À côté de l’entrée latérale se présentent l’Annonciation et la Vierge de l’Assomption créées vers 1460 par Agnus Drapeir pour la grande fenêtre du chœur. L’artiste (ou les commanditaires) avait choisi une formule alors à la mode: des images très peu colorées et bien lumineuses, entourées de losanges transparents.
Presque incolores à la base, ces vitraux resplendissent en réalité de nuances de couleurs et de tonalités des plus riches et des plus surprenantes -si l’on veut bien entrer dans le jeu de perception qu’ils proposent. Les phénomènes sont même dédoublés par les effets différents des deux vitraux; l’un est exposé à l’est et l’autre au sud, les arrière-fonds variant entre façades et ciel.
On ne parle évidemment pas ici de degrés de luminosité, mais bien de gammes chromatiques fabuleusement animées, changeant de combinaison à l’infini selon les saisons, les lumières de l’aurore au crépuscule, l’impact du soleil et du temps, de la pluie à la neige, de la brume au brouillard, sous la métamorphose permanente des couleurs du ciel et des nuages qui passent. Le phénomène se projette même dans le virtuel par les époustouflants reflets colorés des vitraux que le soleil fait courir à travers l’intérieur de l’édifice.
Une fois pris au jeu, on ne s’en lasse pas. Et on se demande ce que tout cela signifie. On se rend compte que l’observation est liée à l’expérience des visites répétées dans l’église, vide la plupart du temps - ce qui entraîne l’imagination vers les temps passés, quand les gens se rendaient très fréquemment dans des lieux comme celui-ci, de jour comme de nuit. Éprouvaient-ils les mêmes impressions? Étaient-ils plus sensibles à ces phénomènes? Leur accordaient-ils une signification particulière? Y trouvaient-ils des repères associés aux heures du jour, à son rythme cultuel et monastique ou même au calendrier liturgique annuel? Appréciaient-ils une animation proposée par des images vivantes, par une accentuation performative de leur ensemble et même de l’espace entier par les projections colorées spectaculaires? Sentaient-ils des différences entre les vitraux par rapport à leur dialogue avec l’extérieur, avec l’espace au-delà du microcosme d’un édifice? Les témoignages à ce sujet semblent avoir été rarement relevés.[2]
Un état absolu existe-t-il?
Cette expérience d’une image en évolution constante renvoie à la question de son existence dans un hypothétique état absolu. Quelle serait la nature de cette donnée «idéale» par rapport à laquelle se révèlent ses apparences variées? De nos jours, on est tenté de se référer pour cela à des photographies et à leurs paramètres «objectifs». La vision collective de l’art du vitrail est d’ailleurs excessivement marquée par les reproductions de ces œuvres; mais celui qui connaît ces fac-similés ne manquera pas de relever le défi de gérer, voire de manipuler, les effets en question (avec d’autres, comme les contrastes lumineux).
Ces opérations sont devenues plus accessibles grâce au traitement numérique des images. Mais comment faisaient nos aïeux, qui n’étaient pas habitués à ce type de références? Avaient-ils le réflexe de comparer les couleurs observées avec une image idéale préfigurée, ou ressentaient-ils que l’image réellement vue était perturbée par des facteurs extraordinaires? En d’autre termes, la perception toujours relative, animée et en quelque sorte insaisissable d’une image était-elle beaucoup plus évidente et naturelle pour eux?
On peut supposer que les artistes verriers ne pouvaient qu’être très sensibles à ces phénomènes inhérents à leurs matériaux, eux qui travaillaient sans tables lumineuses et vivaient constamment, dans leurs ateliers, le changement de l’éclairage naturel. D’ailleurs, on rappelle souvent aujourd’hui encore dans les ateliers qu’il est judicieux, par exemple, d’adapter la gamme des couleurs à l’orientation des vitraux dans un édifice.
Les nuances au Moyen Âge
Il nous faut néanmoins nuancer le propos. La notion de couleur définie existait aussi au Moyen Âge et était même primordiale. Les traités médiévaux sur la fabrication de vitraux en parlent clairement, et sous divers aspects techniques, de composition et d’ornementation. Des réalisations comme la Rose de la cathédrale de Lausanne de l’an 1200 environ témoignent de certaines directives, par exemple sur les proportions des couleurs à choisir, comme l’indiquent les analyses faites lors de sa dernière restauration.[3] L’étude de la Rose a aussi révélé à quel point les artistes étaient conscients des nuances très riches des teintes de base, dont ils disposaient en nombre relativement restreint.
L’idée d’une couleur standard devait donc leur paraître étrange. La composition du verre, la nature et les proportions des oxydes métalliques ajoutés pour obtenir les teintes, ainsi que les conditions des fours et de la confection des feuilles de verre rendaient difficile la production de couleurs normalisées et homogènes. La verrière cosmologique propose également un bel exemple des valeurs symboliques attribuées aux couleurs, avec le vert, le bleu, le rouge et le pourpre qui s’y trouvent ingénieusement reliés aux Quatre Éléments et ainsi subtilement soumis à son ensemble.
Ces observations, il est vrai, se manifestent de manière moins immédiate dans les vitraux fortement colorés. De plus, la peinture à la grisaille influence ces effets. Mais celui qui a vu tôt le matin se réveiller une verrière «blanche» transparente miraculeusement habitée par un bleu clair magique, et une cathédrale dotée de vitraux aux couleurs vives plonger dans une lumière bleue lourde et saturée à la tombée de la nuit, peut-être après le rose d’un coucher du soleil, ne peut nier (ni oublier) ces effets, même pour des verrières denses du Moyen Âge.
Dans cette perspective, on peut se demander si le choix des couleurs, des parties à patiner et surtout des verrières teintées ou incolores, qui marque l’histoire de cet art, procède seulement de l’éclairage ou, en pensant aux Cisterciens, du rejet des décors luxueux. Ne serait-il pas aussi lié à la capacité des vitraux d’atténuer ou d’accepter la lumière changeante, d’entrer en dialogue avec les choses qui palpitent de l’autre côté des vitres, pour le dire avec Léon Zack, peintre, créateur de vitraux et poète français d’origine russe (1892-1980)?
La quatrième dimension des vitraux
À l’Audiovisual Communications Laboratory (LCAV) de l’EPFL, Niranjan Thanikachalam[4], un jeune chercheur indien, a décidé de consacrer une partie de sa thèse à la reproduction des vitraux sur les écrans, et d’améliorer les technologies informatiques y relatives. Il a permis le développement d’algorithmes qui conditionnent l’image numérique d’un vitrail, en particulier par rapport à la nature des filtres optiques que sont les verres, et par rapport à la source d’éclairage. C’est ainsi, en maîtres de toute apparence, qu’une équipe du LCAV a contacté le Vitrocentre Romont avec cette question cruciale: quelles sont les conditions idéales et souhaitées pour reproduire un vitrail et ses couleurs?
Leur demande est tombée comme un cadeau du ciel. Nous leur avons répondu que le potentiel de cette technologie ne devrait justement pas servir à synthétiser un vitrail figé, mais permettre de capter et de visualiser leur dynamisme chromatique, la «quatrième dimension» de ces images lumineuses. Une collaboration très inspirante s’est développée, notamment autour d’un vitrail de la cathédrale de Lausanne exposé au Vitromusée, combiné avec les couleurs en évolution du ciel romontois enregistrées durant une journée.
Ces nouvelles explorations autour des vitraux, en particulier du dynamisme de leurs couleurs, amènent à mieux percevoir l’image dans son contexte spatial et temporel et ouvrent des pistes de recherche. Ainsi se termine ce détour sur les couleurs des vitraux, une invitation à vous laisser fasciner par les phénomènes colorés qui vous attendent lors de telles visites. Qui sait, vous pourriez vivre des expériences qui vous amènent encore bien au-delà!
Exposition: jusqu’au 1er novembre 2020, au Vitromusée Romont, d’œuvres et d’objets pour l’aménagement intérieur et l’usage quotidien d’Aline Dold et Martin Stebler, membres de l’Association professionnelle suisse du vitrail (APSV).
[1] Cette suggestion de voir les vitraux autrement se réfère à une conférence présentée avec Niranjan Thanikachalam et Sophie Wolf au 3e Congrès suisse en histoire de l’art à Bâle en 2016, intitulée Dynamische Bilder. Neue Forschungsansätze zur Wahrnehmung mittelalterlicher Glasmalereien.
[2] Pour la cathédrale de Chartres, Claudine Lautier a fait remarquer que la chapelle des martyrs est comme teintée de sang par la coloration rouge du vitrail de saint Étienne, sous l’influence d’une luminosité particulière pendant la période des fêtes de ce martyr. Cf. Claudine Lautier, «La polychromie de la cathédrale de Chartres et le vitrail», in Katharina Georgi et al. (éd.)., Licht(t)räume. Festschrift für Brigitte Kurmann-Schwarz, Petersberg 2016, pp. 126-128. Pour l’art contemporain, le phénomène est bien mis en évidence dans la publication de l’artiste anglais Brian Clarke, The art of light, HENI Publishing, London 2018.
[3] Christophe Amsler et al., La Rose de la cathédrale de Lausanne: histoire et conservation récente, Lausanne 1999.
[4] Niranjan Thanikachalam, Loïc Baboulaz, Paolo Prandoni, Stefan Trümpler, Sophie Wolf, Martin Vetterli, «Vitrail. Acquisition, Modeling, and Rendering of Stained Glass», in IEEE Transactions on Image Processing 25, 10 octobre 2016, pp. 4475-4488. Voir aussi www.vitrocentre.ch/fr/recherche/archives/ archives 2019 ainsi que https://youtu.be/K9jPi8sxKuE.