Depuis longtemps, il nous a semblé essentiel à Taizé que notre prière soit à la fois belle et accueillante, qu’elle invite autant que possible à une participation active de tous, sans exception. Pour comprendre cette motivation, il est bon de remonter au tout début de la vie de la communauté.
En 1940, quand Frère Roger arrive dans le village presque abandonné de Taizé et décide d’y vivre, il porte en lui le projet de créer une communauté pour répondre concrètement à l’appel à la réconciliation.[1] Il pense aussi à ceux qui souffrent de la guerre et, alors qu’il est encore seul, il accueille des réfugiés, entre autres des juifs. Chantant quand il prie ou quand il travaille, il dira plus tard en parlant de ces premières années, à quel point le chant le soutenait : « À travers la prière chantée, Dieu m’a construit et m’a aidé à accepter des risques, à dépasser la peur d’être arrêté. »
Les temps ont changé bien sûr, mais aujourd’hui encore, dans un autre contexte, notre communauté fait le même constat : le chant rejoint d’une manière toute particulière les profondeurs de l’être humain et aide chacun à se construire au-dedans. Il contribue à nous unifier, corps et esprit, à vivre des passages qui nous modifient. Loin d’être un simple ornement pour la prière, il lui est fondamental. Quand nous nous mettons à chanter, nos poumons comme notre esprit s’élargissent et la confiance en Dieu, exprimée par le chant, vient nous habiter et grandit en nous.
Un large répertoire
Mais revenons à Frère Roger. Dans les années qui suivent la guerre, il est rejoint par d’autres frères. Ensemble ils mettent en place une prière commune. Ils s’inspirent de l’héritage de la prière monastique, incorporant des psaumes, une lecture biblique, des intercessions. Ils puisent aussi dans le trésor des chants de la Réforme. Au fil des années, ils découvrent la beauté de la liturgie orientale et certains chants orthodoxes sont repris dans la prière commune des frères. L’enrichissement progressif du répertoire se fait avec l’aide de compositeurs qui créent pour la communauté des œuvres nouvelles.
Ces années donnent aux frères de percevoir à quel point la prière commune peut ouvrir un espace où se vit l’unité. Une telle prière fait pressentir la beauté de la communion. Pour le chrétien, Dieu lui-même est communion. Les frères commentent souvent à cette époque une expression utilisée par des chrétiens
orthodoxes pour parler de la liturgie : Joie du ciel sur la terre. Ces paroles les marqueront durablement. La communion du Christ vécue dans la prière commune peut conduire jusqu’à cette joie-là.
Un important tournant s’opère au début des années 1970. De plus en plus de jeunes commencent à venir à Taizé. Il devient évident que pour partager avec eux ce qui est au centre de la vie de la communauté, des changements sont nécessaires. La prière commune, jusque-là en français uniquement, doit s’ouvrir à d’autres langues. En même temps, certains chants très appréciés par les frères s’avèrent trop difficiles pour être enseignés aux jeunes. Certains textes sont trop longs ou trop difficiles à comprendre. Et parmi ceux qui viennent à Taizé, beaucoup n’ont pas l’habitude d’entrer dans une église. La prière a donc besoin de se faire plus accessible, d’être élargie aux dimensions d’une diversité, jusque-là inconnue, de langues et de générations.
Accepter cette nouvelle réalité ne va pas de soi. Que faire alors ? Avec le recul, il est surprenant que Frère Roger et les autres frères se soient laissés interpeller à ce point. Sans toucher à la structure même de la prière commune, articulée autour du chant des psaumes, de la lecture biblique et des intercessions, la communauté explore différentes pistes. Les cantiques sont traduits et adaptés dans d’autres langues. De la musique instrumentale est introduite pendant la prière. Parfois de jeunes musiciens amènent un chant de leur pays. Mais aucune solution ne paraît convaincante. Intégrer des éléments trop disparates ne donne pas un résultat harmonieux.
Le sens de la répétition
Après de longues recherches, une voie se dégage grâce à une ancienne forme musicale, le canon. Les frères prennent connaissance des canons du Llibre Vermell de Montserrat, datant du Moyen Âge, et d’un canon connu par des jeunes Allemands, le Jubilate Deo, composé par Michael Praetorius au XVIIe siècle. La brièveté des textes et la simplicité de la mélodie permettent à tous de les apprendre facilement. La forme même du canon, avec sa succession de deux voix superposées, fait que le chant reste vivant même s’il est repris très longuement.
Cette expérience d’une assemblée diverse réunie par la beauté du chant et priant avec seulement quelques paroles est déterminante. Les frères contactent un compositeur ami, Jacques Berthier, qui avait déjà travaillé avec eux auparavant. Ils lui proposent d’écrire des nouveaux canons. Bientôt, il y en a plusieurs : Cantate Domino, Magnificat, Veni creator... Ces premiers chants sont composés en latin et tirés principalement des psaumes et d’autres écrits bibliques ou liturgiques. Peu de temps après, des textes en langues vivantes sont utilisés, en français, en allemand, en espagnol ou dans d’autres langues encore. Une forme très proche du canon, répétitive elle aussi, vient s’y adjoindre : l’ostinato à huit mesures. D’autres formes musicales répétitives, telles que des acclamations et des litanies, sont adoptées. Dans certains chants, des versets chantés par un soliste ou des phrases instrumentales sont ajoutés.
En tout cela il importe d’insuffler et de maintenir une vitalité musicale. Petit à petit, des chants nouveaux prennent leur place à côté des éléments déjà établis de la prière de la communauté : Nada te turbe sur des paroles de sainte Thérèse d’Avila, Bleibet hier tiré du récit de l’Évangile de Jésus au jardin de Gethsémané, Mon âme se repose venant du psaume 62 Bénissez le Seigneur, extrait du cantique du livre de Daniel...
Après la mort de Jacques Berthier (1994), le Père jésuite Joseph Gelineau[2] poursuit avec les frères ce travail de recherche et de composition. Frère Roger encourage également plusieurs frères à composer. C’est ainsi que depuis le décès du Père Gelineau sj, survenu il y a près de dix ans, des frères continuent à écrire de nouveaux chants avec l’aide d’un autre compositeur, ami de la communauté, Xavier Dayer.
Le caractère répétitif de ces chants fait redécouvrir une veine méditative qui a toujours existé dans la vie des croyants, même dans d’autres religions. On peut penser à la prière du nom de Jésus, bien connue dans la tradition chrétienne orthodoxe, ou au rosaire dans la tradition catholique. La répétition favorise la prière, en laissant descendre quelques paroles des lèvres au cœur, du niveau de la pensée aux profondeurs de l’être. Ainsi une simple phrase permet d’intérioriser la Parole de Dieu et les réalités de la foi. Dans cette simplicité, les lumières et les obscurités de l’être humain, ses espoirs et ses luttes s’ouvrent devant Dieu.
Il est sans doute important cependant de le reconnaître : de tels chants peuvent surprendre au début. À cet égard, les paroles du Père Gelineau sont éclairantes : « Dans l’histoire de la musique occidentale, il s’est produit un phénomène très important, qui a fini par marquer la liturgie et le chant dans la liturgie : la maîtrise de la durée. C’est très remarquable dans la nouvelle liturgie des Heures, avec une hymne, trois psaumes, un répons, etc. On sait très exactement le temps que cela doit durer. Cela a des avantages incontestables, mais on y perd aussi beaucoup. Retrouver une musique continue qui s’arrêtera quand on le voudra a un gros avantage : cela crée un espace de liberté et -aussi paradoxal que cela puisse paraître- une espèce de vide qui donne la possibilité d’une certaine manière -tout comme le silence- à l’Esprit d’intervenir. Surtout quand on répète les mêmes mots. Parce qu’à ce moment-là on n’occupe pas son intelligence avec des concepts, et on ne s’occupe pas non plus de la durée en se demandant combien de temps cela va durer. Je pense qu’il y a là quelque chose de très important pour retrouver cette dimension de la prière qui est la gratuité. »[3]
Des passerelles
Cette recherche de communion à travers la prière commune et les chants se poursuit encore à Taizé. De nouveaux défis se présentent à nous, aussi bien à Taizé qu’au cours de rencontres de jeunes sur d’autres continents. Ainsi, l’été dernier, le mandarin a été utilisé pour la première fois à Taizé pour certains chants en raison de la présence de groupes de jeunes Chinois. De même, certaines semaines, du fait d’une forte affluence de jeunes chrétiens du Moyen-Orient (Égypte, Liban, Jordanie, Palestine), des chants traduits en arabe sont pratiqués.
L’année dernière, pendant une rencontre animée par les frères à Cotonou au Bénin, avec 7500 jeunes d’Afrique, des chants traditionnels africains en fon, en mina et en yorouba ont trouvé leur place dans la prière commune avec des chants de la communauté. En septembre dernier, au cours d’une rencontre en Égypte, des frères ont eu l’occasion de vivre un échange avec l’Église copte orthodoxe. Pendant cinq jours, quatre membres de la communauté, avec la collaboration d’un évêque copte orthodoxe, ont animé un pèlerinage en Égypte. Une centaine de jeunes chrétiens coptes et une centaine de jeunes de différents pays de l’Europe et du Proche-Orient y ont participé. Comme à Taizé, trois temps de prière commune ont rythmé ces journées. Le matin, tous les participants étaient invités à se joindre à la liturgie copte orthodoxe et ont pu en apprécier la beauté. À midi, les frères ont animé une prière semblable à celle qui se fait habituellement en milieu de jour à Taizé, mais des chants de Taizé en arabe ainsi que des hymnes venant de la tradition copte orthodoxe ont été utilisés. Pour la prière du soir, les organisateurs égyptiens ont proposé d’intégrer dans la prière traditionnelle copte du soir ces mêmes chants de Taizé, avec des paroles en arabe. Insérés après la lecture biblique, ces chants ont permis d’introduire de façon harmonieuse un long temps de méditation en silence. L’ensemble de ces trois moments de prière a été très apprécié par tous.
Comment ne pas se réjouir de ces passerelles qui ont vu le jour grâce au chant liturgique ? Cependant, nous le pressentons bien à Taizé, ce ne sont là encore que d’humbles outils et il faudra aller plus loin. Comment ? Nous ne le savons pas encore.
[1] La communauté rassemble aujourd’hui près d’une centaine de frères, catholiques et de diverses origines protestantes, venant de quelque 30 pays. Les frères gagnent leur vie par leur travail uniquement. Par son existence même, la communauté voudrait être une « parabole de communion », un lieu où chaque jour on cherche à se réconcilier.
[2] Pionnier du chant liturgique français, le Père Joseph Gelineau sj s’était fortement inspiré des chants de l’Église des premiers siècles, notamment du Proche-Orient, ainsi que du chant grégorien. Il cherchait à « faire sortir la dimension invisible du texte », pour « faire dire aux mots ce qu’ils ne disent pas » Il a écrit notamment Les chants de la messe dans leur enracinement rituel, Paris, Cerf 2001, 140 p. (n.d.l.r.)
[3] Dans une interview avec un frère de la communauté, enregistrée à Taizé en 1992.