, mère de Jésus, qui est «porte du salut». A l’opposé des cathares, qui voyaient dans la femme le chemin d’entrée du mal dans le monde et se montraient de farouches adversaires du corps et de l’«œuvre de chair» en général.
Dans ce même 13e siècle, Thomas d’Aquin met la théorie des transcendantaux au centre de sa pensée; elle lui permet de relier la diversité des choses à l’unité divine, car les transcendantaux dépassent toutes les catégories de l’être. Ils ont la capacité de se trouver dans chaque réalité particulière, tout en communiquant intimement entre eux car ils correspondent à l’être même de Dieu. C’est la base d’une unité de la théologie avec la cosmologie et le fondement d’une anthropologie qui voit en l’homme un «microcosme», c’est-à-dire un résumé de l’univers entier. Cela donne à l’humanisme chrétien sa dimension d’universalité.
Ainsi, Jean Pic, comte de la Mirandole (1463-1494), l’intellectuel le plus novateur du cercle de Laurent de Médicis, a opposé, dans son traité L’Être et l’Un (1491), le rien, le divisé, le faux et le mal aux transcendantaux: l’Être, l’Un, le Vrai et le Bien, qui sont le propre de Dieu et que les créatures n’obtiennent que par lui. Être parfait, souverain Bien, concentration de toute Beauté et de toute Justice, Dieu est la source de tout ce qui est bon, aimable, durable, chez l’homme; en cherchant ces biens dans les réalités du monde, c’est, au fond, Dieu que les créatures recherchent, même quand elles l’ignorent. Le christianisme leur permet de le voir, de le comprendre et de le réaliser2. La pratique du vrai, du beau et du bien, à la suite du Christ, est donc un chemin de transformation de l’homme et de réalisation du Royaume. Telle est la pensée qui nourrit le cercle des philosophes et théologiens florentins autour de Marsile Ficin, Ange Politien et Pic de la Mirandole. On imagine qu’une telle spiritualité enchante un artiste comme Raphaël; elle lui permet une collaboration exceptionnellement fructueuse avec le pape Jules II puis avec Léon X, fils de Laurent de Médicis et grand admirateur de Pic de la Mirandole.
«L’homme s’efforce de comprendre rationnellement les raisons des choses, parce que c’est son devoir (École d’Athènes). En exerçant son libre arbitre, il accepte la Révélation qui ouvre la voie au Salut (Dispute du Saint-Sacrement). Mais son existence sur cette terre ne serait pas complète et même pas possible s’il n’y avait pas la consolation de la Beauté et la certitude de la Loi»3, résume Antonio Paolucci, en décrivant les fresques de la Chambre de la Signature.
Alors que Luther consacre son attention à l’action exclusive de Dieu dans le salut de l’homme, les fresques des appartements de Jules II visent à manifester la collaboration entre la théologie et la philosophie, les arts et le droit, les vertus cardinales et théologales, tous unis pour la gloire de Dieu et la sanctification de l’homme. Elles exaltent tous les sujets qui feront l’objet de la contestation protestante ultérieure: la papauté et l’eucharistie, les images et les sacrements, la philosophie profane et les beaux-arts ainsi que, plus profondément encore, la liberté humaine4. Dans l’Oraison sur la dignité de l’homme, Pic de la Mirandole présente la liberté comme le fondement de la dignité humaine; plus que la raison, comme l’affirmaient classiquement les philosophes anciens, c’est la liberté qui fait de l’homme un être hors normes. Par elle, il peut s’élever au divin, surpasser les anges, mais aussi tomber plus bas que les animaux; elle constitue le terreau du drame humain. Sans liberté, pas de dignité humaine et donc pas d’humanisme5.
Aussi n’est-ce pas étonnant qu’en 1524, rédigeant sa défense du Libre arbitre, Erasme de Rotterdam, le «prince des humanistes», accusera Luther de faire de Dieu un «tyran pire que Denys de Syracuse» en niant la liberté humaine en matière de salut. «Tu as raison» répond Luther dans le Serf arbitre (1525), tu as touché le point central: l’homme n’est qu’une monture commandée soit par Dieu, soit par le diable. La vraie foi, c’est précisément d’accepter la puissance unique et absolue de Dieu, «et je vais te le démontrer», conclut-il avec détermination6.
Raphaël se trouve donc, pinceau à la main, au milieu d’un formidable débat, dont les phases commencent seulement à se préciser. Toutes les Stanze montrent que l’action de Dieu est inséparable de la vie des hommes que ce soit dans la religion, la culture et l’histoire. Ainsi la Chambre d’Héliodore, la Chambre de l’Incendie du Borgo, la Salle de Constantin: quand elles représentent la conversion de l’empereur au christianisme, l’intervention de saint Léon contre Attila, le couronnement de Charlemagne, la lutte contre les Sarrasins, elles manifestent que l’histoire humaine et l’histoire religieuse s’entremêlent indissociablement.
L’action divine agit cependant d’abord par une transformation intérieure. Raphaël dépeint le ravissement, l’extase, la guérison, la transfiguration, au travers du Parnasse de la Chambre de la Signature, dans la Libération de saint Pierre de la Chambre d’Héliodore, dans l’Extase de sainte Cécile, peinte à Bologne entre 1514 et 1515, et enfin dans la Transfiguration du Christ (1517-1520), qui est son chef-d’œuvre et son testament spirituel.
La Chambre de la Signature
La première fresque de la Chambre est consacrée à la théologie. Vasari l’a appelée la Dispute du Saint-Sacrement (ci-dessousà gauche), c’est malheureux, car il ne s’agit pas d’une controverse, même si des théologiens fort divers peuplent l’assemblée, mais plutôt de l’exaltation du Saint-Sacrement, lien entre le ciel et la terre. Au milieu du ciel, le Christ, jeune ressuscité, trône au centre d’une auréole, entouré par sa mère et Jean-Baptiste. Le Dieu trinitaire n’est pas enfermé dans son Empyrée, par l’Esprit, le Père et le Fils agissent vers la terre au travers des Évangiles et du Saint-Sacrement. Rassemblés en un prestigieux collège, les Docteurs, Prélats, mystiques, religieux et fidèles qui entourent l’autel commentent, célèbrent, adorent le mystère divin; ils reçoivent le don du ciel, et en retour font monter leurs louanges. L’eucharistie est une sorte d’échelle de Jacob par laquelle descendent les grâces et remontent les offrandes. Cette communication est au cœur du mystère de l’Église.
La fresque, qui a demandé à l’artiste et à son équipe deux ans de travail, propose un panorama de tous les grands représentants de la foi, depuis les personnages bibliques, les apôtres, les pères de l’Église, les grands docteurs, jusqu’aux contemporains. On distingue en effet, à l’arrière-plan, Dante Alighieri et même Jérôme Savonarole, le dominicain florentin, brûlé pour hérésie, mais considéré comme un prophète par ses adeptes. Cette largeur d’esprit laisse pressentir une Église riche de nombreux tempéraments et de théologies diverses; elle n’est cependant pas divisée, tous font cercle autour de l’autel.
De l’autre côté de la pièce, une fresque représente la Philosophie. C’est la très célèbre École d’Athènes (ci-dessus à droite), ainsi appelée parce qu’elle est dominée par les hautes statures de Platon et d’Aristote. Autour d’eux sont rassemblés tout ce que connaissait l’époque comme sages et savants: Socrate, Démocrite, Héraclite, auquel Raphaël a donné le visage de Michel-Ange; on y trouve Épicure, souvent décrié à cause de la place qu’il accorde au plaisir, mais également Diogène, le misanthrope, et, coiffé de son turban, Averroès, le commentateur musulman d’Aristote. Raphaël s’est représenté lui-même dans un groupe d’astronomes, de géographes et de géomètres, «Arts» auxquels appartiennent les architectes et les peintres; il a donné le profil de son maître Bramante au grand mathématicien Euclide. Aucun besoin d’exclusive, la sagesse ne se sépare pas de la science. Comme le note la figure de la Philosophie au plafond de la salle, les deux sont à la recherche des causes, Causarum cognitio; elles sont ainsi une approche de Dieu, cause première.
Car si les méthodes et les chemins sont divers, il vaut la peine de les rassembler tous pour choisir ce qu’il y a de meilleur. Le peintre place ces brillants esprits sous des voûtes magnifiques qui préfigurent celles de la basilique Saint-Pierre que Bramante est en train de dessiner. La leçon est claire: une des tâches de l’Église est de rassembler et de préserver le savoir.
La même logique vaut pour les autres fresques représentant les beaux-arts (musique et poésie), le droit (civil et religieux), les vertus (cardinales et théologales). Cette volonté de réunir ce qu’il y a de meilleur dans toutes les cultures, avait trouvé sa plus forte expression dans les Neuf cents Thèses (1486) de Pic de la Mirandole, le «prince de la Concorde»7. Il était allé chercher chez les Égyptiens, les Chaldéens, les Grecs, les Juifs, les Pères de l’Église, les Scolastiques, tout ce qui pouvait servir à constituer une grande synthèse chrétienne; elle devait montrer que le christianisme résumait et concentrait en lui tout ce que les théologies anciennes avaient proposé. L’ampleur du programme avait choqué de la part d’un jeune homme de vingt-quatre ans et le pape Innocent VIII l’en avait blâmé. Mais il avait été protégé par Laurent de Médicis, et maintenant Léon X avait levé les censures à son endroit.
A tout cela, Luther oppose l’Écriture sainte: les textes sacrés, dit-il, sont la seule voie d’accès à la Révélation. Il les lit à partir d’un canon resserré, dont l’épître aux Romains est la clef d’interprétation. Dans l’étude du talmud, de la cabale, de l’hébreu, du grec, des hermétistes égyptiens, les Mirandole, Gilles de Viterbe, et autres Reuchlin ne visaient pas un retour au paganisme, mais voulaient au contraire montrer la convergence de ces théologies anciennes avec le christianisme, pour manifester la supériorité de ce dernier8. Pour eux, la pensée des philosophes et des savants anciens ne portait pas ombrage à la souveraineté du Christ, alpha et oméga de la création. Ils suivaient la proposition de s. Paul dans l’épître aux Éphésiens, «mener à bonne fin, quand les temps seraient accomplis, le dessein de réunir toutes choses dans le Christ au ciel comme sur la terre» (Ep 1,10).
De l’inspiration à la grâce transformante
Dans la fresque du Parnasse (ci-dessus), le dieu Apollon, entouré des Muses, joue une musique qui le transporte. Tous les grands poètes et musiciens de l’histoire l’entourent pour témoigner de la force de l’inspiration, ce souffle qui ouvre l’homme au divin. On y voit Homère, dont la cécité permet de mieux écouter les musiques intérieures, Virgile, Horace, les hommes de la poésie épique, et, une fois de plus, le profil aigu de Dante, homme d’État, poète et prophète. Même Sapho, la poétesse de Lesbos, y trouve sa place. Oui, car quand l’inspiration saisit l’homme, elle l’élève au-dessus du profane.
Raphaël se montre particulièrement doué pour suggérer ce mouvement. Dans la Libération de saint Pierre, un ange se déplace avec une surprenante aisance dans le décor glauque de la prison. Renversante apparition, toute de lumière et de transparence dans l’obscurité des geôles, elle provoque la surprise de l’apôtre et la paralysie des gardiens: saint Pierre se retrouve à l’air libre sans l’avoir véritablement compris. Intrusion d’un autre monde, la figure angélique est pourtant d’une efficacité désarmante dans le nôtre. Telle est la conception de la grâce selon Raphaël: une irruption du divin qui transforme immédiatement le présent.
Dans l’Extase de sainte Cécile (1514-1515 - ci-contre), qui se trouve actuellement à la pinacothèque de Bologne, Raphaël montre la patronne des musiciens, le visage illuminé à l’écoute de la musique des anges. Le génie de Raphaël parvient à exprimer par la peinture l’émotion intérieure: Cécile est vraiment bouleversée. Elle tient entre les mains un orgue portatif, qui perd ses tuyaux, à ses pieds un luth sans corde, des tambourins crevés. Elle en a sans doute magnifiquement joué autrefois, mais qu’est-ce que le son de ces instruments en comparaison des mélodies toute célestes qui la ravissent maintenant?
Il faut souligner l’audace de Raphaël qui met la jeune martyre romaine à même hauteur que saint Augustin, le grand théologien, sous le regard bienveillant de saint Jean l’évangéliste. Dans son extase, elle rejoint le ciel par le biais de la musique, accompagnée du regard méditatif de saint Paul et de la sereine beauté de Marie-Madeleine. L’émotion qui la bouleverse provoque sa transfiguration.
C’est ce que reprend plus expressivement encore la Transfiguration de Jésus-Christ (ci-dessous). Raphaël y travaille de 1517 à 1520, c’est-à-dire exactement au moment où les discussions s’enveniment entre Luther et ses interlocuteurs romains, Gilles de Viterbe, le supérieur général de son ordre, le cardinal Cajetan et le légat Miltiz. On peut voir dans ce tableau d’autel la contribution personnelle de l’artiste au débat sur la justification par la foi qui est en train de diviser la chrétienté occidentale pour des siècles9.
Le centre du tableau est occupé par la majestueuse personnalité du Christ, au-dessus d’Elie et Moïse et de trois de ses disciples. Il est alors «transfiguré», ses vêtements deviennent éblouissants. Raphaël nous le montre détaché du sol: le Christ vit en même temps une Ascension et une Résurrection. Le peintre a raison, car les trois mystères affirment une même réalité: le Fils manifeste sa véritable nature aux yeux des hommes. Comme le dit la voix sortie de la nuée: "Celui-ci est mon Fils bien-aimé; écoutez-le." C’est le moment de sa Révélation.
L’image est somptueuse mais l’élément vraiment novateur du tableau, c’est d’avoir placé directement en dessous le récit de la guérison de l’enfant possédé. Ce texte suit effectivement l’épisode de la Transfiguration dans l’évangile de Marc (Mc 9,14-29).
Quand Jésus redescend de la montagne avec Pierre, Jacques et Jean, il trouve les autres disciples au centre d’un attroupement: un homme prend la parole pour dire: mon fils est victime d’un esprit muet, tes disciples n’ont pas su l’expulser. «Mais si tu peux quelque chose, viens à notre aide, par pitié pour nous.» – «Si tu peux! ... reprend Jésus; tout est possible à celui qui croit». Aussitôt le père de s'écrier: «Je crois! Viens en aide à mon peu de foi!»
Nous sommes vraiment au cœur du problème du salut par la foi.
La mise en scène de Raphaël le représente très intelligemment. Les disciples de Jésus manifestent des attitudes variées: certains discutent entre eux, sans prêter attention à ce qui se passe. Debout, un grand jeune homme, à la chevelure noire bouclée, drapé dans un manteau rouge vif, vraisemblablement l’évangéliste Marc, montre d’un air décidé la haute stature du Transfiguré. Deux autres, Pierre et Jean, admiratifs, regardent l’enfant et prennent conscience du miracle en train de se produire. Au premier plan, un personnage grisonnant, l’apôtre André semble-t-il, plongé dans la lecture d’un grand livre, probablement une Bible, la délaisse, interpelé par ce qui se passe. Au centre de la scène, une belle jeune femme, vêtue de rose et de bleu, est agenouillée face au Transfiguré. Des mains, elle désigne l’enfant à André: «Laisse ton livre et regarde ce qui se passe», semble-t-elle lui dire. C’est certainement Marie-Madeleine, l’«apôtre des apôtres». Elle joue le même rôle que l’ange de la Dispute du Saint Sacrement, qui attirait, lui aussi, l’attention d’un homme âgé, plongé dans sa lecture, pour lui faire regarder du côté de l’autel et de la Présence réelle. C’est l’expérience, non le savoir, qui ouvre à la foi.
Reste le père. Les yeux pleins d’angoisse et de souffrance, il soutient le corps de son fils et regarde sans comprendre vers saint Marc. Il n’a pas encore aperçu le Ressuscité, il n’est pas encore éclairé par la foi. L’enfant, par contre, a déjà repéré son Sauveur et tend le bras vers lui. Dans la foule également les uns voient la guérison, les autres pas.
L’attitude contrastée des spectateurs correspond à la situation de l’Église des années 1517-1520, qui commence à se déchirer sur la forme d’action salvifique. Elle le restera longtemps encore.
En tout cas, la réponse de Raphaël est limpide: la guérison (ou le salut, en grec c’est le même terme) a besoin de la foi pour opérer, et celle-ci repose sur la vision du Christ glorifié. Mais encore faut-il qu’elle passe par une demande et celle-ci a besoin d’une motivation. C’est l’amour éperdu pour son fils qui pousse le père à réclamer un supplément de foi. Comme les transcendantaux, les vertus théologales sont inséparables: l’espérance vient au secours de l’amour et l’amour pousse à dépasser la faiblesse de la foi. Le salut vient du Christ mais le Christ demande l’engagement de l’homme et alors seulement le miracle se produit: le mauvais esprit prend la fuite et l’enfant est guéri. Raphaël se place dans le droit fil de l’épître aux Corinthiens: «Maintenant ces trois-là demeurent, la foi, l’espérance et l’amour mais l’amour est le plus grand» (1 Co 13).
Raphaël meurt le Vendredi saint, 6 avril 1520, à l’âge de trente-sept ans. Il n’avait pas tout à fait achevé le tableau, qui est placé cependant au-dessus du catafalque. Sa dépouille est enterrée dans l’église Sainte-Marie des Martyrs, l’ancien Panthéon romain, accompagnée d’une foule immense. En plus de son remarquable talent, Raphaël possédait une personnalité amicale et s’était attiré beaucoup de sympathies. «Excellent artiste et parfait gentilhomme», dit de lui Vasari. Le peintre avait formé une remarquable équipe de collaborateurs et gagné l’estime générale. Sa mort fut vécue à Rome comme une sorte de deuil national. Léon X vint bénir son corps. Pour Raphaël, l’unité du Bel et du Bon en Dieu n’était pas une abstraction, il en avait vécu.
Jean-Blaise Fellay sj
Cet article a paru en allemand dans la revue jésuite Stimmen der Zeit de janvier 2017 et en italien dans la revue jésuite La Civiltà Cattolica de janvier 2017 (Quaderno 3998)
Notes:
1. Cf. Heinrich W. Pfeiffer sj, La chapelle Sixtine révélée. L’iconographie complète. Botticelli, Le Pérugin, Rosselli, Piero di Cosimo, Signorelli, Ghirlandaio, Michel Ange. Musei Vaticani, Libreria Editrice Vaticana, 2007.
2. Comme l’écrivait Pic de la Mirandole, à Alde Manuce, le 11 février 1490 : « la philosophie cherche la vérité, la théologie la trouve et la religion la possède. » Cf. Henri de Lubac, Pic de la Mirandole, Aubier/Montaigne, 1974, p. 113. C’est le programme de la Chambre de la Signature.
3. Antonio Paolucci, Les Chambres de Raphaël, Edizioni Musei Vaticani, 2011, pp. 16-17.
4. Luther lui-même a désapprouvé l’iconoclasme mais Karlstadt et plus encore Zwingli et Calvin l’ont pratiqué systématiquement, au point d’en faire le marqueur de la progression des idées réformées.
5. Luc Ferry dans son Pic de la Mirandole, fait remarquer que Jean-Paul Sartre ignorait qu’il avait un prédécesseur vieux de plusieurs siècles. Mais Pic fondait, lui, cette liberté sur le Dieu créateur et non sur l’athéisme comme le philosophe existentialiste.
6. Erasme, Diatribe de libero arbitrio, 1524. Martin Luther, du Serf arbitre, Gallimard, Paris 2001, traduction Georges Lagarrigue, Gallimard, 2001, p. 167. La controverse s’aggravera avec la doctrine calviniste de la double prédestination.
7. Elles sont publiées en 1486, sous la dénomination de Conclusiones philosophicae, cabalasticae et theologicae.
8. Le pavement de la cathédrale de Sienne, auquel Raphaël a participé, reprend ce programme.
9. Cette peinture lui est commandée par le cardinal Jules de Médicis, qui sera élu pape sous le nom de Clément VII.