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vendredi, 15 septembre 2017 00:44

Continuité et ruptures. Un entretien avec François Hartog

Fresque murale à Tunis - © Philippe Lissac / GODONG

Le rapport que nos sociétés ont au passé, au présent et à l’avenir évolue au fil des siècles, influençant nos lectures de l’histoire. Ce que nous appelons réforme et révolution renvoie toujours à des notions de continuité ou de rupture du temps. L’historien François Hartog, de l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, consacre ses travaux actuels aux formes historiques de temporalisation. [1] Il nous livre son analyse. 

Physicien et théologien, François Euvé est enseignant au Centre Sèvres. Il est un spécialiste du dialogue sciences et foi (Sciences, foi, sagesse. Faut-il parler de convergence ? Ivry-sur-Seine, de l’Atelier, 2004) et de Teilhard de Chardin. Cet article est paru dans la revue Études de janvier 2017.

François Euvé: Comment a évolué notre rapport au passé et à l’histoire?

François Hartog: « Au fil des siècles, il y a eu plusieurs façons de se rapporter au passé. En particulier cette grande période qui voyait l’histoire comme la maîtresse de la vie (historia magistra vitae: la formule est de Cicéron), qui se mit en place dès la fin du Ve siècle avant notre ère, avec Thucydide [un historien athénien]. Le rapport au temps amenait alors à regarder de manière privilégiée en direction du passé, quand on souhaitait se repérer dans le présent. Cela ne signifiait pas imiter le passé, au sens d’une simple répétition. Le premier mouvement était celui-ci: on allait vers le passé pour y chercher des exemples, des modèles. Il ne s’agissait pas de les reproduire, mais de faire l’analogue de ce que les gens d’autrefois avaient eux-mêmes fait pour agir sur leur présent. Ce grand modèle de l’historia magistra perdura bon an mal an jusqu’au XVIIIe siècle environ, avec des moments de crises graves.
»L’une d’entre elles est l’irruption du christianisme, pour qui le passé n’est plus le modèle. L’accomplissement du temps, la plenitudo temporis dont parle Augustin, devient, avec l’événement de l’incarnation, le pivot central. Avec la résurrection du Christ, ce sont la renovatio ou la regeneratio qui viennent au premier plan pour celui qui croit. Donc ce qui est avant, l’ancien (testament), n’est plus directement un modèle. Mais il n’est pas non plus à jeter par-dessus bord, puisqu’il est l’annonce, la préfiguration de ce qui doit venir. Augustin dit bien que l’ancien est ‹l’ombre› du nouveau et que ce dernier est la ‹révélation› de l’ancien. S’installe alors un rapport au passé radicalement différent de ce qui avait eu cours jusqu’alors dans les sociétés antiques. Mais ce nouveau rapport a lui-même été pris dans un temps qui passe. Ainsi, ce premier moment de l’histoire de l’Église est à son tour devenu un passé. L’Église a fini par reprendre à sa façon le modèle de l’historia magistra, en plaçant au centre la figure de Jésus. C’est toute la thématique de l’imitation du Christ (imitatio Christi).
»Ce double rapport au passé a perduré. Le concept moderne de l’histoire a conservé quelque chose du modèle de l’historia magistra. Dans le même temps, il a rompu avec lui quand s’est instauré, vers la fin du XVIIIe siècle, le temps moderne. Ce nouveau régime de temporalité est ouvert sur l’avenir et il est porté par l’idée de progrès. L’histoire a essayé de tenir ces deux composantes, mettant alternativement l’accent sur l’une et sur l’autre. L’histoire traditionnelle est plutôt portée sur la thématique des leçons à tirer de l’histoire exemplaire qui privilégie la continuité; et l’autre composante envisage l’histoire comme porteuse de ruptures et comme introduisant un autre rapport au passé, celui d’un passé dépassé.
»Toute la thématique de l’événement est inscrite dans ce temps nouveau. L’événement est ce qui arrive, ce qui surgit. Le temps moderne implique l’unicité de l’événement, qui est ce qui ne se répète pas. Par conséquent, l’événement est ce qu’il faut saisir, mais, une fois qu’il est passé, il ne fait pas leçon. C’est de cette façon que l’on peut traduire l’expression attribuée à Frédéric le Grand: ‹La seule leçon de l’histoire, c’est qu’il n’y a pas de leçon.› Elle est énoncée précisément à cette époque, la fin du XVIIIe siècle, où toutes les choses bougent. Les paramètres de la temporalité se modifient considérablement.»

Les 500 ans de la Réforme ont été largement célébrés cette année. Comment comprendre l’ampleur historique qu’a prise l’événement Réforme?

«Une telle ampleur n’était évidemment pas prévue au début. Luther ne visait pas une rupture avec l’Église. Il parlait de reformatio, et ce qu’il proposait, ce à quoi il aspirait, s’inscrivait dans la continuité. La rupture est apparue à partir du moment où il a été condamné par l’Église. La Réforme visait l’instauration d’un certain rapport au passé, celui, en particulier, des premiers temps du christianisme qui en représentaient la vérité. Une rupture franche n’était pas désirée, mais un élément de discontinuité s’est malgré tout introduit. Il s’agissait, en effet, de revenir vers ce temps primordial, mais il fallait passer pour cela par-dessus le temps intermédiaire, considéré comme un temps de dérive ou de pourrissement.
»Luther et les réformateurs du XVIe siècle sont parties prenantes du rapport au temps instauré par les humanistes qui, eux, ne parlaient pas de reformatio mais de restitutio, autrement dit de retour à l’Antiquité, tout particulièrement l’Antiquité romaine. Le mot de restitutio doit donc être pris au sens fort. Il s’agit littéralement de refonder. Il y a dans ce choix une rupture avec le passé proche. Toute une part du travail des humanistes a consisté à circonscrire le Moyen Âge comme un âge ‹intermédiaire›, tenu pour une époque d’ignorance et d’obscurité. Il ne faut pas oublier non plus leur intention politique, dirigée en particulier contre les Français, envahisseurs barbares. Les Réformateurs participent de ce mouvement, puisqu’il fallait passer, là aussi, par-dessus une Église qui avait dérivé. Telle fut, à grands traits, la configuration du XVIe siècle.
»Ultérieurement, la dimension de retour vers quelque chose qui fut au commencement sera progressivement recouverte par celle de rupture. L’Église y a fortement contribué puisqu’elle a rejeté la Réforme comme hérétique. La thématique de la Contre-Réforme montre comment le mot réforme est devenu synonyme de rupture. Il s’agit de s’y opposer et de dire dans le même temps que l’Église n’a jamais cessé d’être dans une voie de réforme, que la réforme fait partie de son essence même.» © Fotolia/Maksim Kabakou

La Réforme luthérienne, vous l’avez souligné, est une volonté de retour au commencement. On retrouve cela avec Vatican II, lorsqu’il est qualifié de «nouvelle Pentecôte». Il y a du déjà là et du pas encore dans cette formule. Quel est l’élément dominant: le retour à une communauté initiale ou le regard orienté vers la fin des temps?

«De fait, les Réformateurs utilisent toujours reformatio et n’emploient pas restitutio, qui est par contre très présent dans le langage des humanistes et qui est plutôt un concept culturel ou politique. Par contraste, il est frappant de rappeler qu’au milieu du XVIe siècle, Michel Servet a appelé son ouvrage Christianismi Restitutio. Sans doute voulait-il aller plus loin que ceux qui appelaient simplement à la reformatio. Il paiera le prix fort pour son radicalisme.
»Le pas encore peut passer d’une perspective eschatologique ou apocalyptique à une perspective temporalisée. C’est l’ouverture vers un avenir dont on ne sait pas très bien quel en est l’horizon. Quand Joachim de Flore (1135-1202) propose sa tripartition entre l’évangile du Père, l’évangile du Fils et l’évangile éternel, celui qui doit advenir sous peu, s’indique une temporalisation de la Trinité. Cela explique la fortune extraordinaire de sa pensée, car son schéma peut être investi d’une multiplicité de significations. On peut aller aussi bien vers une eschatologie proche -demain s’instaure une nouvelle Église (celle des franciscains)- ou vers quelque chose qui adviendra à beaucoup plus longue échéance, qui s’étendra indéfiniment. L’idée de progrès n’est donc pas présente chez Joachim, mais avec lui l’avenir commence à prendre une grande signification. Son schéma ouvre la possibilité d’y greffer le temps moderne.
»La notion de progrès s’affirme chez Condorcet (1743-1794). Pour lui, l’histoire n’est pas très importante. Il existe bien une succession d’étapes, on dira plus tard de stades, mais l’essentiel est de prouver la ‹perfectibilité› indéfinie de l’Esprit humain. Le schéma du progrès est à la base des temps modernes, ce qui fait que le temps devient un acteur de l’histoire. Il ne sera lesté d’histoire que dans la première moitié du XIXe siècle, avec les historiens libéraux : une contribution de la Révolution française et de la rupture qu’elle représente, et de la Restauration qui s’ensuit avec son idée de revenir à ce qui existait avant, l’Ancien régime.
»On cherchera donc à renouer le fil du passé par-delà la rupture de la Révolution. C’est un thème dominant des années 1820-1830. C’est ainsi que Michelet commence son Histoire. Mais pour lui, c’est la Révolution de 1830 qui permet ce renouement de continuité, car elle marque ce moment où la France réussit enfin ce qui avait été manqué avec la Révolution de 1789, soit une monarchie constitutionnelle. 1830 était tout à la fois une sorte de fin de l’histoire et le point de vue à partir duquel il devenait possible de récapituler toute l’histoire antérieure comme marche vers cet aboutissement. On retrouve ainsi la tension dans laquelle se trouve pris le concept d’histoire, entre une ouverture vers le futur et un rapport fort au passé dont on est séparé, en deçà de la révolution. Le concept d’histoire au sens moderne se fabrique dans ce contexte, et il y reste pris jusqu’à aujourd’hui: entre recherche de la continuité et saisie de la rupture.»

La notion de progrès ne fait plus recette. Le futur semble menaçant, à la différence du régime de modernité que vous avez évoqué. Dans cette nouvelle configuration, quelle place occupe l’idée de réforme?

«C’est ce moment contemporain que j’essaye d’analyser en mettant l’accent sur les transformations de nos rapports au temps à partir des années 1970 environ. Le modèle moderne de temporalité est remis en question. Ces années coïncident avec la disparition de l’horizon révolutionnaire, de la révolution comme chemin vers l’avenir. Cette figure est très présente tout au long du XIXe siècle et dans une bonne part du XXe. C’était le concept directeur, voire la figure même de l’avenir. Mais le deuxième centenaire du début de la Révolution, fêté en 1989, a entériné l’effacement de cette perspective révolutionnaire: ne reste plus que la commémoration. Le futur n’est plus investi de tous les désirs, de toutes les intentions, de toutes les injonctions. Mais par ailleurs, les pays occidentaux sont aussi moins portés à remettre en marche le modèle de l’historia magistra, car on est dans l’ère mémorielle, un temps où le passé récent, abominable, remonte aux mémoires. On assiste donc à un resserrement sur le présent, qui se retrouve investi de la charge principale et valorisé de manière étonnante. Le mot d’ordre devient la nécessité d’être présent au présent.
»Qu’est-ce que devient la notion de réforme dans cette affaire? En France, autour de 1840, dans le contexte de la Monarchie de Juillet, ce mot était devenu un slogan. Réclamer la réforme, c’était une manière polie (pour contourner la censure) de se réclamer de la Révolution. On voulait bien ultimement la révolution, mais par étapes : à commencer par l’instauration du suffrage universel qui, s’il avait été prévu par la Constitution de 1793, n’avait jamais été appliqué. Ainsi, la réforme, c’était la Révolution, mais sans la Terreur. Elle visait à rouvrir la marche vers le progrès, en s’opposant à tous ceux qui, dans les dernières années du régime de Juillet en particulier, s’étaient employés à l’empêcher ou à la retarder. La réforme est ainsi devenue un concept politique de mouvement, qui porte en lui le temps moderne et une histoire conçue comme processus. Il est une expression du régime moderne d’historicité.
»Que peut-elle signifier du coup dans notre régime présentiste? Réforme devient simplement synonyme d’ajustement, d’adaptation, de flexibilité. C’est ce qui fait sauter les obstacles, ce qui rend les circuits plus fluides, les systèmes plus efficaces. Il n’y a plus ni la dimension de passé ni celle de futur. D’où la multiplication des réformes, puisqu’il faut en faire tous les jours rien que pour maintenir le système en état de marche. À chaque instant, les configurations changent et il faut savoir s’y adapter: le plus vite étant le mieux. On assiste donc à une prolifération des réformes, dont on perd complètement le fil et qui ne sont portées par aucune perspective ni aucune vision!»

L’absence de visée et de grandes perspectives réformatrices n’explique-t-elle pas l’émergence de manifestations monstrueuses comme le fondamentalisme?

«Le fondamentalisme se veut un retour à une situation idéale/originaire du passé, mais c’est un retour à une situation qui n’a jamais existé sous la figure qu’on imagine aujourd’hui. Il faut relever que tous les ordres religieux ont connu une volonté de revenir à la règle primitive. Pensons par exemple à la réforme de l’ordre cistercien par l’abbé de Rancé, abbé de la Trappe.
»Ce schéma est celui de tous les réformateurs. Prenons l’exemple de Renan. Sa Vie de Jésus se prétend un projet scientifique. En lisant tous les documents disponibles, il pense pouvoir retrouver le Jésus d’avant ce qu’il est devenu par la suite. C’est une sorte de Jésus ‹à l’état pur›, débarrassé des dogmes et du clergé. Se manifeste chez Renan une volonté de retrouver ‹l’Évangile éternel›. En ce sens, il est tout à fait un réformateur. S’il était simplement dans le projet d’une religion de l’avenir ou d’une religion de la science, il n’aurait pas besoin de Jésus. Pourtant, il y tient. Mais, en prétendant retrouver le Jésus premier, authentique, il veut le faire échapper au temps. Jésus est à la fois dans son temps, comme Juif du Ier siècle, mais il excède son temps, car il reste présent au titre d’une figure intemporelle. La manière dont Renan a essayé de s’arranger avec cela est impressionnante.
»Par contraste, le fondamentalisme islamique ne s’inscrit pas dans une perspective de réforme, car pour lui le temps n’existe plus. C’est à la fois l’immédiateté de la communication électronique et le temps du Prophète avec lequel on prétend avoir un rapport direct. Entre le Prophète et mon téléphone portable, il n’y a rien ! Il y a un refus du temps occidental, de la temporalité moderne des mécréants. Il n’y a pas de place pour une réforme, mais à la rigueur pour une restitutio radicale ou apocalyptique.»

 

[1] Dernier ouvrage en date de François Hartog, La nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest Renan, Paris, Gallimard 2017, 160 p.

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