banner societe 2016
lundi, 16 mai 2022 08:40

Les féministes face aux transgenres

Spécialiste de la littérature française du XVIIIe siècle, c’est à l’école de Rousseau que Claude Habib s’est mise à revoir sa pensée féministe universaliste, inspirée par Simone de Beauvoir, et à reconnaître la valeur de la division sexuée. Dans son dernier livre sur «la question trans», elle montre comment l’expansion des demandes de transition d’identité suscite de nouvelles interrogations et divisions au cœur du féminisme.

Claude Habib est professeure de littérature et linguistique françaises à l’Université de Paris III. Elle est membre du comité de rédaction de la revue Esprit et du comité de la collection Littérature et Politique aux éditions Belin. Elle a écrit plusieurs ouvrages autour des relations amoureuses et un livre récent sur La question trans (Gallimard, 2021). Nathalie Sarthou-Lajus, est philosophe, rédactrice en chef adjointe de la revue Études.

Hier encore, on appelait transsexuelle une personne qui allait jusqu’au bout de sa métamorphose en l’autre sexe. Mais à l’heure où l’on ne parle plus de sexe mais de genre, ce terme n’est plus vraiment admis et on lui préfèrera celui de transgenre. Pour Claude Habib, cette «euphémisation progressive» remet en cause notre division sexuée.

Claude Habib: «Ce que regroupe le terme de transgenre est extraordinairement variable. Si vous prenez les définitions militantes, comme cel­les de Stonewall, un groupe LGBT+ britannique, sont inclus sous ce vocable les drag-queens, les drag-kings, les gender-benders (ceux qui infléchissent le genre), les gender-blenders (ceux qui mélangent les genres) et finalement tous ceux qui se déclarent trans. On comprend mieux ainsi pourquoi les chiffres explosent. Ainsi 2% de la population des États-Unis se déclarent trans.

»En France, les personnes ne sont plus dans l’obligation d’avoir pris des hormones, ni a fortiori d’avoir effectué une opération chirurgicale, pour obtenir un changement d’État civil (n.d.l.r.: une mesure similaire est en vigueur en Suisse). Et la circulaire du ministre de l’Éducation nationale datée du 30 septembre 2021 œuvre pour la reconnaissance de cette population dans le cadre de l’école. Cet assouplissement vient de la dépathologisation -sous influ­ence militante- de la transidentité par l’Organisation mondiale de la santé, le 25 mai 2019. Selon ces nouveaux standards, le fait de ne pas être en accord avec son sexe reconnu à la naissance est aussi vivable et respectable que de sentir en accord avec lui.

»Il n’y a, de fait, aucune raison de discriminer ces personnes comme nos sociétés l’ont fait par le passé. On sait qu’il existe d’autres sociétés où les gender nonconforming people ont leur place et tiennent même lieu de troisième genre. C’est le cas de l’Inde où les hijras forment une caste, des îles Samoa qui compren­nent une proportion de fa’afafines, et de plusieurs sociétés amérindien­nes. Cette option -ménager l’espace d’un tiers genre- permet la reconnaissance du trouble dysphorique de genre, tout en favorisant l’insertion des personnes. Je m’oppose cependant à l’idéologie trans quand elle devient une machine de guerre contre la division sexuée.»

Nathalie Sarthou-Lajus: Cela vaut peut-être la peine de distinguer les différentes formes d’appartenance contenues dans l’acronyme LGBT+ (cf. l’encadré de la p. 34). Les trois premiers (LGB) désignent des orientations sexuelles, alors que la question trans relève de la quête d’identité et du trouble identitaire, même si, pour le trans qui opère pleinement sa transition, la division sexuée est reconnue.

«Il y a effectivement une grande différence entre ce qui relève des orientations sexuelles et ce qui relève des identités, à telle enseigne qu’apparait déjà dans le monde anglophone un militantisme homosexuel antitrans! Un groupe comme LGB Alliance a significativement laissé tomber le T parce que ses membres refusent l’amalgame et combattent les transitions précoces. Aux États-Unis, ce genre de groupe manifeste bruyamment devant les cliniques de transition d’enfants. Mais les trans eux-mêmes ne sont pas un groupe unifié. Une partie d’entre eux est hostile aux non binaires, particulièrement à ceux qui se disent trans sans faire d’effort pour changer leur apparence physique. Certains ‹vrais› trans, qui ont payé cher en temps, en argent et en souffrances pour opérer leur transition, refusent d’être confondus avec ces amateurs de scandale qui risquent de jeter le discrédit sur leur démar­che. Cela génère des tensions au sein de la communauté trans elle-même.»

La cause trans, soulignez-vous, divise aussi le mouvement féministe...

«Oui, il est coupé en deux. D’un côté on trouve les féministes de la vieille école qui ont un socle de revendications bien connues: l’égalité salariale, l’ouverture aux femmes de tous les postes de pouvoir sans restriction, la maîtrise de son corps par l’accès à la contraception et à l’avortement dans les pays où le problème se pose encore. Et de l’autre, les plus jeunes, qui aspirent à un féminisme inclusif. Elles considèrent que les femmes trans souf­frent deux fois: en tant que femmes et en tant que femmes qui ne sont pas reconnues comme femmes par la société, et qu’elles sont donc doublement victimes. Or le statut de victime, dans cette génération, vaut pour brevet d’excellence. Ces jeunes féministes traitent les féministes de la première heure de Terf (transexclusionary radical feminist - féministe radicale transexclusionniste). Cette dénomination injurieuse est récusée par les dites Terf qui préfèrent se définir comme gender critical feminists (féministes critiques du genre) : celles qui s’en tiennent à une définition objective et stable de la division sexuée.

»Ce clivage est marqué par quelques polémiques récentes. La championne de tennis Martina Navrátilová a été une idole LGBT+, parce qu’elle avait été la première dans le milieu sportif à faire son coming out, mais elle est tombée de son piédestal quand elle a pris parti contre la participation des femmes trans dans les compétitions de haut niveau, en déclarant que les trans qui s’inscrivaient dans ces tournois étaient des tricheuses. La science lui donne raison. On commence à recon­naître, en ef­fet, qu’il y a un avantage corporel irréductible des fem­mes trans. Dans les sports de contact physique comme le rugby et les sports de combat, il y a même des risques physiques pour leurs adversaires.»

Comment expliquez-vous que les jeunes soient aussi sensibles à la cause trans dans nos démocraties occidentales?

«À partir du moment où la perspective révolutionnaire s’est refermée, une autre porte s’est ouverte pour les jeunes, avec l’investissement dans les questions de genre ou la défense des minorités. On voit fleurir dans les campus américains les gender studies, les fat studies, les disability studies, toute la gamme de ce que Helen Pluckrose définit comme des groupes de soutien qui se font passer pour des disciplines scientifiques. L’Université française est un peu moins touchée par ce phénomène, mais il arrive.

»En ce qui concerne les plus jeunes, deux autres points entrent en compte. Il y a d’une part le fait qu’ils ne sont plus élevés, dans le sens d’orientés, vers un idéal supérieur à leur personne, que ce soit Dieu, la Patrie, une forme d’héroïsme... Cette jeunesse fait son éducation sentimentale under the rainbow, sous l’idéologie LGBT+ qui lui paraît inclusive, généreuse et vraie. Les jeunes pensent sincèrement qu’il y a un éventail infini de genres, dans lequel ils vont eux-mêmes tenter de se découvrir, quitte à flotter quelque temps. Il est certain que nous ne pouvons pas assumer constamment les caractères sexuels de notre identité. Il y a des instants où nous nous sentons entièrement femmes, mais c’est assez passager. Même Marilyn Monroe ne devait pas se sentir femme vingt-quatre heures sur vingt-quatre! Idem pour la virilité.

Manifestation du 14 juin 2019, Genève. Toutes les tendances féministes défilent ensemble, mais les revendications liées au corps dominent © Lucienne Bittar

»D’autre part, les jeunes ne trouvent pas facilement leur place dans des sociétés devenues très complexes, et cette incertitude entretient le trou­ble de l’identité sexuée. L’adolescence a toujours été une période de rupture, marquée par un fort désir d’autodéfinition et où le corps fait l’objet d’un surinvestissement. On a pu l’observer avec la mode des piercings et des tatouages. Les prises d’hormones destinées à féminiser ou à masculiniser sont aussi des marquages corporels, mais aux conséquences plus profondes et plus spectaculaires.»

Vous avez travaillé sur la question de la tolérance.[1] Comment lutter con­tre les discriminations dont sont victimes les minorités trans et considérer l’altérité autrement que comme une menace, sans céder à des exigences qui paraissent démesurées?

«C’est forcément difficile, on est sur un chemin de crête. Le conservateur anglais Douglas Murray dit froidement: ‹Quand vous vous rendez ridicules, vous serez ridiculisés.› C’est une partie de la réponse. Si un barbu exige qu’on parle de lui au féminin, il n’y a aucune raison d’obtempérer. Il faut faire une place aux minorités, j’en suis tout à fait persuadée, mais la vérité importe plus encore que la tolérance. Une expérience féminine basique, c’est que nous sommes des corps vulnérables, particulièrement à l’adolescence: l’intrusion d’un hom­me, au sens anatomique, dans des espaces jusque-là réservés aux fem­mes (toilettes, vestiaires, dortoirs) provoque un malaise ou de la peur. Pourquoi faire fi de ces émotions? Au nom de la tolérance, on force toute une génération de filles à mentir sur leurs émotions.»

D’où l’importance pour vous de préserver des zones de non-mixité? Dans quelle mesure cet entre-soi (entre-soi des femmes ou entre-soi des hommes) permet-il aux identités de se construire?

«L’entre-soi des femmes est en grande partie défensif. Il a été politiquement instauré par le Mouvement de libération des femmes (MLF) dans les années 1970, à une période où les groupes de conscience étaient exclusifs - les hommes n’étaient pas admis. L’idée était qu’il existe une timidité féminine dans la prise de parole en présence d’hommes. C’est assez vrai et c’est malheureusement toujours le cas aujourd’hui, malgré quarante ans de battage féministe. Ce sont presque toujours les hommes qui prennent la parole dans les assemblées. La non-mixité est une solution pour aider les femmes à s’autoriser à s’exprimer, en particulier sur des sujets intimes. Les espaces féminins ont une autre raison d’être, que certaines féministes obsédées par l’égalité ne veulent pas reconnaître: la protection de notre vulnérabilité. Nous sommes des corps vulnérables, nous sommes violables. Le projet de la SNCF de réserver des compartiments aux femmes seules dans les trains couchettes est raisonnable. Il y a déjà des wagons pour les femmes dans le métro à Mexico, au Japon, etc. Il y a des toilettes pour filles dans les universités.

»La protection des femmes, bien sûr, ne doit pas être illimitée, sinon elles ne peuvent acquérir une confiance dans le monde social, ni la force nécessaire pour se défendre. Mais il ne faut pas non plus qu’elles soient tout le temps sur leurs gardes, par exemple quand elles vont acheter un soutien-gorge. Il y a des espaces qui gagnent à demeurer des lieux de l’entre-soi. Si la plupart des lieux lesbiens ont fermé aux États-Unis ou sont devenus clandestins, c’est parce qu’ils ont été envahis par des femmes trans lesbiennes. De nombreuses lesbiennes dénoncent l’entrée du loup dans la bergerie. Cette évolution passe aussi par un nouveau vocabulaire qui nous vient des campus américains et qui affecte nos lois. Prenons le terme de ‹pénis féminin›: une personne en transition peut garder ses organes (en l’occurrence masculins); son pénis est alors considéré comme féminin, c’est-à-dire un pénis devenu inoffensif. Or on compte une douzaine de cas de harcèlements et de viols commis par de soi-disant trans dans les prisons anglo-saxonnes. Imaginez le sentiment des autres détenues!»

La cause trans entre en conflit non seulement avec certains courants féministes, mais aussi avec des revendications homosexuelles donc...

«Oui, mais là encore ce sont les femmes qui sont les plus vulnérables. Les forums de discussion lesbiens sont accaparés par des hom­mes qui se présentent comme lesbiennes - ce n’est pas un phénomène marginal. Les lesbiennes ont toujours été confrontées à des hommes virils qui leur disaient qu’elles étaient homosexuelles parce qu’elles n’avaient pas essayé un hom­me, un vrai. Maintenant, elles sont confrontées à des femmes trans qui leur reprochent d’être transphobes et de repousser leur pénis alors que c’est un pénis féminin! Voilà où le mensonge nous conduit au nom de la compassion.»

Vous soulignez que les demandes de transition explosent plus particulièrement parmi les filles. À quoi serait-ce dû?

«Oui, en Grande-Bretagne par exemple, les filles représentent entre les deux tiers et les trois quarts des demandes de transition précoce. La journaliste Abigail Shrier a écrit un beau livre à ce propos, dans lequel elle analyse ce nouveau phénomène chez les adolescentes.[2] Dans la plupart des cas, les candidates à la transition n’étaient pas durant leur enfance des ‹garçons manqués›, mais des fillettes aimant le rose et les robes de princesse. Arrivées à l’adolescence, souvent à plusieurs dans une classe ou dans un même lycée, elles déclarent qu’elles sont trans et qu’elles l’ont toujours été. Cela fait penser à d’autres contagions féminines comme l’anorexie, l’hystérie au XIXe siècle, les cas de possession diabolique au XVIIe siècle. Abigail Shrier parle de ‹contagion émotionnelle›, un facteur qui ne se retrouve pas chez les garçons dysphoriques de genre. Elle l’explique par l’empathie, cette capacité des filles à se mettre en consonance émotionnelle, particulièrement avec leurs amies. Chez les garçons, les quêtes de transition sont plus individuelles. Toutefois les filles qui décident de se masculiniser ne vont souvent pas jusqu’au bout. C’est d’ailleurs pourquoi on rencontre ce nouveau phénomène qui excite tant les médias, des ‹hommes› qui deviennent mères - c’est le mensonge arrivé en bout de course. ‹Ils› ont fait une transition hormonale, donc ‹ils› ont de la barbe, des muscles et la voix grave, mais leur appareil génital est inchangé, et le jour où ‹ils› désirent un bébé, ‹ils› réussissent à tomber enceints et accouchent tout en se prétendant des hommes.

»Faire place à un ‹tiers sexe› social et ménager des espaces pour celles et ceux qui ne supportent pas leur sexe de naissance, c’est du bon sens. Mais faut-il, par politesse, nier l’existence de deux sexes? Laisser le refus de la binarité l’emporter, c’est permettre aux absurdités de croître et de prospérer.» 

[1] Claude Habib, Comment peut-on être tolérant? Paris, Desclée de Brouwer 2019, 288 p.
[2] Abigail Shrier, Irreversible Damage. The Transgender Craze Seducing Our Daughters, Washington, Regnery Publishing 2020, 292 p.

Lu 597 fois

Dernier de Nathalie Sarthou-Lajus/Etudes