banner religion 2016
jeudi, 21 octobre 2021 08:40

Une douleur persistante, entretien avec P. Goujon

© Pascal Deloche / GodongUn séisme. C’est au tour de l’Église de France d’être frappée et déchirée par les questions d’abus sexuels commis en son sein. Les révélations du rapport de la Ciase, rendu public le 5 octobre 2021, sont accablantes. La Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église a placé les victimes au cœur de ses travaux, car ce sont elles qui détiennent le meilleur «savoir» sur ce type de violences. Dans son numéro d’octobre 2021, la revue Études donne la parole à l’une d'entre elles, le jésuite Patrick C. Goujon. Dans cette relecture saisissante où s’éclairent les mécanismes du déni et de la perversion, s’ouvre une voie de réconciliation entre l’enfant, l’adulte et le religieux qu’il est devenu.

Vous venez de publier Prière de ne pas abuser (Paris, Seuil 2021, 96 p.), dans lequel vous racontez les abus sexuels que vous avez subis durant l’enfance. Quelle fut la genèse de ce texte qui a un statut un peu particulier dans votre bibliographie de théologien? Avez-vous mis du temps à l'écrire ou y a-t-il un événement précis qui en a déclenché l’écriture et qui l’a fait venir?

Goujon livrePatrick C. Goujon sj: Je me suis mis d’abord à écrire pour moi, pour ne pas me perdre dans ce qu’il m’arrivait en reconnaissant les abus que j’avais subis. J’avais été complètement dans le déni, dans une forme d’oubli. Quand ces souvenirs me sont revenus d’un coup, cela a été un tel choc que, en entreprenant une psychothérapie et en vivant jour après jour comme une espèce d’épluchage de couches successives, je me suis mis à noter ce qui se révélait à moi de mon histoire, de mon tempérament, de ma manière d’agir, des choix que j’avais faits, parce que tout s’effondrait.

Après, il y a eu une écriture que j’ai pensée en vue d’une publication, une écriture de réflexion qui pourrait s’adresser à d’autres: réfléchir à ce qu’il m’arrivait et à ce dont cela témoigne de processus communs, de blessures, de traumatismes, tout cela en interrogeant ma propre foi. Au départ, je pensais que je ne pouvais pas écrire autrement que sous forme d’éclats. Ce que je vivais, ce que j’avais vécu était déchirant, c’était comme si je me coupais moi-même à ces débris de mon identité, il y avait quelque chose de sanglant. Les premières formes qui venaient, c’étaient des éclats. Mais j’ai finalement trouvé ma voix dans un style plus linéaire, plus classique.

Ce qui m’a poussé à écrire pour d’autres fut la conviction qu’on avait quand même peu idée -dans la société et en particulier dans l’Église- non pas tant de la gravité de ce qui arrive à un enfant quand il subit des abus sexuels, mais de la gravité de ce qui arrive à un adulte quand il a subi enfant des agressions sexuelles. C’est un autre plan, que moi-même je découvrais en le vivant, et qui pour moi était une manière de répondre à des accusations ou à des minimisations qu’on entend en particulier dans l’Église, jetant l’opprobre sur ces victimes quand on se demande pourquoi elles ne parlent que trente ou quarante ans après les faits. Elles ne parlent que maintenant parce que, précisément, les séquelles s’intensifient avec l’âge.

Vous décrivez comment votre corps avait gardé des traces des traumatismes des agressions sexuelles qui se manifestaient par différents symptômes, tous inflammatoires (hernies, inflammations, etc.), mais sans que jamais ces symptômes aient pu être identifiés comme ceux de la souffrance que vous aviez subie enfant. Pourriez-vous rappeler les étapes de cette reconnaissance?

Je suis agressé par ce prêtre entre les années 1977 et 1981. J’ai entre huit et onze ans. Quand je suis enfant, je ne sais pas ce qui m’arrive au fond, mais je sens bien qu’il y a des choses qui ne sont absolument pas normales. À l’adolescence, je comprends que ce prêtre se masturbait contre moi régulièrement. À ce moment-là, j’avais conscience d’agressions (sans toutefois user de ce mot), j’avais conscience que ce prêtre était pédophile. Ce n’était quand même pas si tabou qu’on veut bien le dire aujourd’hui. Mes parents m’avaient mis en garde sur le fait que des adultes pouvaient se livrer à des attouchements. Quand j’ai eu dix-huit ans, j’ai demandé des nouvelles de ce prêtre à un autre prêtre de Verdun. J’avais vraiment le sentiment que cet homme, qui pendant longtemps n’avait pas été en paroisse et qui travaillait dans le secrétariat de l’évêché, avait un statut particulier. Quand je le croisais, il avait une espèce de regard hagard. Jamais il ne répondait à mes saluts alors qu’il m’avait connu enfant (c’est le cas de le dire). À ce moment-là, j’aurais aimé qu’on me dise quelque chose qui m’aurait autorisé à parler, mais on m’a fait une réponse plus qu’évasive, on m’a seulement informé de sa mutation. Du coup, sans que j’aie rien décidé, j’ai classé l’affaire.

Cela n’a pas été possible non plus d’en parler à votre famille?

Je n’ai jamais pensé en parler à mes parents. Je n’ai jamais pensé en parler à qui que ce soit, en réalité. Et puis ce que ce prêtre m’avait fait ne s’était pas passé comme mes parents m’avaient décrit la manière dont cela pouvait se passer… Du coup, je n’ai pas pu nommer cette agression. Pourquoi le temps de la reconnaissance fut-il si long? C’est une question avec laquelle je me suis battu une fois la reconnaissance effectuée. Qu’avais-je donc fait pour ne pas le voir? J’ai appris à ne plus m’en culpabiliser, parce que c’est évidemment un sujet de honte et d’humiliation pour quelqu’un qui travaille en outre à l’accompagnement des personnes.

J’ai appris à situer cette question-là autrement. Une des choses que j’ai retenues du travail psychologique que j’ai fait, c’est que le déni prend des formes multiples. Je vais en donner un exemple. Dans le film de Claude Miller Garde à vue (1981), un notaire d’une petite ville de province (joué par Michel Serrault) est arrêté la nuit de la Saint-Sylvestre parce qu’on l’accuse d’avoir violé et assassiné deux enfants. Le film est un huis clos entre ce notaire et l’inspecteur de police (joué par Lino Ventura). J’ai vu ce film des dizaines de fois, d’abord parce que c’est une remarquable performance d’acteurs, mais sans jamais me souvenir de la fin! Je crois aujourd’hui que ce qui m’a fasciné dans ce film, c’est qu’il est impossible de savoir avant le dénouement si le personnage joué par Serrault ment, s’il est lui-même conscient de ce qu’il a fait ou non. On est dans une zone indécidable. Face à de tels crimes, chacun vacille. Même l’inspecteur, que Ventura joue à la perfection, est perdu, ainsi que le notaire qui, à force de jouer au plus malin, se perd à son propre jeu.

L’image qui me viendrait, pour évoquer le déni, serait celle du repli. Pour l’oubli, il faudrait parler d’une trappe qui permet l’effacement. Mais, avec le déni, rien ne s’efface, le trauma se loge dans des replis auxquels on n’a pas accès, des replis que nous avons en partie fabriqués nous-mêmes, d’autres que l’inconscient offre comme un abri. On se le dissimule, avec le côté complètement passif que cela implique.

C’est le corps qui va endosser ce déni et, d’une certaine manière, sauver l’esprit de ce qu’il ne peut pas reconnaître.

Cela, mon corps me l’a appris. Depuis l’âge de onze ou douze ans, depuis ces agressions, mon corps a réagi. Les signes n’ont pas été vus comme des symptômes, parce que la médecine de ville ne repérait pas ce genre de choses, surtout dans les années 1970-1980. Les signes physiques et psychologiques étaient pourtant là, mais ça ne faisait pas sens. Les médecins ont toujours cherché d’autres récits, et moi aussi. Un autre récit s’est mis en place, qui a fonctionné. Jusqu’au jour où il a cédé, à cause de l’ampleur des douleurs, des crises et de l’inefficacité des traitements. Il y a cinq ans, mon généraliste a déclaré qu’il n’y comprenait plus rien. Il m’a envoyé à l’hôpital.

Après un an de prise en charge par un centre antidouleur chronique, mes douleurs s’étaient un peu apaisées et j’ai pu reconnaître ce qui m’était arrivé. Concernant la longueur de mon déni, il n’y a aucune autre stratégie que celle de la préservation inconsciente pour éviter l’effondrement. Je ne me suis pas tu parce qu’il y aurait eu dans ma famille une injonction à ne pas parler contre l’Église. Ce n’est pas ça qui a fait barrière. Ce n’est pas toujours ce qui explique le silence des victimes. En fait, le déni est une magnifique protection pour l’esprit. Un enfant qui comprend immédiatement la nature du crime, du viol qu’il subit, ça peut détruire à jamais sa psyché; et le déni est vraiment, si j’ose dire, le cadeau que fait notre corps-inconscient pour nous protéger, nous permettre de grandir. Cela m’a tout simplement permis de vivre. À l’âge de quarante-huit ans, la reconnaissance est venue d’un coup. Je savais très bien ce qu’il m’était arrivé: tout à coup, c’était clair. Après, ça n’a plus du tout été clair pendant des mois. Est-ce que j’avais rêvé cela? Qu’est-ce que c’était que cette histoire? Pourquoi l’avais-je oubliée? Là, je me suis pris les pieds dans le tapis de mon histoire. D’où la volonté de ne pas écrire un nouveau récit de moi. Je savais, l’ayant appris au prix fort, tout ce qu’un récit –utile, nécessaire, protecteur– pouvait avoir de partiel et d’illusoire. Payer le prix de l’illusion qui nous a protégés, c’est extrêmement coûteux. J’ai tenu –et je tiens encore– à ne pas rebâtir un récit. D’ailleurs, je ne crois pas que notre identité soit d’abord liée à un récit. Plus fondamentales sont les relations qui nous donnent d’être qui nous sommes.

La construction de son identité passe tout de même par un récit comme en témoigne votre livre…

C’est un certain type de récit, un récit où la faille et le cri ont une place. Écrire a consisté pour moi à laisser venir ce récit.

Comment vous situez-vous par rapport à la prise de conscience des crimes sexuels à laquelle on assiste dans notre société? Cette libération collective de la parole vous a-t-elle aidé?

La reconnaissance a eu lieu pour moi à l’automne 2016 -on est alors en pleine affaire Barbarin. J’ai vraiment eu très vite beaucoup de sympathie, d’admiration pour les victimes qui osaient témoigner, même si cela prenait parfois des formes provocatrices. Mais on ne peut pas exiger des victimes que tout soit fait selon les règles de la bienséance bourgeoise. Je trouvais très courageux cette prise de parole collective, relayée, critiquée aussi beaucoup, dans l’Église. Jamais, pendant toute cette période qui a précédé ma reconnaissance, ça n’avait éveillé des soupçons en moi. Certes, je soutenais cette quête de la vérité. Quand j’ai reconnu ce qu’il m’était arrivé, j’ai pris beaucoup de temps -presque un an- avant d’écrire à l’évêque du diocèse de Verdun et de porter plainte. Après avoir écrit au procureur de la République, j’ai envoyé un mot au site de La parole libérée pour les remercier, et j’ai reçu une superbe réponse dans laquelle ils me prodiguaient leurs encouragements pour la suite -j’en aurais effectivement besoin.

Après avoir écrit à l’évêque puis au procureur, j’ai cru que je serais sorti d’affaire. Ce n’est pas ce qui s’est produit, évidemment. Il y a eu plus de deux ans d’un incroyable tumulte intérieur, de labourage, de destruction et, heureusement, ce fut l’émergence d’une nouvelle manière de me situer par rapport aux autres et par rapport à ma propre histoire et vis-à-vis de Dieu. Lorsque le film Grâce à Dieu [François Ozon, 2019] est sorti, j’avais a priori beaucoup d’empathie pour cette histoire, pour les victimes, mais j’y suis allé en tremblant, et pas tout seul. J’ai des amis, me suis-je dit, à la sortie du film. La force du film est de ne pas se concentrer sur un seul personnage. Il n’y avait pas un récit de victime archétypale, mais une pluralité de réactions, y compris de victimes qui ne voulaient pas ou qui n’arrivaient pas à parler. J’ai trouvé ma place dans cette diversité de parcours -j’étais une autre de ces victimes, engagée dans mon chemin, du fait de mon histoire, mais participant à une histoire plus large, ecclésiale, sociétale. J’avais le droit de vivre de ce que je vivais, comme je le vivais. Ce serait mon histoire, celle de personne d’autre et, en même temps, une histoire qui résonne avec beaucoup d’autres. Pour l’écrire, j’ai fait un choix. Ce n’est pas un livre de dénonciation.

En effet, vous ne vous positionnez pas comme victime, puisque vous précisez que cela ne vous a pas empêché de faire des choix de vie, comme c’est le cas de beaucoup d’autres personnes dans le film. Ce n’est pas le cas de tous: il y en a pour qui la vie est définitivement brisée. Vous reconnaissez même, à relire votre parcours, éprouver une certaine fierté par rapport à l’enfant, l’adolescent, l’homme, le religieux également que vous êtes devenu.

C’est un fruit qui n’était pas prévisible au moment de la reconnaissance. La honte était tellement forte. Deux mois après avoir écrit au procureur, j’ai reçu un coup de téléphone de la police pour me poser les premières questions et, quand j’ai raccroché, le petit enfant que j’étais est venu me remercier. La fierté est un sentiment qui m’est totalement étranger, mais j’étais fier de l’enfant que j’avais été, et cet enfant m’a remercié de l’adulte que j’étais, parce qu’enfant j’ai fait des choix qui m’ont sauvé. Comme me l’a dit un jour ma psychologue: vous avez choisi ce qui vous sauve. J’ai répondu que je ne m’étais pas sauvé [moi-même]. Après coup, je vois bien comment je suis devenu un enfant très intérieur, doublement retiré dans une tente que je m’étais construite dans la maison. J’ai eu des parents suffisamment sages pour à la fois permettre cela et rendre possibles les sorties. J’ai rencontré des personnes, y compris des prêtres, à qui je pouvais faire confiance, qui me faisaient confiance et qui reconnaissaient en moi des qualités. J’ai été terrifié pendant des années, mais j’ai fini par dépasser mes peurs.

Vous décrivez la peur d’être poursuivi lorsque vous vous trouviez dans un couloir.

Je ne m’assieds jamais le dos à une porte, par exemple. Mais j’ai appris à ne pas faire confiance à ma peur. Car j’ai compris que cette peur-là allait m’empêcher de vivre. Il a vraiment fallu que je me batte. Sans jamais rien n’en laisser paraître. À un moment donné, après avoir reconnu ces abus, j’ai vraiment cru que je m’étais trompé de vie, que le choix d’une vie orientée en vue d’aider les autres n’était en fait qu’une imposture. C’est le travail avec une psychothérapeute qui m’a permis de lire autrement l’histoire. C’est, pour l’adulte, d’accepter ce qui était éclaté au départ, ce qui est encore douloureux aujourd’hui et qui est en train de s’unifier avec les failles.

Est-ce que vous avez fait le lien entre le choix de la vie religieuse qui implique le célibat et la chasteté, avec cette expérience précoce et traumatique de la sexualité?

Je relis l’histoire de ma vocation très différemment de la manière dont je la lisais il y a quatre ou cinq ans. Je la lirai peut-être encore autrement dans quelques années. La compréhension de notre vie est mobile, heureusement. Une manière de relire, c’est une manière d’accueillir et de porter, ce n’est pas une vérité ultime. Donc j’accepte qu’il y ait de l’ombre. Dans cette ombre, il y en a une qui est bienfaisante: l’ombre de Dieu. C’est une grâce inouïe. Enfant, à vingt mètres de la sacristie où j’ai été agressé régulièrement pendant plusieurs années, le dimanche avant la messe, se trouvait la chapelle du Saint-Sacrement, avec une peinture du Bon Pasteur, et cette lampe rouge du tabernacle qui m’a toujours paru être la veille de Dieu. Dieu veille sur le monde. Là, je pouvais trouver refuge. C’est tout aussi physique comme inscription que le traumatisme. Et ça n’a jamais disparu de ma vie. C’est pour moi la source du premier étonnement, même aujourd’hui quand je relis cette histoire. Adolescent, je me suis longuement interrogé sur l’existence de Dieu, sur la question du mal (sans faire le lien avec ce qu’il m’était arrivé). J’ai voulu prendre le temps de réfléchir, j’ai lu, j’étais sensible aux critiques qu’on adressait à la religion et à l’Église. Puis je me suis plongé dans les évangiles, j’ai lu la Bible et j’ai découvert que Jésus était un libérateur avant toutes choses.

Pour moi, avant même que d’être un guérisseur, Jésus est un libérateur, c’est un homme qui libère socialement et spirituellement, qui ne se laisse pas prendre par le jeu des autorités religieuses et des autorités civiles, et qui témoigne de ce Dieu de l’Exode qui dit à Moïse: «J’ai vu la misère de mon peuple.» Et Dieu s’est penché.

Ce n’est pas le Dieu de l’Olympe, c’est le Dieu de l’en-bas, c’est le Dieu de la terre, le Dieu qui tombe dans la glaise. Ce n’est pas un Dieu qui fait qu’on est épargné dans notre vie. Ce Dieu-là m’a saisi physiquement, aux tripes.

Voyons voir ce que dit l’Église, me suis-je dit alors… Je me suis mis à lire Vatican II, Gaudium et spes qui m’a émerveillé quand j’avais dix-sept ans. Des prêtres m’ont fait découvrir la doctrine sociale de l’Église, m’ont fait lire des théologiens. Et ça m’a confirmé que Dieu, ce Dieu dont j’avais vu enfant vaciller la lampe, n’était certes pas un Dieu parapluie. J’ai découvert les textes de la Compagnie de Jésus grâce à un manuel de littérature française qui circulait dans mon établissement scolaire public, et notamment ceux d’Ignace de Loyola. Aider les âmes: j’ai reconnu dans cette formule ce que je voulais faire. Il y a une chose fondamentale que j’avais découverte d’abord en famille puis au collège, c’est que permettre à d’autres de parler de leurs difficultés familiales ou scolaires permettait de franchir des étapes décisives. Je me souviens que j’étais souvent très attaché à des personnes qui avaient du mal à parler.

Le statut de prêtre ne m’a jamais attiré en tant que tel. Ce qui m’a attiré chez les prêtres, c’étaient leurs prédications. À cette même époque où j’ai été abusé, les deux prêtres de la paroisse, le curé et son vicaire, étaient des hommes remarquables et des prédicateurs inouïs. Un des deux, quand il prêchait, était tellement emporté par ce qu’il disait que les papiers sur lesquels il avait préparé son homélie volaient. Moi, ce que j’entendais, c’était la force de cette parole de Dieu, une force percutante pour aujourd’hui, si elle est relayée. La prédication a joué comme attrait, et puis ce qu’on appelle la conversation spirituelle, mais qui, pour moi, fut d’abord d’entrer en conversation avec des camarades de classe, avec des adultes.

D’un côté, votre sensibilité vous portait vers ceux qui ne pouvaient pas parler, qui avaient des difficultés à dire et, de l’autre, vous étiez en admiration devant la parole «performative», une parole qui a une véritable efficacité de libération.

La lumière rouge du tabernacle de l'église Notre-Dame de la Nativité, de Vernayaz (Valais) © Fred de Noyelle/GodongConversation, prédication, mais aussi cette lumière rouge du tabernacle qui faisait que j’ai été attiré par la prière silencieuse, personnelle –la contemplation. Il y avait enfant la possibilité d’être en silence, dans un silence bienfaisant avec Dieu. Ces trois composantes sont toujours présentes dans ma vie.

Pour répondre plus précisément à votre question sur la sexualité que je ne veux pas laisser de côté, ce que je peux dire aujourd’hui, je ne l’aurais pas dit auparavant de cette manière-là. Je peux dire que le fait d’avoir été abusé sexuellement a fait que j’ai trouvé dans le célibat un refuge. Ce n’est pas l’unique raison, mais je ne peux pas faire comme si ce n’était pas une raison. Une raison inconsciente. Ma peur d’aimer et d’être aimé fut, je crois, la peur d’être touché.

Grâce à mon ostéopathe, au contact de la paume de sa main, j’ai pris conscience que jusqu’alors j’avais fui la possibilité d’être touché. Alors je me suis posé la question: est-ce qu’il fallait rester célibataire? J’ai fait le choix de le rester. Sans doute pour des raisons qui sont encore dans l’ombre, mais pas uniquement. J’accepte d’avoir une sexualité blessée, et l’imaginaire qui va avec. Cela fait trente ans que j’ai fait le choix du célibat, et je le vis de manière heureuse, au sens où j’ai des amitiés fortes avec des hommes et avec des femmes. J’éprouve une grande joie dans ma vie religieuse et dans la vie communautaire que j’ai choisie. Je pense que, de toute façon, la sexualité est un lieu de douleur pour tous -elle ne se résume pas au plaisir, comme on veut le croire- et, pour moi, elle est un lieu de peur.

Je ne sais pas qui je suis du point de vue de la sexualité, mais s’il y a au moins une chose dont je suis maintenant persuadé, c’est que le Christ m’a appelé pour annoncer sa Parole, et que la forme dans laquelle je le vis de manière heureuse, en étant soutenu, c’est en étant prêtre dans la Compagnie de Jésus. Cela ne fait pas pour moi l’ombre d’un doute. Cet appel-là est plus fort que le reste et, parfois, il me déroute. Il y a des moments où je préférerais ne pas être dans l’Église, vu la tournure des événements, vu les commentaires qu’on entend. Certes, l’Église avance sur la question des abus, mais le chemin est tellement long, j’entends des réactions et des décisions qui me mettent vraiment en colère. Je devrais alors vouloir quitter tout cela, mais en fait non.

Vous dites qu’au fond vous avez fait le choix de suivre le Christ, c’est-à-dire celui qu’on ne peut pas saisir. Il y a quelque chose là d’assez juste et profond qui pourrait être dit de la découverte de tout amour véritable, que l’on peut faire aussi quand on fait le choix de vivre un amour sexuel et de s’engager dans une relation amoureuse. On flirte toujours plus ou moins avec l’emprise, avec la volonté de saisir l’autre, de le posséder. Un amour «vrai» serait celui qu’on ne peut pas saisir. C’est à partir de ce moment-là qu’on sait qu’on aime vraiment. Que ce soit dans le célibat ou dans la conjugalité, on va vers ce même enseignement qu’il n’y a qu’un amour.

Oui, il n’y a qu’un amour. On ne peut pas le saisir et on découvre qu’on est toujours en deçà de l’amour, qu’on a toujours à s’y ajuster, qu’on a toujours à s’ajuster à sa compagne ou à son compagnon comme à Dieu, comme au Christ. Un religieux, un prêtre, le plus fidèle des chrétiens, le plus amoureux des hommes, personne ne peut dire «Je t’aime» en vérité. On le dit en vérité mais, au moment où on le dit, c’est toujours en fait une promesse. Je sais bien que ni Dieu, ni le Christ, ni mon prochain, je ne l’aime parfaitement. Il y a toujours un risque d’emprise, de violence, de jalousie, etc. Mais il n’y a rien de désespérant là-dedans, puisque l’amour est de l’ordre de la promesse.

À cet égard, la fréquentation des mystiques m’a aidé, au sens où les mystiques nous aident à approfondir ce qu'est l’amour. Si le mot «amour» gêne, on peut dire: ce qui saisit une vie et la renouvelle en se dépossédant soi-même par ce que l’on reçoit d’un autre, des autres. C’est une aventure de funambule, ainsi que le dit Jean de la Croix: «Appuyé et pourtant sans appui.» Si le catholicisme est un stock de vérités et de comportements, on n’est plus dans la vie, on n’est plus dans le don de Dieu. En ce sens-là, la crise promet d’être sévère, mais elle peut être salutaire, si et seulement si elle nous ramène à l’humilité des gens qui s’aiment. Un couple qui s’aime, par exemple, est à la fois fort et humble. Il sait que c’est fort et il sait que c’est fragile. Si, dans l’Église, on n’est pas capable de vivre de la fragilité de cette force ou de la force de cette fragilité, de cet amour-là, on est à côté de la plaque. L’amour que l’on prêche est un amour qu’on ne possède pas: cette vérité rend un peu plus humble.

Pouvez-vous revenir sur ce que vous appelez votre «impuissance à pardonner» pour le moment?

Je suis dans l’impuissance à pardonner, mais ce n’est pas négatif. J’ai assisté une fois à une conversation entre intellectuels chrétiens -c’est-à-dire des personnes formées, solides, réfléchies- à propos des abus et l’une d’elles disait que les victimes qui se prétendent chrétiennes ne devraient pas porter plainte, dès lors que, dans le christianisme, on était appelé à pardonner. C’est confondre pardon et justice. Il n’y a pas de pardon sans justice. Il n’y a pas de pardon non plus sans que le coupable ait reconnu son péché. Tant que ces étapes sont court-circuitées, les victimes sont dans l’incapacité de pardonner.

En ce qui me concerne, le prêtre qui m’a agressé et qui, m’a-t-on dit, a reconnu les faits, n’a fait aucune demande de pardon, ni d’ailleurs le diocèse. Devais-je écrire à cet homme pour lui dire que je lui pardonnais? Ce serait une espèce de condescendance qui ressemble davantage à une grâce présidentielle qu’au pardon. Une victime qui pardonne, c’est une victime que le coupable vient trouver. Je prie pour que cet homme demande pardon. Je pense vraiment que le pardon n’appartient qu’à Dieu. Matthieu le raconte dans son évangile: Jésus donne aux hommes –et pas aux prêtres– la possibilité de pardonner, mais c’est un don de Dieu (Mt 9,1-8). Pourquoi est-ce un don de Dieu? Parce que le pardon vient là où la vie a été détruite. Personnellement, je ne me sens pas en capacité de faire surgir la vie de la mort. Je sais qu’en priant Dieu, Dieu peut rendre la vie là où la mort a fait son œuvre, mais je ne peux pas le faire de moi-même.

Le pardon n’est pas une mesure au sens administratif du mot. C’est un excès: il s’agit vraiment de faire surgir l’eau d’une pierre du désert. Moïse, en frappant le rocher de son bâton, en fait surgir de l’eau. J’en suis évidemment incapable. Mais Dieu l’accorde, si on le lui demande.

Il y a un travail pédagogique à faire dans l’Église pour que chacun reconnaisse les responsabilités qui ont été les siennes. L’adulte que je suis reconnaît que l’enfant que j’étais restait en contact avec ce prêtre. J’allais le voir quand il était là les dimanches, ça s’est passé comme ça, et je le dis aujourd’hui sans culpabilité. Un enfant qu’un adulte câline aime cet adulte -ce n’est pas une question d’abus de pouvoir. Ce n’est pas parce qu’il était prêtre que je me suis laissé prendre, comme on le laisse entendre quand on dénonce le cléricalisme, c’est parce qu’il me câlinait. C’est par l’affection que ce prêtre m’a pris à son piège. Je peux assurer qu’à huit ans, ce n’est pas l’aura du prêtre qui m’attirait chez cet homme, mais le fait qu’il était câlin.

C’est la perversion d’avoir fait prendre pour de la tendresse ce qui n’était alors que de la violence.

C’est ce qui fait qu’aujourd’hui je dois me battre encore pour croire qu’on m’aime et que je peux aimer. C’est abyssal, mais je pense que chacun se bat avec ça. Le jour où un ami m’a dit qu’il m’aimait, j’ai senti que le monde vacillait. Je me suis rendu compte que je n’y avais jamais cru à cet amour, sauf de la part de mes parents, de mon frère et de quelques proches. Je m’aperçois maintenant que je suis entouré par de nombreuses personnes qui m’aiment -c’est ce qui sauve.

Telle est la perversion de l’abus. Même le mot «abus» serait à critiquer: ça laisse supposer que si l’on s’en tenait à une certaine mesure, ce serait juste. Or c’est le geste du début jusqu’à la fin qui est pervers. Il faudrait donc parler de perversion plutôt que d’abus. Ça détruit la possibilité de croire qu’on peut être aimé. Si l’amour est le lieu où l’on se tient à la fois vulnérable et désirant de l’autre, alors la personnalité qui a rencontré un pervers croit qu’aimer, c’est se laisser détruire. Voilà le redoutable de cette histoire, et ce n’est pas d’abord une affaire de cléricalisme. C’est une négation de l’amour.

La revue culturelle jésuite Études, publiée par les jésuites de France, propose à ses abonnés un dossier sur les abus sexuels dans l’Église, avec notamment un entretien avec Jean-Marc Sauvé, intitulé Connaître et réparer les abus sexuels dans l’Église, réalisé par François Euvé sj, rédacteur en chef de la revue.

Lu 1507 fois

Dernier de Nathalie Sarthou-Lajus/Etudes