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mercredi, 13 janvier 2021 08:00

Se confronter avec son histoire esclavagiste

L'équipe du SHMR examine les archives d'une famille d'esclaves détenues par les jésuites du XIXe siècle à Saint-Louis. De gauche à droite: Dr Laura Weis, Ayan Ali, Cicely Hunter, Kelly Schmidt, le Père Mike Harter sj et le Père Jeff Harrison sj © Sean Salai sj/jesuits.orgLaura Weis travaille pour la Compagnie de Jésus aux États-Unis en tant que coordinatrice du projet Jesuits Slavery, History, Memory and Reconciliation (Esclavage, histoire, souvenir et réconciliation). Cette initiative de la Conférence des jésuites du Canada et des États-Unis s’efforce d’entrer en relation avec les descendants d’esclaves, les membres de leurs communautés, ainsi que des chercheurs et partenaires jésuites, afin de retrouver la trace des descendants des esclaves de l’Ordre dans l’Amérique du XIXe siècle. Son but: découvrir l'histoire de ces esclaves, honorer leurs souvenirs et guérir les relations avec leur descendance. Avec l'espoir «qu’ensemble, les communautés descendantes, les jésuites et les institutions jésuites, pourront agir en partenariat pour s’attaquer aux préjugés et au racisme structurel qui découlent de l’esclavage à travers les États-Unis». Cet article fait écho au dossier mémoire de notre revue de janvier-mars 2021. Voir son sommaire.

Le directeur associé de l’Université de Saint-Louis Jonathan Smith, la coordinatrice de recherche Kelly Schmidt, les chercheurs Jeff Harrison sj, Ayan Ali et Cicely Hunter, ainsi que l'informaticien Mike Harter sj composent, avec Laura Weis, l’équipe responsable du projet. En étudiant attentivement des centaines de documents jésuites, de registres de baptêmes et de mariages et d’autres documents des paroisses catholiques, ils ont retrouvé la trace d’au moins 190 esclaves qui, entre 1823 et 1865, avaient été la propriété ou avaient été empruntés, ou loués, sur le territoire de l'actuelle Province du Centre et du Sud des États-Unis, et ils sont parvenus à retracer quelques-unes de leurs généalogies. L’équipe se propose de publier des documents historiques en ligne sur une plateforme accessible au public, en contribution au débat actuel sur l’héritage de l’esclavage visant à donner sens au passé. 

Le 4 décembre, le Père Sean Salai sj a rencontré Laura Weis et son équipe dans le bureau du projet SHMR à Saint-Louis. Ne pouvant reproduire ici les contributions de chacun au cours de cet entretien, Mme Weis s’est efforcée d’en rendre compte fidèlement, lors d’une interview, en décrivant leur travail de manière aussi complète que possible. La retranscription de cet entretien a été adaptée pour la publication, pour des raisons de style et de longueur. Cet article a paru dans sa version originale, en anglais, dans la revue jésuite America Magazine.

Pour quelles raisons les jésuites ont-ils décidé de mener une enquête sur leurs pratiques esclavagistes au XIXe siècle?

Laura Weis (1): Les jésuites d’aujourd’hui sont conscients du fait que l’esclavage était et est un péché. Comme notre chercheur Jeff Harrison sj l’a dit, il est grand temps que les jésuites entament un débat sur l’esclavage et l’héritage qu’il a laissé. Nous avons l’intention de le faire de manière ciblée, en mettant l’accent sur la vie qui a été celle des esclaves, plutôt que sur celle de ceux qui les asservissaient. Nous voulons mettre au jour ces histoires vécues. 

Pourquoi le grand public devrait-il s’intéresser au projet jésuite Esclavage, histoire, souvenir et réconciliation?

À mesure que nous connaissances progressent au sujet de cette histoire, nous nous rendons compte qu’elle ne concerne pas uniquement les jésuites. Nous insistons, certes sur l’histoire et l’héritage de l’esclavagisme chez les jésuites, mais sa place dans l’histoire de l’Église catholique se révèle centrale. Ce n’est pas non plus une histoire purement catholique, mais elle concerne aussi la fondation de nombreuses villes, d’États et de territoires dans l’ensemble du pays. Notre travail sert à contribuer à ce débat national. L’esclavage était une institution globale, ses vestiges le sont aussi et la vie que nous menons aujourd’hui sont inextricablement liées à cette histoire.

À mesure que nous découvrons cette histoire, nous découvrons aussi qu’elle ne concerne pas uniquement les jésuites.

Quels sont les objectifs de ce projet?

Dès le début, ceux qui le dirigent ont dégagé trois objectifs aux liens étroits, tous encore actuels, mais pas nécessairement de façon linéaire. Le premier consiste à faire des recherches sur l’histoire de l’esclavage chez les jésuites en mettant délibérément l’accent sur le vécu des esclaves et en retrouvant la trace de leurs lignées familiales avec l’espoir d'identifier leurs descendants. Le deuxième objectif a pour but de faire connaître à ces descendants l’histoire de leurs ancêtres et de les inviter à dialoguer avec les jésuites d’aujourd’hui sur la manière de se confronter à cette histoire et à son héritage. Le troisième consiste à se demander comment agir maintenant, en vue d’une guérison. Nous avons la ferme intention de nous engager dans un processus de transformation en disant la vérité sur ces faits historiques, en dialogue avec les communautés des descendants d’aujourd’hui.

Qu’avez-vous appris depuis le lancement du projet?

Nos chercheurs aiment à souligner qu’au début de ce projet, nous ne disposions que de six noms -et uniquement des prénoms- d’esclaves qui, en 1823, avaient été contraints à suivre les jésuites du Maryland au Missouri. Grâce au travail de l’équipe des chercheurs, nous connaissons à présent leurs noms complets, leurs lieux de résidence et leurs conditions de vie, les relations qu’ils avaient nouées, la manière dont ils tentaient de protéger leurs familles, etc. Ce projet révèle donc qu’il importe de raconter ces histoires. L’une des plus belles découvertes que nous avons faites, c’est que c’est chose possible. Au début, nous doutions de pouvoir trouver quoi que ce soit. Maintenant, nous avons identifié au moins 199 esclaves dont les jésuites avaient été propriétaires ou qu’ils avaient empruntés ou loués dans le centre et le sud des États-Unis entre 1823 et 1865.

Les termes esclavage, histoire ou même mémoire figurant dans l’intitulé de votre projet parlent d’eux-mêmes. Mais quelle signification a celui de réconciliation?

Selon le Père Jeff Harrison sj, c’est un mot qui implique la confession des péchés, mais aussi l’expression du remords pour le grave péché qu’a été l’esclavage, dans une perspective jésuite et catholique. Mais il reconnaît aussi l’héritage de l’esclavage qui perdure aujourd’hui encore dans les inégalités raciales. Dans le même temps, tout dialogue sur le sens de la réconciliation doit avoir lieu avec les descendants des esclaves. Dans le cadre du projet, notre approche consiste à faciliter ce dialogue avec eux et leurs communautés. Notre rôle est d’écouter. Les esclaves vivaient intensément, mais on a négligé leur parole, on ne l’a pas entendue, on l’a faite taire. Aujourd’hui, les jésuites sont ouverts à ce que leurs descendants auront à dire, mais n’anticipent pas leurs réponses. Ce dialogue doit être mené avec les descendants.

Votre projet a identifié les descendants d’une famille qui était esclave des jésuites dans le Missouri. Comment s’est déroulé le dialogue avec eux?

Chacun des membres de la famille a réagi différemment. Mais il a été bon de leur faire part de l’histoire de leurs ancêtres et de les aider à se familiariser avec elle. Nous ne nous attendons pas à des réactions uniformes des personnes qui reçoivent ces informations.

L’Université de Georgetown a lancé sa propre enquête sur les pratiques esclavagistes des jésuites. Vous y avez collaboré. Cette Université s’est même engagée à accorder une priorité à l’immatriculation de descendants d’esclaves qui avaient subi la servitude en ce lieu. Que pensez-vous d’une réparation comme aboutissement de votre projet?

Il importe de souligner que tout dialogue sur un tel aboutissement ne peut en aucun cas être mené unilatéralement. Nous devons laisser ce processus et le dialogue avec les descendants évoluer naturellement. Comme l’a fait l’Université de Georgetown. Celle de St-Louis a créé un groupe de travail pour discuter comment agir dans le cadre du processus de guérison, en dialogue avec les descendants de ceux qui avaient été esclaves sur le campus.

Notre approche consiste à faciliter ce dialogue avec eux et leurs communautés. Notre rôle est d’écouter.

Quelles capacités, acquises dans votre formation universitaire, apportez-vous dans votre fonction de coordinatrice du projet?

Je ne suis pas la personne la plus qualifiée pour ce travail, théoriquement. Kelly Schmidt est spécialiste de l’histoire de l’esclavage et Cicely Hunter étudie la vie des Afro-américains au début du XXe siècle. Cependant, ma formation universitaire en histoire et études sur la paix m’ont fait prendre conscience du rôle important du narratif pour la guérison. Nous espérons que notre travail pourra, à bien des égards, tisser une histoire différente à partir de tous ces éléments du passé et du présent qui sont inséparablement liés.

Vous avez dit que le Père Jeff Harrison sj et la coordinatrice de recherche Kelly Schmidt font partie de votre équipe; ils ont passé un temps considérable à éplucher les archives jésuites de Saint-Louis et à réunir, dans l’ensemble du pays, des documents catholiques concernant les esclaves que possédaient les jésuites. Pouvez-vous nous donner quelques informations sur cette recherche de documents historiques?

Notre travail a commencé ici, dans les archives des jésuites américains. Il n’y avait pas un seul dossier intitulé «esclavage» et nous n’avions donc pas de point de départ évident. Kelly, Jeff, Ayan, Ali, Cicely et d’autres encore ont dû fonder leur recherche sur toutes sortes d’autres fonds. Il a fallu consulter des archives diocésaines, des registres paroissiaux, ceux des États et d’autres institutions pour acquérir une vision complète et abondante du vécu des gens. Nous avons alors constitué des dossiers sur les histoires familiales pour les communiquer aux descendants et nous espérons pouvoir à long terme numériser ces documents et les rendre accessibles en ligne.

Si vous pouviez dire au pape François quelque chose sur l’esclavage jésuite, que lui diriez-vous?

Tout d’abord, je voudrais le remercier pour l’attention qu’il porte à la justice sociale. Puis je soulignerais que l’héritage de l’esclavage fait inextricablement partie de notre vie d’Étasuniens d’aujourd’hui et que nous sommes dans l’obligation d’accomplir ce travail. C’est un projet de la Conférence jésuite, une tâche qui incombe aux États-Unis, mais l’esclavage a été un phénomène universel.

L’Église catholique doit se confronter à cette histoire.

Qu’espérez-vous pour l’avenir?

J’espère que nous pourrons continuer à entrer en contact avec les descendants d’esclaves et que notre projet poursuivra son objectif d’entendre les voix de tous. Cela va prendre beaucoup de temps. Il ne s’agit pas, en effet, d’un débat que l’on mène une fois pour toutes, mais d’un travail permanent de recherche et de relations à construire. Nous savions dès le début qu’il devrait se faire en partenariat, comme nous le faisons ici avec l’Université de St-Louis et les jésuites.

Correction du 7 janvier: Les chercheurs interrogés pour cet article ont «identifié au moins 199 esclaves dont les jésuites avaient été propriétaires ou qu’ils avaient empruntés ou loués dans le Centre et le Sud des États-Unis entre 1823 et 1865». L’article d’origine déclare qu’ils ont identifié «au moins 190 descendants d’esclaves».

 

1.  Laura Weis est détentrice d’un doctorat en études sur la paix de l’Université de Notre-Dame, elle a travaillé à Washington D.C. avec le Comité des Amis [Quakers] sur la législation nationale et le Secours quaker américain [American Friends Service Committee] dans le domaine de la prévention des conflits violents. Elle a également étudié à l’Université de St-Louis où elle a obtenu un B.A. en histoire et en sociologie.

 

 

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