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vendredi, 22 octobre 2021 11:41

Rapport Sauvé: bilan d’un désastre

© Pascal Deloche / GodongLa remise du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) le 5 octobre a fait l’effet d’une bombe. Cette déflagration de vérité devra s'accompagner de changements profonds dans l’Église si on ne veut pas qu'elle se retrouve réduite à portion congrue. Le lancement par le pape du «synode sur la synodalité» tombe à pic, offrant à chacun l'opportunité de faire entendre sa voix et ses propositions de réforme. François Euvé sj, directeur de Études, dresse le bilan de ce désastre.

On a parlé de «tsunami», de «séisme», d’«onde de choc». Ce qui a le plus frappé les esprits fut le nombre des victimes: environ 300’000 depuis 1950, dont 216’000 sont le fait de prêtres, religieux et religieuses, le reste étant le fait de laïcs travaillant dans des institutions catholiques. Ce chiffre, qui provient d’une enquête de l’Inserm terminée en avril dernier, est très nettement supérieur à ce qui avait été envisagé auparavant par la commission à partir de sa propre enquête, la différence venant du fait que la plupart des victimes soit n’en avaient jamais parlé, soit que leur parole n’avait pas dépassé le cercle familial. Si la grande majorité des cas de violence sexuelle sur mineurs se produit dans les familles, l’Église arrive en première ligne des institutions «dangereuses» pour les enfants.

Un message de vie, des gestes qui tuent

L’onde de choc a dépassé les frontières de l’Église. En dépit de la sécularisation ambiante, la société n’est pas indifférente au christianisme et aux ressources de sens que porte cette tradition (on l’avait vu au moment de l’incendie de Notre-Dame de Paris). Cela ne peut que renforcer le scandale que provoque la contradiction entre les discours et les actes, entre ce que l’Église prétend être et la manière dont elle se comporte. Si l’opinion réagit si violemment aux affaires d’abus sexuels sur les enfants commis par des prêtres, c’est qu’elle ne comprend pas que ce qui devrait être un message de vie soit devenu des gestes qui tuent.

Une autre découverte de ce rapport est la mauvaise gestion de ces affaires par les responsables de l’Église, évêques et supérieurs religieux. À la perversion des prédateurs s’ajoute la négligence des autorités. Pendant longtemps, on se contentait de déplacer les prêtres abuseurs et d’imposer le silence aux victimes. Le souci de ces dernières n’apparaissait pas au premier plan, les responsables étant plus préoccupés par la défense de l’institution et de sa réputation. Pour les auteurs du rapport, il est clair qu’il ne s’agit pas de cas isolés, n’impliquant que quelques «brebis galeuses», mais que l’on est face à un problème «systémique». C’est la structure même de l’Église qui est en cause, son mode de gouvernance, sa théologie morale, le recrutement et la formation des prêtres, l’image du prêtre, etc. Un travail considérable doit être entrepris pour que de tels faits ne se reproduisent plus.

Une enquête très sérieuse

Il faut souligner le sérieux du travail accompli. Le principe d’une commission indépendante, envisagée d’abord par les religieux, avait été accepté par les évêques, qui ont joué le jeu jusqu’au bout, acceptant en particulier d’ouvrir, à une exception près, leurs archives diocésaines aux enquêteurs. Le soin de rassembler les membres de la commission a été remis à une personnalité qui jouit en France d’une solide réputation de professionnalisme et d’intégrité, Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État, la plus haute juridiction française. Il a su s’entourer d’experts dans tous les domaines, en recrutant des croyants et des non-croyants. On ne peut pas suspecter la commission de parti pris, son président ne se cachant pas d’être catholique pratiquant.

Rappord de la Ciase sur les abus sexuels commis dans l'Eglise en France, octobre 2021Le choc de la publication du rapport, désormais accessible en ligne sur le site de la Ciase, a provoqué toutes sortes de réactions. L’impressionnante documentation réunie, en particulier le témoignage des victimes qui fait l’objet d’un volume à part, rend difficile de minimiser ce qui s’est produit. L’indigence des quelques critiques adressées au rapport par ceux qui s’affichent comme «défenseurs» d’une Église qu’ils pensent injustement attaquée manifeste par contraste sa grande valeur. Il faut se rendre à l’évidence: nous sommes face à un phénomène massif dont il va falloir tirer les leçons. Le rapport se termine par 45 recommandations qui abordent tous les domaines impliqués. Des voix s’élèvent en nombre croissant, qui appellent à réformer en profondeur le fonctionnement de l’Église. Sans doute tout ne dépend pas d’une Église locale, en particulier le droit canonique, mais rien ne l’empêche de réfléchir à ces questions et de faire remonter des propositions à qui de droit.

La nouvelle place des victimes

Des laïcs élèvent la voix. Le hashtag #AussiMonEglise s’est répandu sur twitter à l’initiative de quelques-uns. De plus en plus de responsables ecclésiaux admettent que l’on ne peut avancer si l’on ne donne pas la parole au maximum de personnes, à commencer par les victimes. De manière significative, Jean-Marc Sauvé présente ces dernières comme étant passées d’une position précisément de victimes à celle de témoins puis à celle d’acteurs, quittant la soumission initiale qui leur avait fait tant de mal à une posture d’adulte responsable. Dans le travail de la commission, l’écoute des victimes, le temps pris pour cela, a été un moment capital qui a profondément impressionné ses membres qui en sont ressortis transformés. L’écoute de la parole des victimes, aussi dure soit-elle parfois, est une étape indispensable sur un chemin qui n’est pas tracé d’avance.

Synode sur la synodalité: une opportunité en or

C’est ainsi que la déflagration initiale peut devenir signe d’espérance pour la suite. Il est frappant de voir le nombre de chrétiens qui désirent s’engager dans la réflexion et l’action. Le lancement du «synode sur la synodalité» est, de ce point de vue, providentiel, car il ouvre en principe l’espace pour la prise de parole, le partage, le débat, la confrontation des points de vue. On peut ajouter aussi l’apport de personnes extérieures à l’Église mais intéressées par ce que la tradition chrétienne peut apporter à la société. Parmi les membres de la commission qui ont travaillé bénévolement pendant ces deux ans et demi, plusieurs n’étaient pas croyants ou d’autres religions (juif, musulman). Leur engagement dans la commission manifeste qu’ils n’étaient pas indifférents à ce qui se passe dans l’Église.

Ce que nous vivons actuellement en France est un moment de vérité pour l’Église. L’archevêque de Strasbourg, Luc Ravel, n’hésitait pas à écrire que, si l’on ne prend pas suffisamment au sérieux ce rapport, «l’Église du Christ n’a plus d’avenir chez nous sinon sous la forme d’une petite secte moralisatrice», repliée sur elle-même. L’appropriation du rapport et de ses recommandations prendra du temps, car cela oblige à revenir aux fondamentaux. Nous ne sommes pas sans ressources, car il ne s’agit de rien d’autre que de retrouver la source évangélique, débarrassée des nombreuses scories que l’histoire a déposées par-dessus.

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