Hugo H. Rabbia, professeur à l’Université catholique de Córdoba, en Argentine, livre son analyse du phénomène. Il est aussi chercheur au Conseil national de recherches scientifiques et techniques (CONICET) de l’Université nationale de Córdoba.
Quelques jours avant que le Sénat argentin ne rejette le projet de loi pour la légalisation de l’avortement, Romina publiait un message sur le réseau social Facebook, dans lequel elle racontait qu’elle avait commencé la démarche d’apostasie auprès de l’archevêché de Córdoba, la deuxième ville la plus importante du pays. Dans son post, elle présentait une série de raisons qui l’avaient conduite à prendre cette décision. Tout d’abord: «je suis ATHÉE, après de nombreuses années passées à me construire une “spiritualité” propre et pour laquelle je suis fière». Puis elle signalait qu’elle avait connu une forte socialisation catholique pendant son enfance et adolescence. Ensuite, elle remettait en question les subventions publiques versées à l’Église catholique et l’ingérence de celle-ci «dans des débats auxquels elle n’appartient pas», comme l’avortement ou le mariage pour tous (approuvé en 2010), en même temps qu’elle critiquait sa complicité présumée lors de la dernière dictature argentine.
Rapidement, le post de Romina est devenu viral, dans un contexte où la hiérarchie ecclésiastique menait une forte campagne contre la légalisation de l’avortement, avec des manifestations massives dans plusieurs villes ou des menaces dans des homélies contre les sénateurs et députés soutenant l’initiative. «Les gens me demandaient comment j’avais réalisé la démarche [d’apostasie]. On a même commencé à demander quand nous ferions une demande collective», affirme la biologiste et chercheuse à l’Université nationale de Córdoba.
Pas en mon nom
Lorsque le 8 août le Sénat national a rejeté le projet de loi, Romina et d’autres personnes chargées du groupe Apostasía Colectiva Córdoba (apostasie collective Córdoba) ont décidé de canaliser les demandes des commentateurs et ont organisé une apostasie collective devant l’archevêché local. Il s’agissait, en dernière instance, de «faire écho à une demande spontanée», souligne Romina. Le 24 août, presque deux cents personnes avaient rempli les exigences nécessaires à l’apostasie. Nombre significatif si on considère qu’auparavant le diocèse de Córdoba n’enregistrait pas plus de 30 demandes d’apostasie par an, dont beaucoup ne se concrétisaient pas.
L’apostasie collective à Córdoba s’est tenue lors de la campagne nationale No en mi nombre (Pas en mon nom), qui a mis en place diverses actions similaires dans des villes de tout le pays. Certaines de ces apostasies ont reçu les conseils et la promotion de la Coalition argentine pour l’État laïque (CAEL), un conglomérat d’organisations sociales, membre de l’Association internationale de la libre pensée, laquelle lutte pour une séparation dans les faits des pouvoirs politiques et religieux dans le pays. Ainsi entre 3700 et 4000 personnes ont entamé une démarche d’apostasie durant le mois suivant le rejet de la loi sur l’avortement. (En 2009, l’année de sa fondation, la CAEL avait déjà lancé une campagne d’apostasie collective qui, malgré une certaine visibilité, n’avait pas obtenu le même impact.)
Un acte politique
Sur le plan pratique, la campagne se fonde sur la Loi nationale de protection des données personnelles qui, dans son article 16, stipule que «toute personne a le droit de rectification, d’actualisation et, le cas échéant, de suppression ou de limitation du traitement de ses données personnelles». Mais, comme le remarque Analía Mas, membre de la CAEL, « bien que l’apostasie soit un acte individuel, la demander collectivement en fait un acte politique ».
Que veut-on politiser par les actions d’apostasie collective? Une participante aux actions réalisées à Villa María, ville de cent mille habitants dans le centre de la pampa, signale que l’apostasie est une mesure «symbolique» visant à mettre publiquement en lumière la crise de représentation de l’institution catholique dans certains secteurs de la société où les positions sur la morale sexuelle et les droits des femmes et des minorités sexuelles s’éloignent considérablement de celles assumées par la hiérarchie ecclésiastique.
Pour Romina, il s’avère essentiel de clarifier qu’il n’est nul besoin d’être athée pour demander l’apostasie: «Être convaincu que l’institution catholique ne te représente pas pour quelque motif que ce soit est suffisant», signale-t-elle. Le nom de la campagne, Pas en mon nom, permet d’expliciter ces questionnements.
Une Église moins uniforme qu’elle paraît
En termes sociologiques, ces divergences ne datent pas d’hier. L’enquête nationale sur les croyances religieuses, menée par des chercheurs de premier plan du CONICET en 2008, rapportait que si 75% des Argentins se désignaient comme catholiques, la majorité était en désaccord avec les positions ecclésiastiques sur les thèmes liés à l’éducation et aux droits sexuels et reproductifs.
Une étude qualitative sur comment les Latino-Américains vivent la religion, coordonnée par Gustavo Morello sj et subventionnée par la Fondation Templeton, a aussi identifié une forte autonomie d’interprétation parmi les catholiques argentins. L’écart est encore plus significatif chez les jeunes des centres urbains, à tel point que le sociologue argentin Fortunato Mallimaci envisage que l’Argentine vit un moment de «catholicisme sans Église». En ce sens, les arguments du post Facebook de Romina sont partagés par un segment considérable de la population, même s’ils ne se décident pas tous à demander l’apostasie.
En comparaison, les secteurs ayant un haut niveau de congruence doctrinale avec l’Église catholique sur des thèmes comme les relations avant le mariage, l’éducation sexuelle à l’école ou l’usage du préservatif, qu’on connaît comme les «catholiques dogmatiques», ne représentent pas plus de 2% de la population, comme l’a montré le sociologue Luis Donatello à partir des données de l’enquête nationale. Pourtant ces positions furent celles qui jouirent de la plus grande visibilité lors des débats sur la légalisation de l’avortement, comptant avec l’aval explicite des autorités ecclésiastiques.
De nombreux membres du Réseau fédéral des familles (Red Federal de Familias), un regroupement d’organisations et de collectifs catholiques et évangéliques pro-vie formé à la suite de l’approbation du mariage pour tous en 2010, ont ainsi joui d’un haut niveau d’exposition dans les audiences législatives et les débats médiatiques précédant celles-ci. Depuis plusieurs années, ces membres interviennent activement dans plusieurs provinces pour entamer des procédures judiciaires dans des situations d’avortement non punissables (autrement dit, pour freiner les pratiques d’interruption de grossesse dans les cas où la législation en vigueur le permet), pour interdire la vente ou la distribution de méthode de contraception orale ou pour rejeter l’application effective de la loi d’éducation sexuelle intégrale approuvée en 2006. Au moins une demi-douzaine de sénateurs et députés qui s’étaient opposés à la légalisation de l’avortement ont participé à des forums et des panels organisés par le réseau.
Le pape vu d’Argentine
François jouit en Argentine d’un haut niveau d’acceptation et de confiance, même si ses positions sont de plus en plus présentées comme ambivalentes. On valorise son progressisme en matière d’environnement et sa critique du capitalisme à visage inhumain, en particulier quand ses actions et discours pointent du doigt la transformation sociale internationale. Mais certains secteurs s’interrogent aussi sur sa prétendue proximité politique avec le péronisme et le jeu politique partisan dans lequel il reste englué au niveau national.
En matière de sexualité, ses positions aussi sont évaluées de façon ambivalente. En 2010, alors qu’il était encore le cardinal Jorge Bergoglio, il fut l’un des plus virulents opposants à l’approbation du mariage entre personnes du même sexe, qu’il jugeait être «une machination du diable». Mais une fois sur le trône de Saint-Pierre, il a promu un message d’acceptation envers les homosexuels, ce qui a généré des critiques au sein des secteurs intégristes et conservateurs de l’Église.
Les contradictions idéologiques qu’incarne François dans le contexte argentin touchent aussi de manière évidente l’avortement. Après l’approbation du projet de loi par la Chambre des députés, le pape a manifesté que l’avortement revenait «à ce que faisaient les nazis, mais avec des gants blancs». Comparer l’avortement à un «génocide» a soulevé de fortes critiques parmi les groupes juifs et arméniens et les organisations des droits de l’homme. D’un autre côté, à la fin 2016, François a octroyé à tous les prêtres la faculté d’absoudre les personnes ayant commis le péché d’avortement. Bien que ce soit là un pas important, certaines femmes catholiques ayant elles-mêmes avorté questionnèrent, lors d’entrevues avec la sociologue Cecilia Jhonson, le fait de continuer à considérer l’avortement comme un «péché» et que le pardon reste entre les mains d’un homme à travers le sacrement de la confession. Ces femmes ont réussi à combattre leur sentiment de culpabilité et à conserver leurs croyances à partir de constructions théologiques personnelles, se reconnaissant dans une image d’un Dieu qui accompagne, qui réconforte et pardonne de manière personnelle et intime, signale Cecilia Jhonson. Certaines d’entre elles se sont en outre lancées dans un fort activisme social en faveur des droits des femmes et contre l’ingérence de l’Église catholique dans les politiques publiques de santé sexuelle.
Un État laïque incomplet?
Comme c’était arrivé il y a trente ans autour de la discussion sur le divorce, et en 2010 autour du mariage entre personnes de même sexe, l’idée que l’Argentine vit un processus de laïcité incomplet reprend de la consistance, au moment où l’Église elle-même politise son action en se positionnant sur des questions sexuelles et reproductives. Cette idée, en outre, accompagne celle que certains secteurs sociaux et politiques se font de l'échec du christianisme, en particulier du catholicisme, dans son rôle historique de tutelle de la nation.
En effet, en juin 2018, quelques mois avant l’initiative de Romina, une étudiante de la Faculté de psychologie de l’Université nationale de Tucumán (au nord du pays) avait créé sur Facebook un groupe d’opinion autour de la séparation de l’Église catholique et de l’État. Il y est dit: «Nous avons besoin d’un État laïque qui nous assure une éducation sexuelle intégrale, une conscience sociale, une santé publique sans préjugés moralistes, une société plus égalitaire, juste et avancée», en même temps qu’il reconnaisse que «l’Église représente l’un des obstacles majeurs à l’obtention de l’avortement sécurisé, légal et gratuit».
En quelques heures, la page, à présent nommée Campagne fédérale pour la séparation État/Église, a cumulé des dizaines de milliers de «J’aime». Elle compte actuellement plus de quarante et un mille membres, qui ont adopté comme symbole d’identification un foulard orange (parfois noir) avec un isologue où l’on peut voir une moitié d’église et une demi-coupole d’un bâtiment public, séparées par une ligne en pointillés et englobées par le slogan: Église et État, affaires séparées. Il n’est pas rare de rencontrer dans la rue, sur les places, les lieux d’étude et de travail, plusieurs personnes, surtout des jeunes femmes, arborant le foulard orange avec un foulard vert, lequel exprime leur soutien à l’initiative pour la légalisation de l’avortement.
Bien que le modèle de laïcité soutenu par de nombreux universitaires et activistes soit celui de la laïcité française, la réalité argentine possède ses particularités et se trouve loin dudit modèle. La Constitution nationale garantit la liberté religieuse et de conscience, mais confère un statut privilégié à l’Église catholique. Dans son article 2, elle signale que l’État «soutient» le culte catholique. Cet article a fait l’objet de diverses interprétations, mais c’est la conception du «soutien économique de l’État» qui a dominé, régulé par des décrets lois encore en vigueur et datant de la dictature.
Au mois de mars, à la demande d’un parti politique d’opposition, le chef de cabinet de l’actuelle gestion nationale, Marcos Peña, a rapporté devant le Congrès national que l’État argentin contribuait au soutien du culte catholique avec pas moins de 130 millions de pesos (environ 3 millions d’euros) par an. Cet argent, qui se répartit entre salaires des évêques, des prêtres aux frontières et contributions aux séminaristes, représente 7% du budget annuel de l’Église catholique. L’institution reçoit aussi, indirectement, d’autres fonds publics pour restaurer ou conserver des bâtiments historiques, financer des écoles confessionnelles ou contribuer à ses actions sociales. Or les coupes budgétaires dans la science, la technologie, l’éducation et la santé sont une réalité quotidienne.
Suite à l'exposé de Peña, une vague de critiques et de questionnements s'en est suivie. Une enquête réalisée par Ipsos Argentine en juillet de cette année a révélé que 67% de la population du pays s’accorde pour dire que l’État devait cesser de financer l’Église catholique. Plusieurs groupes de députés ont présenté des projets de loi visant à réviser, voire à supprimer, les aides publiques directes au soutien du culte catholique.
Après le rejet de la légalisation de l’avortement, on a appris que l’Église et l’État national travaillaient de concert à la réduction graduelle du financement public. La mesure est même vue avec contentement par certains secteurs ecclésiastiques, qui considèrent que l’institution jouira ainsi d’une plus grande indépendance face aux gouvernements en place.
Une présence religieuse dans l’espace public questionnée
Un autre point qui soulève les critiques est la présence d’éléments et d’images religieuses dans les édifices gouvernementaux. Peu après le rejet de la légalisation de l’avortement, cinq députés de Cambiemos ont présenté un projet de loi pour éliminer les symboles religieux dans les bâtiments civils. Ils soutiennent que la symbolique religieuse, en plus de ne pas être représentative de l’ensemble des citoyens, atteint à la laïcité de l’État. Si ce projet devait être approuvé, une des premières mesures à être prise serait de retirer l’image de la Vierge de Luján qui préside l’entrée de la Chambre des députés.
Retirer les images religieuses de différentes universités publiques en guise de protestation contre les coupes budgétaires a été une autre action symbolique, menée cette fois par des étudiants, en septembre 2018. Dans certains cas, ces actions ont généré un fort rejet, comme à l’Université nationale de La Rioja, province du nord-ouest voisine du Chili, où l’assemblée a décidé, lors d’un vote serré, de conserver un sanctuaire et l’image de la Vierge.
On s’aperçoit donc que les demandes des collectifs et des mouvements laïques ne sont pas distribuées de façon homogène sur le territoire. La présence de références religieuses dans la culture politique et dans les prises de décisions publiques est moins contestée dans les provinces septentrionales du pays, au développement économique plus faible et à forte tradition catholique populaire, que dans les provinces méridionales et du centre, plus développées économiquement. Le site web de CAEL rapporte les actions d’apostasie collective dans des villes de tout le pays, bien qu’il reconnaisse que certains diocèses, en particulier dans le nord-ouest et le nord-est du pays, peuvent être peu «amènes» lorsqu’il s’agit de concrétiser les démarches entamées.
Finalement, en accord avec ce qu’a manifesté Romina, on remarque que le rejet de la légalisation de l’avortement ne suffit pas à rendre compte du succès de la campagne No en mi nombre, bien qu’il ait pu contribuer à la rendre efficace. «Nombre de personnes avaient déjà envisagé de le faire; il ne leur manquait qu’un coup de pouce, indique-t-elle. Nombreux sont ceux qui voulaient faire la démarche mais ignoraient comment procéder. Et ils en ont appris les exigences à partir du 8 août.»