Au départ, en 1959, les jésuites Robert Stalder, Jean Nicod et Raymond Bréchet pensaient créer un mensuel pour les catholiques de Suisse romande. Ces derniers se trouvaient dans une situation minoritaire à tous points de vue, démographique, culturel, et religieux. Ils se répartissaient principalement en deux groupes: les habitants des cantons majoritairement catholiques, Fribourg et Valais, et la diaspora dans les villes protestantes. Les uns devaient être préparés à la modernité, les autres à la culture réformée. L’attente était grande, la revue correspondait au besoin et le succès fut immédiat.
L’option socialiste
En 1972, un tournant eut lieu. Robert Stalder partit enseigner l’histoire de la philosophie à Munich et Jean Nicod devint supérieur à Fribourg. Raymond Bréchet, dorénavant seul, s’entoura d’un conseil de rédaction fait de jeunes universitaires et de quelques personnalités protestantes. Nous étions sous l’impulsion du concile Vatican II et dans les remous de mai 68. L’époque était à la créativité et à la contestation. Le catholicisme n’était plus synonyme de tradition et de conservatisme. Le ton était radicalement optimiste: il s’agissait de refaire le monde, les séances de rédaction s’y emploieraient.
Poussé par les plus hardis, le rédacteur en chef prit l’«option socialiste», c’est-à-dire encouragea l’utilisation de moyens d’analyse marxiste. Pas question d’athéisme, bien sûr, mais certains de nos théologiens rêvaient de tenter avec Karl Marx ce que Thomas d’Aquin avait réussi avec Aristote au XIIIe siècle: renouveler la pensée chrétienne en intégrant une philosophie nouvelle. Le sociologue Jean Ziegler, un «marxiste révolutionnaire», arpentait alors volontiers les couloirs de la revue.
L’entreprise s’avéra difficile. Un dossier sur la famille était alors en préparation sous la conduite d’un sociologue dont c’était la spécialité, Jean Kellerhals. En bonne dialectique marxiste, on ne pouvait s’aventurer sur le terrain sociologique sans avoir sondé les bases économiques. Nous disposions d’économistes, mais spécialistes de l’entreprise: personne ne s’estimait compétent en économie domestique. Le dossier resta en suspens, comme beaucoup d’autres projets.
Ce qui fit déborder le vase fut la recension d’un ouvrage proposant une lecture matérialiste de l’évangile de Marc. Ce fut un biologiste qui s’en chargea, à la consternation des exégètes de la communauté. D’autres lecteurs se plaignaient: «Vous êtes contre tout, l’Église, l’État, l’armée…» Les désabonnements se multipliaient, les menaces de démission également.
Professionnalisation de la rédaction
En désespoir de cause, Raymond Bréchet licencia tout le monde et fit appel à Albert Longchamp sj,[1] qui s’était fait une place à la rédaction de Témoignage chrétien à Paris. Celui-ci vint m’arracher des bras de Théodore de Bèze auquel je me consacrais à l’Institut d’Histoire de la Réformation. Nous nous mîmes rapidement d’accord sur la formule de la revue dont nous rêvions, plus professionnelle, plus lisible, plus illustrée, plus proche de l’actualité. Je m’inscrivis aussitôt aux cours de journalisme à Lausanne. Nouvelle imprimerie, nouvelle maquette, auteurs chevronnés, ligne rédactionnelle claire, conseil de rédaction resserré, secrétariat de rédaction efficace, service de promotion expérimenté; le nombre des abonnements prit l’ascenseur. En fait, nous étions une équipe de quatre jeunes jésuites du même âge, dotés d’une sérieuse formation et la rédaction comportait désormais quatre rédacteurs professionnels.
Quelques articles signés en commun tracèrent la ligne rédactionnelle. Une interview de Denis de Rougemont, signée par Albert Longchamp et moi-même, présentait l’auteur de L’Amour et l’Occident, le penseur du personnalisme et du fédéralisme, le pionnier de l’écologie, proche d’Emmanuel Mounier et de la revue Esprit. Quelques temps plus tard, un éditorial comportant une mise en garde contre le séminaire créé à Écône par Mgr Lefèbvre était publié sous les noms de Joseph Hug sj, Jean-Bernard Livio sj et moi-même: choisir fut la première publication à dénoncer la machine de guerre contre le concile Vatican II qui était en train de s’installer en Valais. La rédaction s’affirmait encore une fois sur le chemin ouvert par Jean XXIII et les Pères conciliaires.
Nous étions réunis aussi par l’intérêt pour la Bible et l’œcuménisme. Raymond Bréchet sj avait déjà effectué un remarquable travail dans cette direction. De notre côté, nous avons tout de suite rencontré des pasteurs et des laïcs désireux de collaborer. Les choses s’enchaînèrent très vite.[2]
Tumultes politiques
Le lien entre œcuménisme et politique a été peu étudié, mais il est certain que le rapprochement confessionnel a joué son rôle dans la culture du débat, la paix sociale et la relative harmonie de la vie politique en Suisse. Notre pays lui doit également une partie de sa prospérité économique.
En effet, la Romandie se développait vigoureusement au cours de ces années: autoroutes, chemins de fer, aéroport, universités, commerce, industrie, tout se renforçait. L’arc lémanique devenait une mégapole; Fribourg se rattacha au Chablais et s’industrialisa; le Valais, pôle hydraulique, devint également un centre de la chimie; Genève, en lien avec le monde entier (ONU, CERN, CICR, Conseil œcuménique des Églises, WEF, etc.), tout en restant un centre horloger et financier, axa son économie sur le commerce des matières premières.
Dans le reste du monde, malheureusement, les choses n’allaient pas si bien: montée du terrorisme (avec la bande à Baader et les Brigades rouges), fronts de libération, longue cascade des guerres postcoloniales en Afrique et en Asie, division Est-Ouest de l’Europe symbolisée par le mur de Berlin, tensions entre le Nord développé et le Sud se débattant dans le sous-développement… Des articles de la revue tentaient régulièrement d’éclairer la situation et d’esquisser des solutions. L’Amérique latine, avec ses dictatures et ses alternances démocratiques fragiles, interrogeait particulièrement, d’autant plus que cette région regroupait la plus nombreuse population catholique du globe et que la question du développement économique devenait une préoccupation théologique.
Problèmes internes d’Église
De fait, les questions de société taraudaient particulièrement nos lecteurs, car la morale catholique peinait à y répondre. Avortement, contraception, divorces, mariages interconfessionnels, familles recomposées: ces débats traversaient la société et troublaient les croyants.
L’encyclique Humanae vitae du pape Paul VI en 1968 avait interdit l’utilisation de moyens anticonceptionnels «artificiels». Ce choix prit une dimension plus importante encore avec l’élection de l’archevêque Karol Wojtila au pontificat sous le nom de Jean-Paul II. Il développa une «théologie du corps» qui exaltait l’amour conjugal et accordait une importance majeure à sa dimension corporelle. Mais au nom de cette dignité, il posait des exigences très élevées en matière de chasteté, de fidélité et de continence. Elles apparurent très au-dessus des capacités des fidèles et cela mit nombre de croyants en porte-à-faux, les femmes en particulier.
Autre souci, la baisse du nombre des prêtres, avec la chute des entrées au séminaire et un clergé de plus en plus âgé s’épuisant à répondre aux besoins pastoraux. La question du mariage des prêtres fut écartée, celle des viri probati, ces hommes mariés d’un certain âge qui pourraient être appelés au sacerdoce, mise de côté. Le développement des communautés charismatiques laissait néanmoins espérer un «printemps de l’Église». Mettant en vie commune hommes et femmes, religieux célibataires et couples mariés, prêtres et laïcs, elles ouvraient une page nouvelle. Mais très vite apparurent des problèmes dans plusieurs de ces communautés: le rôle excessif du fondateur, réunissant trop de pouvoirs, entraînait des abus d’autorité voire sexuels. Il fallait revoir les bases de la formation humaine et spirituelle du clergé et des communautés religieuses.
Nous avons essayé d’y contribuer. La revue ne pouvait se contenter de publier des articles, il lui fallait travailler plus concrètement. Nous avons ouvert notre bibliothèque qui s’agrandissait semaine après semaine de livres à recenser (une rubrique particulièrement appréciée des lecteurs). Nos bibliothécaires servaient et conseillaient les visiteurs. Nous avons constitué un service de documentation, le CEDOFOR, accessible aux médias et à aux étudiants de l’Atelier œcuménique de théologie et de la Formation en catéchèse dans lesquels nous étions investis.
Retrouver le centre de la foi
Ce qui nous tenait le plus à cœur, c’était la dimension philosophique et spirituelle. L’influence des grands maîtres du soupçon déclinait, il fallait retrouver le courage d’une foi explicite. En relisant les articles, je vois l’influence de trois penseurs majeurs, le Père Henri de Lubac sj, Max Weber et René Girard. Henri de Lubac avait fait paraître Le drame de l’humanisme athée en 1944. Il démontrait que l’antithéisme fondamental de Feuerbach, Marx et Nietzsche provoquait non seulement la «mort de Dieu» mais encore celle de l’homme, en donnant naissance à des sociétés liberticides. Ce grand livre avait été écrit durant l’occupation allemande en France, au moment où le pays risquait de perdre son âme dans la collaboration avec le régime de Vichy. De Lubac faisait partie des éditeurs d’une parution clandestine, Les Cahiers du Témoignage chrétien, lancée par le jésuite Pierre Chaillet avec d’autres confrères. Ces résistants, restés minoritaires dans le catholicisme de l’époque, dénoncèrent, dès la Libération, le danger non moins grave que représentait le communisme. Ils ne furent pas davantage écoutés. Dans les années 1970-90, le marxisme sous différentes formes jouait un rôle majeur dans le monde universitaire français.
On y connaissait peu Max Weber, le père de la sociologie allemande. Il avait écrit en 1908 un livre important, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Il expliquait que les mentalités religieuses et culturelles peuvent exercer un impact plus déterminant que les conditions matérielles dans le développement économique d’un pays. Il avait attiré l’attention sur le «syllogisme pratique» de Théodore de Bèze, faisant le lien entre la réussite financière et la foi en la prédestination. Chez les puritains anglo-saxons, l’assurance d’être élu était confortée par le succès. De surcroît leur éthique du travail, doublée d’un style de vie austère, ne pouvait que favoriser l’accroissement du capital. Il l’avait constaté en Allemagne d’abord, puis dans le reste du monde: la richesse des nations était d’abord une question de mentalité. C’était d’ailleurs une source de fierté pour les Réformés d’avoir été des promoteurs de la liberté de conscience et des droits de l’homme, autres éléments fondamentaux de la démocratie, tout en promouvant la prospérité économique.
Marx considérait la religion comme l’«opium du peuple», René Girard en 1972, avec La violence et le sacré puis avec Des choses cachées depuis le commencement du monde, découvrit que la plupart des sociétés recourent au sacrifice d’une victime pour masquer l’origine des violences qui les ravagent. Le bouc émissaire de l’Ancien Testament en est un exemple célèbre. Le phénomène se retrouve dans la vie familiale et amoureuse. Ce n’est pas un hasard si les grandes religions reposent sur un sacrifice originel. Même les systèmes athées ou néopaïens du XXe siècle recourent au subterfuge -Goulag, camp de concentration ou Révolution culturelle. Du massacre doit émerger une société racialement ou politiquement purifiée, pouvant jouir en paix de sa bonne conscience.
En lisant l’évangile de saint Luc, Girard vit que la vie et mort du Christ ruinaient ce système en dévoilant son hypocrisie. C’est dans le cœur de chaque individu et au centre de toute société que se cachent la violence et le meurtre. IIs se nourrissent d’envie et de jalousie. Nulle victime extérieure ne peut nous en délivrer. Il ne suffit pas de laver l’extérieur du plat, c’est l’âme qu’il faut changer. Hélas, cher Karl, l’évangile n’est pas un opium qui endort mais une cruelle révélation qui réveille.
L’acceptation du tragique
Le poète Georges Haldas, qui tint durant vingt ans une chronique mensuelle dans choisir, soutenait une position semblable. Il avait été communiste, au nom de l’égalité et de la justice, puis il prit conscience de la dimension meurtrière de cette idéologie. Il retrouva la foi orthodoxe de son enfance et comprit la rupture fondamentale que constitue la Résurrection.
L’expression même du Mal, c’est le meurtre, disait-il. Le Christ lui-même l’a subi. Or il est réapparu pour manifester la transcendance de l’amour et de la vie. La Résurrection n’est pas une vague imagination céleste mais une réalité terrestre, un affrontement quotidien entre la vie et la mort dans l’existence de chacun. L’état de poésie, c’est percevoir le monde comme traversé d’un souffle divin et lutter pour le rendre humain. Cela exige le dépouillement intérieur du poète, sa nudité devant l’existence.
Aujourd’hui, la guerre d’Ukraine nous rappelle que le règne du meurtre et du mensonge n’est pas terminé et que la lutte pour la justice ne fait que de commencer.
[1] Albert Longchamp sj est décédé le 4 août 2022 à l’âge de 80 ans. L’écriture était pour lui une passion et une arme, et son métier de journaliste un apostolat. Il a été engagé dans la rédaction de choisir durant de longues années, en qualité de jésuite et journaliste, de rédacteur en chef puis de directeur. (n.d.l.r.)
[2] Voir à ce sujet Joseph Hug sj, choisir et son œcuménisme chevillé au corps.