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lundi, 10 septembre 2018 13:51

En finir avec le sexisme bienveillant

Tant que ne seront pas révélées les discriminations du droit canon envers les femmes, tant que les clercs refuseront le partage du pouvoir avec les laïcs, tant que les femmes catholiques ne se seront pas révoltées contre leur infériorisation, la place de ces dernières dans l’institution n’évoluera pas.

Agnès de Préville, journaliste, et Sabine Sauret, bibliste, sont connues sous leur pseudonyme de plume, Maud Amandier et Alice Chablis, pour leur livre Le déni, enquête sur l’Église et l’égalité des sexes. «Ils sont au pouvoir, elles sont au service», préface de Joseph Moingt sj (Paris, Bayard 2014, 372 p.).

En mai 2018, le préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le cardinal Luis Ladaria, a réaffirmé que l’Église «ne possède pas la faculté de conférer aux femmes l’ordination sacerdotale» car c’est une «décision du Seigneur».[1] D’après lui, «la différence de fonctions entre l’homme et la femme ne prône en soi aucune subordination». Il dit vouloir «promouvoir toujours plus le rôle spécifique des femmes dans l’Église», insistant sur «la signification et la bonté de la différence entre l’homme et la femme, laquelle touche aussi leur mission complémentaire dans la société».

Ce récit met en scène la démonstration habituelle de l’institution catholique qui est construite sur deux piliers: un argument d’autorité (où l’on voit le Seigneur surgir pour appuyer une démonstration) et une pensée de la différence entre hommes et femmes qui serait évidente, bonne et complémentaire. Ces propos, qui cherchent à valoriser «le rôle spécifique des femmes dans l’Église», dissimulent en réalité ce que le droit canon[2] a institué: leur éviction du sacerdoce et leur subordination.

Apparente valorisation des femmes

Dès son élection, le pape François a parlé de la place des femmes et souhaité une «théologie approfondie de la femme que nous n’avons pas encore faite».[3] Celle-ci pourtant a déjà été réalisée par ses prédécesseurs, et lui-même reprend leur rhétorique. L’expression favorite de l’institution catholique à propos des femmes est celle de génie féminin: «L’Église reconnaît l’apport indispensable de la femme à la société, par sa sensibilité, son intuition et certaines capacités propres qui appartiennent habituellement plus aux femmes qu’aux hommes. Par exemple, l’attention féminine particulière envers les autres […]. Le génie féminin est nécessaire.»[4] Il y aurait donc des particularités féminines. Ne sommes-nous pas plongé(e)s dans les préjugés les plus archaïques concernant les femmes qui auraient des qualités «naturelles» découlant de leur capacité à la maternité et dont les hommes seraient privés ?

Pour l’Église catholique, l’archétype de ce génie féminin est Marie: «L’Église voit en Marie la plus haute expression du génie féminin et trouve en elle une source d’inspiration constante. Marie s’est définie elle-même servante du Seigneur.»[5] Le génie féminin correspondrait donc au statut de servante… Une autre expression popularisée par Jean-Paul II est celle de dignité de la femme: «En Marie, Ève redécouvre la véritable dignité de la femme, de l’humanité féminine.»[6] En opposant Marie, modèle de perfection féminine, et Ève, le pape trace un axe Bien-Mal sur lequel il situe ce qu’il appelle «l’humanité féminine», qui serait distincte de «l’humanité masculine». Ce discours flatteur, qui cherche à maintenir les femmes dans leur statut traditionnel de mère et servante et qui passe par une rhétorique positive et des caractéristiques exaltées dans l’archétype marial, porte un nom: le sexisme bienveillant. Il s’agit d’un ensemble d’attitudes et de propos qui différencient les femmes en leur attribuant des qualités telles que le soin, la serviabilité, la douceur… Il prend la forme de croyances infantilisantes à leur endroit.

Cette vision paternaliste repose sur la pensée de la complémentarité des sexes, où les hommes sont décrits comme possédant des spécificités dont les femmes seraient dépourvues, et vice-versa. Argument de base des théocraties, la complémentarité a pour objectif de justifier la différence d’obligations et de droits selon une réalité qui serait biologique. Ce discours permet de maintenir les femmes à l’écart du pouvoir que les hommes se réservent.

Le sexisme du droit canon

Dans l’institution catholique, le sexe masculin s’est approprié le triple monopole du sacré, du pouvoir et de la parole. Cette domination est inscrite dans le droit canon, largement ignoré des catholiques, et fonctionne comme un discours structurant mais caché, qui régit la vie de l’Église et institue le pouvoir masculin en excluant les femmes du sacrement de l’Ordre. «Seul un homme baptisé reçoit validement l’ordination sacrée» (canon 1024). Ces quelques mots, «seul un homme», légitiment l’attribution du sacré aux seuls hommes et créent une hiérarchie entre les sexes.

Toujours selon le droit canon, «seuls les ordonnés [donc des hommes] sont capables d’exercer le pouvoir de gouvernement dans l’Église» (canon 129). Cet article octroie au masculin une seconde capacité, le pouvoir, et instaure ainsi sa supériorité sur le féminin. Le droit canon l’accompagne en outre d’une dévalorisation supplémentaire des femmes. En effet, il interdit aux clercs de se marier, transformant leur célibat en faute des femmes car il dit d’elles qu’elles sont dangereuses: «Les clercs se conduiront avec la prudence voulue dans leurs rapports avec les personnes qui pourraient mettre en danger leur devoir de garder la continence ou causer du scandale chez les fidèles» (canon 277 §2).

Enfin, troisième monopole, celui de la parole, marque du pouvoir. L’institution a structuré son système autour d’une parole exclusivement masculine. Ainsi du droit, des dogmes, des écrits des papes, des commentaires sur l’Écriture, de la plupart des travaux de théologie et d’exégèse, jusqu’aux homélies dominicales.

Ces rapports de pouvoir entre les sexes sont révélés de nos jours par le nouveau paradigme de l’égalité et l’acquisition des droits des femmes. Or, dans un mécanisme de culpabilisation des femmes, les papes interprètent ce changement en termes de rivalités des sexes, et donc de différenciation. Leur mode opérateur de pensée est le concept de domination et non celui d’égalité.

Un discours de combat

En 2004, le futur Benoît XVI écrit: «La femme, pour être elle-même, s’érige en rivale de l’homme. Aux abus de pouvoir, elle répond par une stratégie de recherche du pouvoir. Ce processus con-duit à une rivalité entre les sexes, dans laquelle l’identité et le rôle de l’un se réalisent aux dépens de l’autre, avec pour résultat d’introduire dans l’anthropologie une confusion délétère, dont les conséquences les plus immédiates et les plus néfastes se retrouvent dans la structure de la famille.»[7] Vouloir s’émanciper serait donc pour les femmes vouloir dominer les hommes et mettre en danger la société…

Parallèlement à son discours qui glorifie le modèle marial, l’imaginaire ecclésial reste misogyne. Les femmes sont toujours renvoyées au péché d’Ève, comme dans la lettre apostolique Miséricorde et pauvreté du pape François.[8] Le texte commence par évoquer deux figures de pécheresses: la femme adultère, puis celle de la prostituée (MP n° 1 et 2). D’emblée le péché est donc identifié au féminin; la femme est bien l’image qui vient automatiquement à l’esprit du pape pour parler du péché. Puis le pape, un peu plus loin, illustre le péché par l’avortement, qui devient ainsi le paradigme du péché contemporain: «Je voudrais redire de toutes mes forces que l’avortement est un péché grave» (MP n° 12). Il désigne donc le corps des femmes comme le lieu même du mal à combattre. En revanche, dans le texte, ce qui se rapporte aux hommes est du côté du salut et de la miséricorde.

Cet exemple est parlant. Il montre que le contrôle du corps des femmes -de leur ventre-, base même du patriarcat, est aussi l’enjeu du pouvoir clérical. L’Église catholique lutte politiquement contre les droits sexuels et reproductifs des femmes via le lobbying «pro-vie» et grâce à son influence sur les États et ses actions auprès de l’ONU. Depuis Humanae Vitae, la position du Vatican est de récuser tout moyen contraceptif. Or une contraception fiable facilite non seulement l’accès des femmes au travail et à l’indépendance économique, mais surtout fait perdre aux hommes de leur pouvoir sur elles. Humanae Vitae condamne aussi tout avortement, même en cas de viol, d’inceste ou si la vie de la femme est en danger. La légalisation de l’avortement sauve pourtant de nombreuses vies de femmes, alors que son interdiction provoque la mort d’une femme toutes les neuf minutes dans le monde.

Des fondations branlantes

Le destin des femmes a été pensé selon des catégories de pensée binaires et hiérarchisées. La bicatégorisation sexuée a largement structuré les sociétés dites primitives, puis le monde contemporain. Les recherches anthropologiques révèlent les connotations systématiquement positives du pôle masculin et négatives du pôle féminin. L’ethnologue Françoise Héritier a fait apparaître cette hiérarchie: «Ainsi le haut est supérieur au bas, le plein est supérieur au vide, le dur au mou, la hardiesse à la passivité, la création à la répétition, etc. Ces oppositions sont extrêmement fortes […], le pôle supérieur étant toujours associé au masculin et l’inférieur au féminin.»[9]

Née dans une société patriarcale, l’Église n’échappe pas à ce mode de pensée et a sacralisé la supériorité masculine. Cette hiérarchisation paraît naturelle et cache la discrimination. Par sa structure homosociale qui exclut les femmes du sacré, du pouvoir et de la parole, l’institution reproduit la violence symbolique de la domination masculine. Elle instrumentalise la biologie de la procréation et de la reproduction pour justifier les différences de comportements et de rôles entre les sexes. Bien que la science apporte un démenti aux croyances sur le déterminisme biologique, l’Église affirme que les femmes ont «une structure différente»[10] des hommes, que cette différence est de l’ordre de la nature et ne vient pas d’une construction historique. Cette croyance en une pensée différentialiste empêche l’égalité entre les humains et permet de maintenir d’innombrables discriminations.

Déphasage

Le droit canon est explicite : le pouvoir est entièrement masculin dans l’Église catholique. Mais cette appropriation du pouvoir est masquée par le détournement des valeurs évangéliques du service: «N’oublions jamais que le vrai pouvoir est le service»,[11] écrit le pape François dans la première homélie de son pontificat. Les mots ont un sens. Inverser leur sens, c’est du déni. Celui qui est au pouvoir reste au pouvoir, celle qui est au service ne sera jamais au pouvoir.

En ne prenant pas en compte la recherche d’égalité entre les femmes et les hommes, pourtant présente dans les Évangiles, l’institution se condamne à ne plus être en phase avec les progrès du monde. En maintenant toutes les séparations entre les sexes et les rôles, elle s’interdit de sortir du patriarcat. Son refus répété du sacerdoce pour les femmes exclut le dialogue, la démocratie et la transversalité. Le jésuite français Teilhard de Chardin l'avait compris: «Il m’a semblé que, dans l’Église actuelle, il y a trois pierres périssables dangereusement engagées dans les fondations: la première est un gouvernement qui exclut la démocratie; la deuxième est un sacerdoce qui exclut et minimise la femme; la troisième est une révélation qui exclut, pour l’avenir, la Prophétie.»[12]

[1] Anne Kurian, «L’ordination est réservée aux hommes: la mise au point du préfet de la Doctrine de la foi», in zenit.org, à propos de La tribune de Luis Ladaria Ferrer, in l’Osservatore Romano du 30 mai 2018.
[2] Code de droit canonique, révisé par Jean-Paul II en 1983, consultable sur le site du Vatican.
[3] «Le pape François dit aussi non à l’ordination des femmes», www.lepoint.fr, 29 juillet 2013.
[4] Pape François, exhortation apostolique Evangelii Gaudium, Rome 24 novembre 2013, n° 103.
[5] Lettre du pape Jean-Paul II aux femmes, Rome 29 juin 1995, n° 10.
[6] Jean-Paul II, encyclique Mulieris dignitatem, Rome, 15 août 1988, n° 11.
[7] Cardinal Ratzinger, "Lettre aux évêques de l’Église catholique sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde", Rome 31 mai 2004, n° 2.
[8] Pape François, lettre apostolique Misericordia et Misera, Rome 21 novembre 2016.
[9] Françoise Héritier, Masculin/Féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob 2002, p. 129.
[10] Antonio Spadaro, «Entretien avec le pape François. Ce qu’il veut pour l’Église», in choisir n° 646, octobre 2013.
[11] Pape François, "Homélie de la messe d’inauguration de son pontificat", Rome 19 mars 2013.
[12] Pierre Teilhard de Chardin sj, cité dans Patrice Boudignon, Pierre Teilhard de Chardin. Sa vie, son œuvre, sa réflexion, Paris, Cerf 2008, p. 177.

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