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lundi, 10 octobre 2022 12:39

Rapports science-foi vers un point d’équilibre

«Un peu de science éloigne de Dieu, mais beaucoup y ramène.» Cette citation de Louis Pasteur est souvent évoquée pour défendre l’idée que le progrès des connaissances scientifiques amènerait inéluctablement un retour vers la religion. Elle prend le contrepied de l’idée, tout aussi répandue, que le savoir scientifique écarterait nécessairement toute référence à quelque transcendance. Les choses sont évidemment plus complexes.

Agrégé de physique, François Euvé enseigne à la Faculté de théologie du Centre Sèvres, dont il a été doyen de 2005 à 2012. Il a écrit ou co-écrit nombre d’ouvrages relatifs aux rapports entre les religions et les sciences, comme La science, l’épreuve de Dieu? (Salvator, 2022) et Dialogue sur l’histoire, la religion et les sciences (CNRS éditions, 2019).

On ne refera pas ici l’histoire complète des relations entre la foi chrétienne et les sciences de la nature depuis le début des temps modernes. L’«affaire Galilée» (procès de 1616 et 1633), surtout mise en valeur au XIXe siècle, jette une ombre sur un commencement qui était plutôt placé jusque-là sous le signe de l’harmonie. Les pionniers de la nouvelle science (Newton inclus) voyaient en effet dans leurs recherches des signes assez clairs de la présence active de Dieu au sein du monde physique. Ce n’est qu’au XVIIIe et surtout au XIXe siècle que le fossé s’est creusé.

Plusieurs éléments y contribuèrent. Le progrès des connaissances a eu des conséquences pratiques de plus en plus tangibles, laissant croire à l’émergence de l’aube d’une humanité idéale. Le monde devenait toujours plus transparent aux yeux des savants, et cette vision était diffusée par l’école et des ouvrages de vulgarisation à grand succès. C’était au point de penser que l’entreprise scientifique était en voie de se terminer: bientôt nous saurions tout sur le monde, au moins tout ce qui serait suffisant pour vivre bien.

Les limites de la science

Les démentis ne tardèrent pas. À plusieurs égards, le XXe siècle, qui commençait dans l’optimisme, prit le contre-pied du précédent. Les techniques nouvelles servirent à accroître la puissance destructrice des armées lors des guerres mondiales (pensons à la bombe), avant qu’on en perçoive d’autres effets pervers, même pour celles qui semblaient les plus bénéfiques à l’humanité (pensons aux plastiques et, plus largement, au recours aux énergies fossiles). Sur le plan théorique, les deux grandes innovations du début du XXe siècle, la théorie de la relativité, restreinte (1905) puis générale (1915), et la mécanique quantique, qui s’élabore dans les deux premières décennies, font naître une image du monde nettement plus complexe de celle qui prévalait jusqu’alors.

Ce que l’on peut retenir de ces travaux théoriques extrêmement formels et techniques, c’est sans doute le sens de la limite de nos connaissances. «Les sciences exactes font aujourd’hui de plus en plus l’expérience de leurs propres limites.»[1] Une «théorie du tout» semble un concept contradictoire. La recherche scientifique est une quête permanente qui se heurte périodiquement à des obstacles qui en relancent le mouvement et oblige à des sauts conceptuels qui mettent en question les représentations antérieures.

Quel Dieu?

Cela rapproche-t-il de «Dieu»? Il convient de mettre des guillemets, car on peut se demander de quel Dieu il est question. Un exemple illustrera ce point. Dans l’histoire du cosmos et de la vie, il reste bien des points obscurs, à commencer par le début de l’univers qui met en défaut les théories dont nous disposons. Le commencement de la vie est aussi une énigme: comment passer de la matière inerte à la matière vivante? Il existe bien des entités quasi «intermédiaires», mais on ne sait pas reconstituer le phénomène en laboratoire en dépit de nombreuses tentatives. Il y a là une «singularité» historique qui peut faire naître l’idée qu’une «instance» extérieure serait intervenue pour initier le processus. Aux yeux de certains, il y aurait une «complexité irréductible» de l’organisme vivant qui ne peut s’expliquer qu’en recourant à une cause en dehors de la nature.

«Il m’apparaît clairement à présent que comprendre le comment et le pourquoi de ces connexions dans  le cerveau demande plus qu’une  information scientifique, si précieuse soit-elle. Comment s’explique la première apparition de ces phénomènes chez l’homo sapiens? et le fonctionnement des neurones qui s’opère au travers de milliards d’interactions chez l’être humain d’aujourd’hui ? Il doit bien exister autre chose que les éléments mentionnés ci-dessus pour connecter ces points les uns aux autres!» John C. Haughey sj, «Le Grand Connecteur. L’Esprit et le cerveau», in choisir n° 665, mai 2015, p. 17

Un scientifique est évidemment réticent face à une telle «explication». Sa démarche consiste en effet à tenter d’expliquer les phénomènes naturels sans recourir à des causes extérieures à la nature. Que cette dé­­marche reste (et restera sans doute à jamais) incomplète n’en invalide pas nécessairement le principe.

Le théologien chrétien n’y est pas non plus nécessairement favorable. En bonne théologie catholique, l’autonomie des «réalités terrestres» doit être respectée. Saint Thomas distinguait soigneusement la «Cause première» (transcendance, non physique) des «causes secondes» (physiques). Dieu agit dans le monde, mais pas à la manière des entités du monde. Faire du Dieu révélé en Jésus-Christ une sorte d’«ingénieur cosmique» n’est pas sans poser problème. L’«inventeur» du «Big bang», le chanoine Georges Lemaître, professeur à l’Université catholique de Louvain (Belgique), prenait soin de distinguer les plans en récusant toute assimilation de ce qu’il appelait l’«atome primitif» et l’acte créateur de Dieu.[2]

La «convergence» teilhardienne

Cette distinction une fois établie, il est possible d’envisager des rencontres. Sur le fond des développements nouveaux, il y eut, au XXe siècle, un ensemble de réflexions et de débats visant à sortir du scientisme et du positivisme qui primaient au siècle précédent (marqué aussi à l’inverse, il faut le souligner, par des tendances «romantiques» au sein des religions, dirigées contre la vision rationnelle du monde, au profit du «sentiment» ou de l’émotion).

Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) en est un bon exemple dans le champ de la biologie. Au lieu de voir comme une menace la vision évolutive du vivant, il la recevait comme une rencontre possible avec une foi biblique sensible à l’histoire. Le «naturalisme» des explications darwiniennes ne le choquait pas, dans la mesure où, pour le savant jésuite, Dieu ne fait pas tant les choses qu’il «fait les choses se faire». Le Dieu biblique n’est pas interventionniste; il agit, si l’on peut dire, par délégation de pouvoir. Comme disait saint Thomas, le Créateur donne à ses créatures non seulement l’être, mais la capacité de causer l’être. Elles ne sont pas de simples instruments passifs aux mains d’une divinité, mais des entités capables d’agir par elles-mêmes.

Teilhard est aussi intéressant sur un plan plus «épistémologique» (réflexion sur la démarche scientifique). Pour lui, la méthode scientifique est essentiellement «analy­tique»: elle dé­compose les problèmes, elle sépare les composantes, elle fonctionne par spécialisation. Cette démarche est nécessaire pour mieux comprendre les fonctionnements (démonter une horloge pour en voir tous les rouages), mais elle est insuffisante à qui veut donner du sens aux choses. À l’analyse doit succéder la synthèse, et celle-ci ne relève pas de la science. Chaque démarche est pertinente dans son ordre, à condition de les distinguer.

«Sans ses travaux de recherche et ses contacts avec les milieux scientifiques plus qualifiés, Teilhard n’aurait jamais développé sa vision évolutive du monde naturel, base de toute sa pensée philosophique et théologique.» Ugo Amaldi, «Teilhard de Chardin: entre science et foi», in choisir n° 518, février 2003, p. 9

Pour Teilhard, c’est l’attitude de recherche qui importe, et qui rapproche la science de la mystique. Il voit dans la quête permanente de connaissance sur le monde l’expression adéquate de ce qu’est l’humanité. Pour lui, la recherche est l’expression même de la condition humaine, «la plus haute des fonctions humaines».[3] Une société humaine qui ne la cultiverait pas ne serait qu’un groupe enfermé sur les acquis de son passé, répétant sans cesse les mêmes schémas, sans ouverture vers l’avenir. La résonance avec la démarche religieuse vient de ce que les croyants devraient être, non les conservateurs de traditions immuables, mais les veilleurs d’un monde nouveau en voie d’accomplissement.

Quelques entreprises

Bien d’autres entreprises de dialogue ont eu lieu dans le sillage de Teilhard. Un tableau complet supposerait de les différencier selon les pays. Le cas des États-Unis est particulier du fait à la fois de l’importance de la science (et des techni­ques) et de la présence de l’élément religieux dans le paysage social: on connaît les débats autour du «créationnisme» dès les années 1920. C’est surtout à partir des années 1960 que se développent dans le monde anglo-saxon des organismes de recherche universitaire, des con­férences et des publications dans le champ de «science et religion». La ligne générale tient à une distinction des domaines, au respect de l’autonomie de la recherche, tout en défendant -à l’encontre d’entreprises qui visent à démontrer que la science est incompatible avec l’existence de Dieu- l’idée que la foi n’est pas irrationnelle. Le représentant le plus célèbre de ce courant est le biologiste anglais Richard Dawkins, vulgarisateur de talent et auteur du best-seller Pour en finir avec Dieu, paru en 2006, traduit en trente-deux langues et publié à deux millions d’exemplaires.

Les pays francophones ne connais­sent pas une telle effervescence, en dépit de quelques ouvrages qui ont marqué l’opinion, soit qu’ils défendent l’idée que la science mène à Dieu[4] soit qu’elle l’en écarte (ex. Michel Onfray). Sur le plan universitaire, loin de ces pamphlets médiatiques, les recherches se sont surtout développées à partir des années 1950, lorsque l’Église a mieux perçu qu’elle ne pouvait rester à l’écart du monde moderne. La constitution conciliaire Gaudium et spes manifeste une vision positive des sciences et reconnaît l’autonomie du créé. À partir des années 1970, ce sont surtout les sciences humaines (psychologie, sociologie) qui retiennent l’attention des théologiens. Sous l’influence des biblistes, on comprend que le Dieu biblique est plus un Dieu de l’histoire humaine, en relation avec des personnes, qu’un Dieu du cosmos comme c’est le cas pour les religions environnantes. Par ailleurs, l’influence de la théologie de Karl Barth dans le monde catholique rend suspecte l’idée d’une «théologie naturelle»: le cosmos ne conduit pas vers Dieu, ou plutôt le Dieu vers lequel il conduit ressemble à une idole.

Déplacement des questions

La sensibilité écologique, qui commence à émerger à cette époque, ramène cependant à l’avant-plan le souci du monde physique. Des théologiens comme Antoine Delzant (1935-2013), qui avaient déserté le champ des sciences naturelles, y reviennent. La question s’est ainsi déplacée: nous sommes devenus plus critiques à l’égard de la technique moderne et, par voie de con­séquence, même si c’est indirect, à l’égard de la science à laquelle elle est liée.[5] Cependant, à moins d’estimer que la valeur de la science vient de son utilité sociale, c’est-à-dire de ses applications -une tendance lourde de la modernité, relevait dans choisir le physicien Jacques Neirynck: «le savoir-faire domine le savoir pur»[6]-, il reste pertinent de distinguer les deux domaines. La mise en question de la technique ne porte pas directement sur la science, dans la mesure où c’est cette dernière qui permet d’évaluer les con­séquences d’une technique prédatrice. Nous avons toujours besoin des ressources de la connaissance scientifique pour comprendre ce qui nous arrive et éclairer notre avenir.

Pourtant, il faut bien s’interroger sur les modèles qui se tiennent à l’arrière-plan de la science moderne. Elle tient son efficacité d’une représentation mécanique du monde. L’univers est une grande machine, ainsi que les entités qui le composent. Il est donc possible non seulement d’en comprendre le fonctionnement, aussi compliqué soit-il, mais aussi de le réparer, voire de l’améliorer. Pensons au domaine biologique et médical: décrire le cœur humain à l’aide du modèle de la pompe permet de le remplacer par une pompe artificielle.

Des idoles à Dieu

En quoi cela affecte-t-il le champ religieux? L’image de la machine soutient la représentation d’un Dieu «ingénieur». Cette idée est explicite chez plusieurs des pionniers de la science moderne. Certains faisaient de Dieu un «horloger», con­cepteur et réparateur éventuel de l’horloge cosmique. On peut interpréter l’action divine en ce sens, mais cela n’est pas sans poser question pour une vision chrétienne des choses. De fait, il est possible d’affirmer que «la science actuelle est loin de barrer toutes les routes [le pluriel est de rigueur] qui mènent au divin».[7] Il se peut que, parmi elles, se trouvent des impasses. Certaines peuvent aussi conduire à des représentations problématiques de Dieu, qui ressemble davantage aux idoles (les divinités conçues par l’homme) qu’au Dieu tel qu’il se révèle comme profondément mystère.

Du déterminisme et de la liberté

Dans un article important publié par choisir lors de sa première année d’existence, Maurice Zundel mettait en garde contre le déterminisme.[8] La démarche scientifique suppose en effet un enchaînement rigoureux de causes et d’effets. C’est ce qui permet la prévisibilité des phénomènes. Mais le danger est que le technicien «s’aligne sur l’appareil», autrement dit qu’une conception mé­canique l’emporte au point d’emprisonner l’humain dans un carcan de déterminations de tous ordres. Or, c’est le lieu de le rappeler, le Dieu biblique est un Dieu libérateur de toute forme d’esclavage. Le Dieu qui se révèle à Israël est moins l’«ingénieur cosmique» ou l’«être suprême» qu’une figure libératrice. Il ne se laisse pas enfermer dans des images. Il ouvre à l’humanité un che­min de liberté.

Il est vrai que les théories scientifiques récentes sont devenues moins «mécaniques», moins déter­minis­tes, moins naïves à propos du monde que les premiers modèles «horlogers». Le questionnement phi­losophique fait son retour au pro­fit d’une vision du monde plus riche et plus diversifiée. Il y a là un lieu de rencontre possible avec le message biblique. Le christianisme ne peut rien apporter à la science en termes de contenu, mais il peut contribuer à maintenir ouverte une interrogation et entretenir l’espérance que la démarche n’est pas vaine.

[1] Wolf Rohrer, «L’homme n’est pas pur mécanisme», in choisir n° 121, novembre 1969, pp. 41-44. C’est ce que souligne aussi Daniel Huguenin: «Depuis 1900, les physiciens ont découvert progressivement les limites de la connaissance dite objective du monde dit réel», dans «Science et foi: le dialogue est possible», in choisir n° 402, juin 1993, pp. 25-30.
[2] Dominique Lambert, Un atome d’univers: la vie et l’œuvre de Georges Lemaître, Bruxelles, Lessius 2002, 376 p.
[3] Pierre Teilhard de Chardin, «L’esprit de la terre» (1931), in Œuvres VI, p. 48.
[4] Comme Jean Guitton, Igor et Grichka Bogdanov, Dieu et la science, Paris, Grasset 1991, 196 p. Dans un article publié dans choisir (n° 385, janvier 1992, pp. 28-32), Daniel Huguenin, de l’Observatoire de Sauverny, accueille favorablement leur démarche, tout en invitant à la prudence devant des rapprochements trop hâtifs. Sa conclusion est ouverte: «Il n’en reste pas moins que la science est toujours incapable de justifier l’existence du Dieu trinitaire des chrétiens, mais cette nouvelle vision du monde peut conduire des scientifiques à l’accepter plus facilement qu’autrefois.»
[5] Sur l’impact de la question écologique dans le champ chrétien, voir François Euvé, Théologie de l’écologie. Une Création à partager, Paris, Salvator 2021, 192 p.
[6] Jacques Neirynck, «Le défi spirituel d’une révolution technique», in choisir n° 366, juin 1990, p. 24.
[7] Wilhelm Köster, «Science et humanisme», in choisir n° 89, mars 1967, p. 17.
[8] Maurice Zundel, «Les avatars du déterminisme», in choisir n° 7, mai 1960, pp. 16-19.

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