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vendredi, 07 octobre 2022 18:11

Art sacré: l’esprit du temps à l’intérieur d'une église

FresqueBielarus1 030Samedi 9 juillet, à Vitebsk en Biélorussie, la nouvelle église de Saint-Ignace de Loyola a été consacrée au cours d'une liturgie solennelle organisée par la paroisse jésuite de Saint-Ladislaus. Difficile de rester indifférent aux représentations qui ornent désormais les murs de l’édifie: le Sauveur représenté sous les traits d’un jeune homme imberbe, le pape François lavant les pieds de Diego Maradona, des gens portant des lunettes 3D et tâtonnant comme des aveugles évangéliques, un groupe de rock à côté de Sisyphe poussant sa pierre... Un tel palimpseste d’époques et de contextes différents est plutôt provocateur, surtout à l’intérieur d’un lieu saint. Il n’est donc pas surprenant que les fresques de l’église aient suscité de vives discussions.

Habituellement, aujourd'hui encore, les nouvelles œuvres d'art sacré correspondent pleinement aux attentes et aux stéréotypes généraux que l'on appelle communément la tradition. La culture catholique disposant déjà de codes sémiotiques et visuels façonnés au fil du temps, pourquoi, en effet, ne pas les utiliser? L'artiste biélorusse Vladimir Kandrusevich estime pour sa part que le renouvellement constant de ces codes et leur réinterprétation sont nécessaires. Sinon les «techniques traditionnelles» n'auront tout simplement plus d'impact sur le spectateur.

À la rencontre des contemporains

«De nombreuses personnes pensent que les ornements d’église devraient être perçus comme un décor, plutôt que de soulever des questionnements», dit-il. «Mais cette forme d'art consensuelle ne parvient pas à susciter d'émotions! C’est pourquoi cela ne m'intéresse pas de représenter des événements bibliques de manière "mythique" et éloignée de notre temps. Des artistes de chaque génération s’efforcent de représenter les vérités éternelles à leur façon et dans leur propre langage. Et ce afin de créer une rencontre avec l'homme moderne. Au cours de sa longue histoire, l’Église catholique d'ailleurs a souvent été ouverte à la recherche de solutions non-conventionnelles.»

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Comme le fait remarquer Vladimir Kandrusevich, le concept même d'art catholique traditionnel est relatif. «Tout ce que nous considérons comme immuable a un début et suit un chemin de traverse. Par exemple, l'image iconographique familière du Christ barbu n'est devenue un canon qu'à l'époque byzantine. Les premiers chrétiens représentaient parfois le Sauveur de manière métaphorique, celle que j’ai adoptée, précisément comme un jeune homme imberbe.»

Une telle révision de l’image du Christ semble toutefois assez risquée, même à notre époque, car elle brise l’ordre établi, profondément ancré. L’auteur peut-il se le permettre? Et dans quelle mesure est-il libre de s’exprimer, alors qu’il se voit confier une tâche aussi importante que l’ornementation d’un lieu de culte?

Pour le peintre biélorusse, l'art sacré tend aujourd'hui entre deux pôles. L'un d'eux représente l'approche traditionnelle de l'iconographie orientale selon laquelle l'auteur doit mettre de côté ses ambitions artistiques et s'efforcer de se conformer à l'esprit établi il y a un millénaire. Au pôle opposé se trouve l'idée de la créativité en tant que manifestation de la nature divine de l'homme. «L'historien contemporain Noah Harari est convaincu que c'est la capacité à penser de manière abstraite qui a porté l'Homo sapiens au sommet de l'évolution», relate Vladimir. «Si nous excluons toute composante créative, le caractère unique de notre espèce biologique risque d’être perdu.»

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Dans l'ensemble, une telle approche n'a rien de nouveau. L'art catholique a été à l'avant-garde pendant de nombreux siècles, produisant non seulement des modèles stylistiques pour la culture séculaire européenne, mais souvent les marqueurs-même de son époque. Quand vous pensez Renaissance, quelles sont les premières images qui vous viennent en tête? Sans doute les œuvres sacrées de Michel-Ange et de Raphaël. Celles-ci étaient initialement exposées dans des églises en activité, plutôt que dans des musées et des galeries. «Tout ce qui est neuf doit tracer son chemin», ajoute Vladimir. «De nombreux artistes considérés aujourd'hui comme des classiques étaient des révolutionnaires en leur temps. Prenez Le Jugement dernier de Michel-Ange. Immédiatement après son achèvement, l’œuvre a suscité une grande controverse: des personnes très influentes préconisaient sa destruction.» Finalement, elle a été sauvegardé et l'artiste est devenu un précurseur de l'ère baroque, dont l’origine doit beaucoup aux jésuites qui la considéraient comme un moyen d'influencer une personne à l'époque de la Contre-Réforme.

Parmi les divers personnages des fresques de la nouvelle église de Vitebsk figure saint Jazafat Kuncevič, un évêque uniate qui a été martyrisé par les habitants orthodoxes de Vitebsk il y a quatre siècles. Cette ville, qui a plus de mille ans d'histoire, se situe à la frontière entre les cultures occidentale et orientale. Récemment, une faille s’est rouverte entre les deux. La Russie se trouve à une cinquantaine de kilomètres à l'ouest et, pour elle, les églises catholiques offrent déjà un air d’exotisme. Or, à Vitebsk, de nouvelles églises sont construites une à une, émergeant notamment dans les nouvelles zones de construction.

Une église inscrite dans un quartier

«Le bâtiment lui-même est expressément moderne et correspond pleinement à son environnement», estime Vladimir. «Le décorer dans un style baroque ou byzantin n’aurait pas été approprié à mon sens. Il était important pour moi d'être cohérent et de proposer un décor en résonance avec la modernité du quartier de Biliova dans lequel il s’inscrit.» Les nouveaux quartiers résidentiels des zones urbaines accueillent des habitants issus de divers villes et villages. Face à un tel brassage culturel, il aurait été incongru d'évoquer une tradition qui se transmet de génération en génération. Il est bien plus important de prendre soin de l’ouverture missionnaire aux nouveaux fidèles.»

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L’artiste avoue être venu à la foi à l'âge adulte, l'art lui ayant servi d'intermédiaire dans le processus: «Les fresques étaient mon sujet de thèse à l'Académie des arts. À l'époque, je n'étais même pas baptisé», se souvient-il. «Mes parents n'allaient pas à l'église. J'ai ouvert seul mon cœur à ces nouvelles valeurs, tout comme mon père l’avait fait en découvrant un jour la musique rock. En raison de sa passion, il avait même été exclu du conservatoire à l'époque soviétique, ce qui ne l'a pas empêché de devenir un compositeur célèbre. À chacun ses découvertes...»

Triste coïncidence

Le temps apporte son lot de changements, parfois de la manière la plus spectaculaire qu’il soit. Il se trouve que la phase finale du travail sur les fresques (c'est-à-dire la peinture des murs conformément aux croquis préétablis) a presque coïncidé avec le début de la guerre en Ukraine. L’artiste admet qui lui a été difficile de prendre les pinceaux: «Le monde a perdu sa stabilité, le sol s'est dérobé sous nos pieds. On pouvait penser que ce n'était pas une période adéquate pour peaufiner délicatement des détails. Une question se posait: que restera-t-il après tout cela? Puis je me suis rendu compte que le travail bien fait apporte de la force et fait sens.»

Selon l'artiste, les avis du public concernant les nouvelles fresques étaient déjà partagés alors qu'il y travaillait encore. Certains le remerciaient pour son regard neuf posé sur la peinture catholique, un regard correspondant à l’esthétique contemporaine. D'autres exprimaient leur mécontentement. «La controverse prenait petit à petit de l'ampleur… Dans une situation socio-politique aussi défavorable que celle d’aujourd’hui, toute ambiguïté peut être perçue comme suspecte, susciter la méfiance», commente Vladimir. «Décision a été prise de convoquer une réunion à laquelle participeraient les autorités religieuses, les experts en art profane et, bien sûr, les paroissiens. J'ai expliqué ma position, et il semble qu'elle ait été entendue.»

Malgré un certain nombre de malentendus et de débats passionnés, l'église a finalement été consacrée. Nul doute qu'elle soit appelée à devenir un brillant exemple de l'art monumental chrétien de son temps –le XXIe siècle– ainsi qu'un objet de réflexion sur les limites de l'admissible. Elle suscitera aussi certainement de nouvelles critiques.

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Une question qui se pose

L’importance de telles discussions ne fait aucun doute. Elle réactualisent la question que seuls quelques-uns osent poser: à quoi devrait ressembler l'art sacré à l'époque actuelle? Il est peu probable qu’on puisse y répondre simplement et sans équivoque, qui plus est dans notre société multi-idéologique. C'est pourquoi, comme l'a écrit l'apôtre Paul: «Il faut qu'il y ait aussi des sectes parmi vous, afin que ceux qui sont approuvés soient reconnus comme tels au milieu de vous.» (1 Cor 11,19).

Texte d’Ilya Sviryn, journaliste biélorusse
fresques et photos de Vladimir Kandrusevich

 

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