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lundi, 09 mars 2020 11:27

De la terreur à la foi

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Réfléchissant à la peur, je me suis rappelé une expérience berlinoise au milieu des années 70. J’étais en Allemagne pour une formation spirituelle, celle que l’on fait chez les jésuites à la fin des études, après quelques années d’insertion professionnelle: il s’agit à la fois d’une sorte de bilan et d’une forme de renouvellement des racines spirituelles. Au loin brillaient les lumières du mur de Berlin, protégé par les féroces vopos

Jean-Blaise Fellay sj, Villars-sur-Glâne, historien, a été directeur spirituel des séminaires diocésains des évêchés de Lausanne, Genève et Fribourg et de Sion, professeur à l’Institut Philanthropos et rédacteur en chef de notre revue durant 14 ans. Il tient une chronique régulière sur jesuites.ch.

Je retrouvais là quelques camarades d’études qui étaient dans leur majorité en train d’inaugurer leur carrière d’enseignants et se voyaient renvoyés à un état de novices. Nous le vivions avec un certain étonnement, mais aussi avec le bonheur d’être soulagés d’un travail professionnel exigeant.

Nous étions logés dans un cadre bucolique au bord d’un grand lac ou plutôt d’une anse de rivière. La ville de Berlin s’étalait sur une vaste plaine traversée de parcs et de lacs propices à la rame et à la méditation. Je me souviens du premier soir, le soleil se couchait dans un bouquet de teintes pourpres alors qu’une guirlande de lumières s’allumait à l’horizon dans la pénombre. C’était magnifique.

Le lendemain, j’appris que ces lumières étaient celles qui éclairaient le Mur, le célèbre mur de Berlin, symbole du rideau de fer qui coupait l’Europe en deux et de la guerre froide qui divisait le monde. J’eus l’occasion par la suite de traverser plusieurs fois cette énorme tranchée pour me rendre dans la partie orientale de la ville. C’est ainsi que je fis la connaissance des vopos, la Volkspolizei est-allemande redoutée.

Des mondes superposés

C’est vrai qu’elle instillait la peur. D’abord par leur uniforme et leur casque d’acier qui faisaient resurgir le souvenir des troupes nazies. Leur regard soupçonneux ensuite, les documents qu’ils épluchaient avec une rigueur scrupuleuse, la richesse des moyens qu’ils mettaient en œuvre pour déceler toute infraction, par exemple les miroirs qu’ils glissaient sous les voitures pour en contrôler les dessous. Enfin le Mur lui-même, une sorte d’autoroute à travers la ville, avec une double barrière, des rouleaux de barbelés, des mines, des miradors à intervalles réguliers, des installations de tir automatique et un éclairage nocturne constant. Les tentatives de franchissement se terminaient le plus souvent par la mort.

Au contraire, dans Berlin-Ouest, l’esprit de Mai 68 régnait chez les étudiants. La Freie Universität était agitée par les slogans des Communes contestataires et les provocations de la révolution sexuelle. Il fallait à tout prix se démarquer des systèmes autoritaires de l’Est comme de l’Ouest. Par ailleurs, on se faisait dépasser sur la route par des chars blindés de 65 tonnes qui roulaient parmi les voitures. La ville était quadrillée par les patrouilles des troupes américaines, britanniques et françaises. Nous habitions à côté d’un camp de rangers anglais dont la dureté de l’entraînement me faisait frémir.

Un matin, je me suis trouvé avec un jeune juriste berlinois sur un de ces observatoires qui permettaient de regarder par-dessus le Mur. Il me disait son chagrin de devoir quitter la ville de son enfance dont l’avenir lui semblait bloqué du fait de cet enfermement. Quelques jours plus tard, du côté Est, à l’Université Humboldt, étant à la recherche d’un livre rare, je dus exhiber mon passeport pour obtenir un prêt. Le petit livret rouge à croix blanche produisit un effet foudroyant. Les conversations s’arrêtèrent, les regards se fixèrent sur lui. Je pris conscience d’appartenir à un autre monde, celui où les citoyens peuvent passer les frontières et voyager à leur guise. Tout le monde se mit en quatre pour me servir et se montra d’une amabilité parfaite. J’étais devenu un extraterrestre.

Au retour, je passai devant les vopos de garde devant une chancellerie. Ils se tenaient au garde-à-vous, portant un fusil surmonté d’une gigantesque baïonnette. Ils le tenaient sur le plat de la main, le coude à angle droit. Une posture pénible, qui me parut refléter la dureté du système.

Immatériels, mais réels

Une douzaine d’années plus tard, en 1989, je vis avec stupéfaction la liquéfaction de ce même système. La télévision montrait une foule joyeuse entourant les policiers du check point Charlie. Ceux-ci, désorientés, levaient la barrière sans protestation et la foule se déversait, hilare, dans les rues de Berlin Ouest. Le mur de Berlin s’était ouvert, sans un coup de feu, sans une goutte de sang, sans même un accord ou une négociation. Il s’effondrait de lui-même, dans un curieux enchaînement qui passait par une bourde de l’attaché de presse, un chef de poste laissé sans instructions la confusion du gouvernement de Pankow, le souhait du plus haut dirigeant de Moscou, Gorbatchev, d’introduire un assouplissement du système soviétique.

Matériellement, rien n’avait changé. Le Mur était debout, les vopos avaient leurs armes chargées, l’ordre de tirer à vue n’avait pas été levé, mais mystérieusement le monde s’était transformé. Celle qui régnait en maître, la peur, s’était dissipée. L’heure était à la fraternité, tout le monde s’embrassait. Une révolution invisible s’était produite, personne, semble-t-il, ne l’avait décidée.

Cela pose une question étrange: quelle est la puissance de la terreur? C’est à la fois une réalité aussi évidente que difficile à cerner. Berlin a connu au cours du XXe siècle le militarisme prussien, la violence nazie, la tyrannie communiste. Paradoxalement, c’est dans cette ville qu’on nous avait réunis, avec ma douzaine de confrères, pour reprendre les bases de la vie spirituelle. Nous apprenions à marcher, à nous asseoir, à manger et à boire, en pleine conscience. À travailler sur le silence et la paix de l’âme, à chercher Dieu en toutes choses, selon la spiritualité de saint Ignace, le tout à deux pas du Mur et de ses barbelés, le regard posé sur la rive verdoyante de la Havel et de l’Ile aux paons. Était-ce de l’inconscience ou une échappée vers l’éternelle sagesse? Probablement les deux à la fois.

La menace mortelle des armes nucléaires pouvait à tout instant déclencher l’apocalypse dans le monde entier, Berlin était le lieu où nous pouvions le percevoir le plus immédiatement. Était-ce alors de la folie de rester dans le silence et l’oraison ? À la réflexion, je me dis aujourd’hui que si les forces du mal prennent leur source dans le cœur de l’homme, c’est également dans l’intériorité que grandit la capacité de résistance à la violence et au mensonge.

Le langage du courage

Ce Land de Brandebourg a vu passer tant d’armées ces siècles derniers, dont celles de Napoléon, mais ce sont finalement les poètes, les philosophes, les musiciens, les savants de ce pays qui ont apporté quelque chose de durable au monde. C’est la foi religieuse qui a donné sa capacité de témoignage à un Soljenitsyne dans le Goulag, à un Mandela dans les geôles sud-africaines. En Allemagne, c’est elle qui a porté la résistance du jésuite Alfred Delp et du théologien protestant Dietrich Bonhoeffer, exécutés par les nazis, et c’est dans sa prison berlinoise que ce dernier a rédigé Résistance et soumission.

Alfred Delp sj, âgé de trente-sept ans, est décapité le 2 février 1945 à la prison de Berlin-Plötzensee. Il écrit un dernier billet: «Combien de temps attendrai-je ici? Serai-je tué et quand? Je ne sais pas. D’ici jusqu'à la potence de Plötzensee il n’y a que dix minutes en voiture. On n’apprend que peu de temps auparavant que le jour est venu et que c’est en fait immédiatement. Pas de tristesse. Dieu m’aide de façon si merveilleuse et si visible jusqu’à maintenant. Je n’ai pas encore peur. Ça peut venir. Peut-être Dieu veut-il que cette attente soit l’ultime épreuve de la confiance. C’est bon pour moi. Je m’efforcerai de tomber dans la terre nourricière comme une semence fertile pour vous tous et pour ce pays et ce peuple que je voulais servir et aider.»

« Je n’ai pas encore peur. Ça peut venir », tel est le langage du courage. Alfred Delp n’a pas peur de la peur, il connaît son pouvoir qui peut nous submerger, mais il croit au-delà de son influence temporaire. Sans fanatisme, sans haine, il repose dans une confiance qui dépasse la fragilité humaine car elle repose sur Dieu. «Mort où est ta victoire?» Terreur, où est ton triomphe?

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