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lundi, 05 octobre 2020 09:23

Mon corps, c’est moi

Écrit par

Musée Russe, Nikolai Kalmakov, L'Artemis et Endymion endormi 1917 © GODONG, Pascal DelocheJean-Blaise Fellay sj se souvient d’un conseil de rédaction de la revue choisir dans les années 70. La Covid-19 était encore loin. Pourtant les réflexions autour de notre relation au corps -bien que très différentes- étaient déjà au centre de toutes les attentions. «Nous étions dans la mouvance de mai 68. Le conseil était constitué majoritairement par de jeunes universitaires, doctorants ou assistants de hautes écoles. Les débats étaient passionnés et faisaient le désespoir du secrétaire de rédaction qui, de temps en temps, lançait: «Messieurs, le prochain numéro!» Ce rappel à l’ordre nous consternait, nous étions en train de refaire le monde et nous étions tout proches d’y parvenir. Il fallait changer l’Homme et la Société, et pour cela commencer au début. «Il faut habiter son corps», décréta l’un de nous, un théologien.

La formule me surprit, habiter une maison c’est possible, on peut y entrer et en sortir, mais peut-on sortir de son corps et y entrer à nouveau? Nous occupions à l’époque le septième étage d’un immeuble bordant l’avenue du Mail à Genève et il m’arrivait, pour terrifier les secrétaires, de sortir par une fenêtre et de rentrer par une autre. À cette hauteur, une chute sur le trottoir ne laissait aucune chance de survie. Je n’aurais pas pu dire: «Tiens, voilà mon corps qui tombe!» Lui et moi nous partagions le même destin. Tout alpiniste sait cela, et plus encore quand il est lié par une robuste corde à un autre grimpeur.

Une idée ancienne: le corps prison de l'âme

Il semble que cette conviction soit moins présente chez ceux qui vivent éloignés des réalités matérielles, comme certains intellectuels ou religieux. L’histoire des idées le démontre. Selon de vieux mythes perses ou mésopotamiens, Dieu au commencement créa des anges, certains désobéirent et furent punis en étant jetés sur terre et obligés de revêtir des corps. Cette idée d’une préexistence céleste se retrouve ensuite chez des philosophes grecs, pythagoriciens et platoniciens notamment: le corps prison de l’âme. La Bible garde le souvenir de ce mythe dans l’histoire de la révolte de Lucifer et du combat de ses anges contre saint Michel, qui en sortit vainqueur.

Ces idées, très répandues en Orient, provoquèrent l’apparition de nombreuses sectes dualistes au sein du christianisme, le manichéisme fut l’une des plus importantes. Il raconte l’histoire du monde comme la lutte épique entre le royaume des Ténèbres et celui de la Lumière, un combat qui se poursuit en chaque homme, déchiré entre son esprit, qui appartient au monde du Bien, et son corps dominé par le Mal. Le salut consiste pour le croyant à se dégager durant sa vie terrestre de tout ce qui est corporel. Cette thèse est reprise dans l’évangile apocryphe de Judas, affirmant que ce dernier était le seul disciple à avoir compris la pensée du Maître: tout faire pour quitter le monde et rejoindre le Ciel. Selon cette conception gnostique, le Christ n’avait qu’une apparence corporelle et n’avait donc pas souffert sur la croix. Car un Dieu ne peut ni souffrir ni vraiment s’incarner.

Musée de l'Ermitage, Cupidon et Psyché, Russie © GODONG, Pascal Deloche Retour vers le Ciel

Les conciles orthodoxes insistèrent au contraire sur la réalité de l’incarnation du Fils de Dieu et la vérité de sa mort. La Confession de foi de Nicée affirma ensuite clairement la résurrection des corps, car le salut concerne l’Homme total, Corps et Âme. Cependant, tard encore, saint Augustin et saint Grégoire pensaient que la race humaine devait reprendre la place laissée par les anges déchus, et pour cela couper les liens avec le monde. Les nombreuses réformes monastiques qui se succédèrent avec cette spiritualité insistaient sur le danger du plaisir et redoublaient les pénitences et les macérations pour arracher les moines aux séductions du siècle. De surcroît, et malgré les condamnations et les persécutions par l’Église officielle, des sectes chrétiennes dualistes réapparaissent régulièrement dans l’histoire: bogomiles, patarins, cathares, jansénistes, puritains… ayant toutes en commun la méfiance à l’égard du corps, de la sexualité, de la fécondité et, en conséquence, de la féminité.

Moi, cette merveille

La science moderne nous donne un tout autre récit des origines. Non, nous ne sommes pas, comme le disait Lamartine, «un ange déchu qui se souvient des cieux». Notre départ est très terrestre et très modeste, mais il raconte une aventure extraordinaire. Treize milliards d’années, en gros, depuis le Big Bang, trois milliards d’années pour l’apparition de la vie sur Terre, 300 millions d’années pour celle des mammifères, 7 millions pour la séparation des homininés des autres singes, 300’000 ans (cela change rapidement depuis quelques décennies) pour notre espèce, le Sapiens, 6000 ans pour l’apparition de cultures urbaines... tout cela a donné le corps humain et son matériel génétique. Et voici que, depuis quelques années, nous apprenons que l’épigénétique modifie ce matériau d’une génération à l’autre.

Voici donc ce que je suis: un certain nombre d’acides aminés organisés en gènes avec des atomes apparus il y a plus de 13 milliards d’années, qui ont réussi à s’organiser, à survivre, à s’adapter à tous les changements de climat sur cette planète, dus aux bombardements de météorites, aux éruptions volcaniques et aux chocs des continents. Cette rage de vivre, envers et contre tout, cette intelligence à profiter de toutes les niches écologiques, cette capacité de se transformer durant de si nombreuses années font que, aujourd’hui, je peux dire: moi.

Mon corps n’est pas une prison, c’est le fruit d’une longue et surprenante histoire. Je l’ai reçu de mes parents et de mes ancêtres. Ma vie est indissolublement liée à un ensemble de choses données et de choses voulues. Depuis mon premier refus, enfant, de manger de la soupe, j’ai ma part de responsabilité dans la conduite de mon existence. Et ces choix impactent mon corps comme mon esprit. Pour revenir à l’histoire de l’alpiniste et de la chute, pensons au funambule. Il marche sur un fil au-dessus d’un vide impressionnant. Pour le faire, il a besoin d’une parfaite coordination de tous ses mouvements, ce qu’il obtient au prix d’un entraînement physique et mental. Le contrôle de tous les muscles du corps mais aussi de ses émotions. Il ne doit pas se laisser distraire par des événements extérieurs, ni se laisser troubler par des mouvements intérieurs. Pour maîtriser son art, il a renforcé sa musculature et densifié les liaisons internes de son cerveau. Il est devenu un autre type d’homme.

La plus remarquable propriété de l’être humain est cette capacité de se transformer lui-même par l’éducation et le savoir.

Il a pu ainsi, au travers des millénaires, apprendre des techniques nouvelles et concurrencer les autres espèces animales en apprenant à voler, à naviguer sur les mers, à escalader les montagnes, à plonger dans les abîmes et même à quitter le sol de notre planète. De fait, nous ne sommes pas descendus du ciel, nous y montons.

Une précieuse corporéité

Et Dieu me direz-vous? Je répondrais comme l’archevêque de Cantorbéry à Charles Darwin: cette histoire rend encore plus belle le récit de la Genèse. L’évolution biologique nous dévoile un récit de la Création plus admirable que celle des mythes anciens. D’abord, elle est vraie, ensuite elle montre toute la gravité et la responsabilité qui est la nôtre dans la survie de notre espèce et de son environnement. Cette responsabilité et les conséquences qu’elle implique correspondent à ce qu'on appelait autrefois la sanctification ou la divinisation, c’est-à-dire une progression éthique. Celle-ci ne se réalisera pas au travers d’une désincarnation illusoire, mais au contraire par la prise au sérieux de notre corporéité, de notre humanité et de ses exigences.

L’Évangile y ajoute la perspective d’une convergence heureuse et ultime de toute cette prodigieuse aventure dans le Christ ressuscité. Mais elle exige le passage par la mort, chose que la philosophie ne parvient pas à digérer, incapable par nature de transcender l’absurde et l’odieux.

Sans la foi, l’admirable évolution biologique débouche sur le non-sens, elle s’éteint dans les froideurs de l’entropie ou les bruyantes catastrophes cosmiques.

Or mon expérience de vie, déjà longue, m’a profondément convaincu que la vie est mue en profondeur par l’amour; or, par essence, l’amour est une résurrection.

Notre revue a consacré son numéro 697, d'octobre 2020, au Covid-19. Par rapport à la transformation de notre relation au corps depuis la Covid-19, voir en particulier l'article de Sabine Potais, Le terreau de la fraternité.

Et pour creuser la question de notre rapport au corps: choisir n° 688, juillet-septembre 2018: Le corps chamboulé, à commander à : 13,50 frs le numéro.

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