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dimanche, 14 novembre 2021 09:33

JRS - Vers un nous toujours plus grand

JRS Grece Emergency AssistanceLe 14 novembre 1980, le Père Pedro Arrupe sj, supérieur général de la Compagnie de Jésus, fondait le Service jésuite des réfugiés (JRS): 40 ans plus tard, cette organisation est plus active que jamais sur le terrain. Et pour cause. L'année 2021 affiche un nouveau record mondial de personnes déplacées de force: 84,6 millions, selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Tout le monde a en tête ces images d'exilés repoussés de manière forte devant des murs de barbelés, des situations anxiogènes qui créent selon en chacun de nous des sentiments de pitié, de colère, de peur ou d'impuissance. Face à cette réalité inquiétante, qui remet en cause nos principes humanitaires, Tom Smolich sj, directeur international du JRS, nous appelle à pondérer nos peurs par la raison, dans cet article publié le 27 septembre 2021, 107e Journée mondiale du migrant et du réfugié dans l’Église.

Le message du pape François pour cette journée est intitulé Vers un «nous» toujours plus grand avec les réfugiés et les migrants. Nous sommes tous dans le même bateau, appelés à travailler ensemble pour faire disparaître les murs qui nous séparent, afin qu’il n’y ait plus «les autres», mais un seul «nous» englobant l’ensemble de l’humanité. (2) L’image du bateau évoque la Méditerranée, devenue sépulture liquide, et fait écho à la nouvelle sculpture Angels Unaware -Anges inconscients- qui se dresse désormais sur la Place Saint Pierre (3); elle s’enracine à la fois dans la réalité présente et dans l’espérance. Comment notre «nous» peut-il devenir plus grand? Comment nous imaginer tous dans le même bateau? Laissez-moi répondre dans la perspective de la spiritualité ignatienne et de sa concrétisation au niveau mondial au travers du Service jésuite des réfugiés (JRS).

Foi et justice

La spiritualité ignatienne (4) se concentre toujours sur le discernement de l’appel à collaborer avec l’action de la Trinité dans le monde. Après Vatican II, cette expression a lié «foi» et «justice» pour formuler l’option préférentielle pour les pauvres que Jésus a vécue. On peut dire que, récemment, on a accordé plus d’attention à la justice, mais dans la tradition ignatienne, celle-ci est toujours fondée sur la foi. En 1969, une retraite destinée aux jésuites d’Amérique centrale a donné l’impulsion fondamentale à ceux qui allaient remettre sur les rails la mission de l’Université d’Amérique centrale (UCA), à El Salvador, en vivant le lien entre foi et justice d’une façon qui devait finalement les conduire au martyre (5). Au cours de la quatrième conférence de la retraite, le Père Miguel Elizondo sj a formulé l’essence du charisme ignatien et jésuite:

Vivre la vocation ignatienne est une expérience trinitaire, l’expérience de la Trinité présente et agissante dans ce monde, en toutes choses… Dans cette histoire du salut apparaît l’humain par excellence, le Christ, et avec lui toutes les personnes élues pour coopérer activement au plan de salut de Dieu et le réaliser… En définitive, le Dieu d’Ignace sera le Dieu de ce monde et le monde sera le lieu de la rencontre avec Lui. L’amour ne sera pas principalement affectif ou contemplatif, mais un amour qui se concrétise en actes, se traduit en service et se réalise pleinement dans cette coopération avec Dieu (6).

Voilà qui résume l’essentiel de la vision ignatienne du monde et les divers aspects de la spiritualité ignatienne (les Exercices spirituels, l’examen, les expressions telles que «trouver Dieu en toutes choses») sont des moyens d’exprimer son étendue et sa profondeur. Cette coopération avec Dieu constitue le «nous» à son degré le plus vaste.

Angels Unawares Sculpture PlStPierre Rome

Mais alors, pourquoi est-ce si difficile d’accueillir les personnes déplacées de force en tant que partenaires dans cette coopération avec Dieu? Certains leur offrent leur pitié, d’autres voient en eux «l’ennemi». Mais des co-opérateurs? Comment allons-nous faire, vous et moi, pour considérer ces 82,4 millions de personnes comme nos frères et sœurs? Prenons pour commencer ce qui est pour beaucoup le point de départ: la peur.

La peur, une réalité humaine

Nous avons tous nos propres peurs, et certaines choses ont de quoi faire peur. Les actes de terrorisme perpétrés en Europe, voici quelques années, ont déclenché dans certaines collectivités européennes des craintes à l’égard des migrants venus d’Asie et d’Afrique. Rien d’aussi grave ne s’est passé depuis lors, mais une anxiété sans fondement persiste, régulièrement attisée par certains politiciens pour servir leurs propres intérêts.

La peur est devenue une réaction souvent dominante et que l’on tolère face aux réfugiés. Que vont-«ils» nous faire? Tout ce qu’on a sera pour «eux». Que va-t-il se passer si la «crise mondiale des réfugiés» explose?

La raison modère cette peur. En général, les actes terroristes dans les pays du nord, comme par exemple la tentative de s’emparer du Capitole le 6 janvier 2021 aux États-Unis, sont le fait de citoyens de ces pays. Les régimes économiques qui accueillent les réfugiés prospèrent et produisent davantage au profit de tous. (7) L’idée même d’une «crise des réfugiés» tient de l’hyperbole. Le Liban, un pays de 6 millions d’habitants, abrite 1,5 million de réfugiés, une personne sur quatre est réfugiée. À ce taux, l’Europe en compterait 187 millions. Le Liban est en crise; l’Europe, elle, souffre d’une crise de panique sans fondement. (8)

Du point de vue ignatien, cette peur est l’œuvre de l’esprit mauvais qui nous sépare de la famille humaine et de l’accueil que Dieu offre à l’ensemble de cette famille. Il arrive que la peur soit la réaction qui s’impose. Mais en général, elle est une attitude, un point de départ déplorable lorsqu’il s’agit de prendre une décision, car elle dénote un esprit singulièrement dépourvu de liberté. Lorsque l’on a peur, on ne pense à rien d’autre qu’à l’objet de cette peur. Pour la spiritualité ignatienne, c’est là un «attachement», quelque chose qui nous retient de voir la réalité telle qu’elle est. Les attachements sont des obstacles qui nous empêchent d’accueillir la liberté de Dieu, de voir le monde comme Il le voit et de coopérer avec Lui pour le rendre meilleur.

Manar blast survivor scaled JRS

Ces peurs nous poussent généralement à rechercher la sécurité; mais des solutions fondées uniquement sur la peur ne comportent ni la perspective ni la liberté de reconnaître que la sécurité souhaitée est, au fond, une illusion. La fermeture des frontières européennes aux réfugiés et aux migrants peut sembler garantir la sécurité. Mais dans quelle mesure est-ce réaliste d’empêcher de petites embarcations d’accoster à Lampedusa, à Lesbos ou aux Canaries? N’est-ce pas une illusion de penser que les situations de guerre vont cesser de forcer des gens à chercher une vie meilleure? Les décisions fondées sur la peur ne sont pas la solution.

En 2019 - les «Préférences apostoliques universelles»

Le JRS s’efforce de vivre l‘amour en actes, qui se réalise au travers d’un service en coopération avec Dieu. À quoi cela ressemble-t-il face à 82,4 millions de femmes et d’hommes déplacés?

Le Père Arturo Sosa sj, Supérieur général de la Compagnie de Jésus, a présenté le 19 février 2019 les Préférences apostoliques universelles (UAP) comme l’expression contemporaine de la mission des jésuites et, par extension, de la mission ignatienne. Une large consultation a permis alors d’identifier quatre orientations en vue d’approfondir une conversion personnelle, communautaire et institutionnelle à la foi qui œuvre pour la justice:

  • Indiquer la voie conduisant à Dieu au moyen des Exercices spirituels et du discernement;
  • Cheminer avec les pauvres, les exclus dans le monde, ceux dont la dignité a été bafouée, au travers d’une mission de réconciliation et de justice;
  • Accompagner les jeunes en vue de créer un avenir porteur d’espérance;
  • Coopérer pour prendre soin de notre Maison commune.

Les institutions jésuites du monde entier ont réagi tout d’abord en citant avec fierté des exemples de Préférences apostoliques universelles déjà réalisées. Ces réponses se lisent parfois comme des listes de choses à faire portant la mention «mission accomplie». Par la suite, et après réflexion, la formulation des UAP -Universal Apostolic Preferences- en vint à mettre l’accent sur cela même que le pape François notait dans la lettre personnelle qu’il écrivit en espagnol au Père Sosa sj pour signifier son approbation: «La première préférence est capitale, car elle présuppose à la base de la relation du jésuite avec le Seigneur une vie de prière personnelle et communautaire, et le discernement. Je te recommande, dans ton service en tant que Supérieur général, d’insister là-dessus. Sans cette attitude de prière, le reste ne fonctionne pas.» (9)

Les UAP ne sont pas un catalogue d’activités. Le souci des pauvres, des jeunes et de notre maison commune ne peut provenir que d’une expérience de prière et de discernement, l’expérience de la vocation jésuite, du désir de suivre le Seigneur. L’accueil de personnes déplacées dans le grand «nous» exige, pour être vécu en profondeur, que nous reconnaissions dans la prière nos défaillances (peurs, préjugés, condescendance, etc.), afin de permettre à la grâce de Dieu de ménager de la place pour tous dans la barque. Telle est la mission du JRS.

Cours Afghanistan JRS

En 1980 - naissance du JRS

Le Père Pedro Arrupe sj fondait le Service jésuite des réfugiés (JRS) pour se mettre au service des «boat people» vietnamiens qui fuyaient leur pays et se retrouvaient dans des camps partout en Asie. À cause de ce qu’il avait vécu personnellement, il savait ce qui était nécessaire. Il avait été forcé, pendant la guerre civile espagnole, à quitter le Pays Basque où il était né. Il avait par la suite travaillé avec des migrants coréens au Japon et se trouvait à Hiroshima en 1945 lorsque la première bombe atomique fut larguée sur la ville.

Dans la lettre annonçant la fondation du JRS, le Père Arrupe écrit que notre service doit être «holistique, pédagogique et spirituel». Des jésuites, des religieuses et des bénévoles ont vécu dans les camps. Les réfugiés vietnamiens ont appris l’anglais, bénéficié d’un accompagnement pastoral et acquis des compétences leur permettant de gagner leur vie dans leurs nouveaux lieux de vie. Le succès fut au rendez-vous.

Vers 1995 - cheminement commun

Le terme «accompagnement» en vint à définir la manière dont travaille le JRS. Il n’aborde pas les réfugiés en leur présentant une liste de programmes. Ce que nous désirons, c’est de cheminer avec les plus démunis afin d’apprendre ce dont ils ont le plus grand besoin. Ce «cheminement» fondé sur la réciprocité et le respect est devenu essentiel au fil de nos plus de 40 ans d’existence et est encore la marque distinctive du JRS. En effet, il y a peu de chances aujourd’hui que les personnes déplacées de force puissent rentrer chez elles ou se réinstaller ailleurs dans un bref délai. Il est même fort probable qu’une personne qui a passé cinq ans dans un camp de réfugiés s’y trouvera encore dans vingt ans. Ainsi, si nous sommes rarement la première organisation humanitaire sur les lieux d’une crise, nous sommes souvent les derniers à nous en aller...

En 2020 - un «nous» plus grand

Le JRS a recadré sa programmation afin d’être en mesure d’affronter de manière plus efficiente les réalités du déplacement de longue durée, en se demandant comment faire pour que les déracinés puissent devenir une partie du «nous» plus grand. Notre équipe de direction a défini quatre domaines importants pour ceux que nous accompagnons.

Réconciliation - L’effort de réunir des personnes a de multiples aspects, entre anciens ennemis des pays d’origine, entre divers groupes nationaux ou ethniques dans les camps, entre communautés d’accueil et réfugiés partout dans le monde. La foi, dans ce travail, joue un rôle fondamental. La plupart des personnes déplacées disent que c’est Dieu qui leur a permis d’arriver là où elles en sont, saines et sauves. En savoir plus sur le Dieu de l’autre et mettre sur pied des projets d’éducation et de formation professionnelle tenant compte des valeurs communes est une démarche qui contribue à créer un sens réel du «nous».

RefugiesErythreens campMaiAini Ethiopie JRS

Services psychosociaux - Les traumatismes dont souffrent beaucoup de ceux que nous accompagnons sont inimaginables; si on ne s’en préoccupe pas, ils paralysent leur possibilité de s’engager et de grandir. Nos activités psychosociales présentent un large éventail d’offres allant du conseil personnel aux thérapies par le jeu, l’écriture et la mise en scène de pièces de théâtre, aux groupes de parole pour survivantes de viols. Toutes permettent de guérir d’anciennes blessures pour faire naître de nouvelles histoires de vie, de nouveaux souvenirs.

Éducation et formation professionnelle - Chaque réfugié souhaite pour ses enfants une vie meilleure et cela passe par l’éducation. Le JRS se concentre sur des aspects souvent négligés: la formation de réfugiés comme enseignants, une programmation tenant compte du genre, la transition de la scolarité vers le travail, les besoins particuliers de certains enfants. La scolarisation et le développement de leur aptitude à l’emploi prépare ceux que nous accompagnons à parvenir à trouver leur place au sein du «nous» élargi: les personnes victimes d’un déplacement forcé souhaitent apporter leur contribution à leur nouvelle communauté.

Plaidoyer - Rien n’est pire que de se trouver dans un groupe où l‘on n’est pas entendu. Le JRS aide les réfugiés à faire entendre leur voix pour qu’ils puissent raconter leur histoire, œuvrer au changement des règles et pratiques, et devenir des participants à part entière du grand «nous», que ce soit dans le cadre d’une Église, d’une collectivité urbaine ou, un jour peut-être, de retour chez eux ou réinstallés dans un nouveau pays.

La construction du «nous» plus grand n’est pas tâche facile et la vocation que le JRS a reçue de l’édifier parmi nos frères et sœurs déplacés est une grâce profonde. Je termine par où j’avais commencé, en citant le pape François: «Comme c’est important de rêver ensemble! …Seul, on risque d’avoir des mirages par lesquels on voit ce qui n’existe pas; les rêves se construisent ensemble.» (10)


1. Le chiffre donné en début d'article de 84,6 millions de personnes déplacées de force est celui du 1er janvier et comprend 20,7 millions de réfugiés, qui ont fui leur pays, 48 millions de déplacés internes, c’est-à-dire forcés de fuir mais demeurés sur le territoire de leur pays, et 13,7 millions d’autres catégories. Voir www.unhcr.org/figures-at-a-glance.html Le terme réfugié est souvent utilisé pour désigner l’ensemble de ces groupes, je parlerai pour ma part de déplacés de force, à moins qu’il ne s’agisse spécifiquement de réfugiés.
2. Lire ici le message du pape François pour la 107e Journée mondiale du migrant et du réfugié 2021. Le mot «réfugiés» désigne dans ce cas les personnes déplacées de toutes catégories.
3. Angels Unaware [«Anges inconscients ou anges sans le savoir»] du sculpteur canadien Timothy P. Schmalz.
4.Le cheminement spirituel d’Ignace de Loyola, avec la plupart de ses fruits, a vu le jour bien avant la fondation de la Compagnie de Jésus (l’ordre des jésuites). C’est pourquoi j’utilise l’expression «spiritualité ignatienne», plutôt que «jésuite», pour désigner ce mode de rencontre avec le divin.
5. Des milliers de personnes ont perdu la vie pour leur foi durant la guerre civile au Salvador, et parmi elles les plus connues sont les six jésuites, leur cuisinière et sa fille qui ont été assassinés le 16 novembre 1989 à l’UCA. Voir note 6 et Martin Maier sj, La réconciliation un don des victimes.
6.Voir Kevin P. Quinn, Is a Different Kind of Jesuit University Possible Today? The Legacy of Ignacio Ellacuría, SJ, Studies in Jesuit Spirituality (Spring 2021). Robert Lassalle Klein mentionne cette retraite dans sa préface.
7. Voir Alexander Betts et al., Refugee Economies: Rethinking Popular Assumptions, Refugee Studies Center, University of Oxford, 2014.
8. Le HCR fait observer que 85% de toutes les personnes déplacées vivent dans des pays en développement.
9. «La primera preferencia es capital porque supone como condición de base el trato del jesuita con el Señor la vida personal y comunitaria de oración y discernimiento. Te recomiendo que, en tu servicio de Superior General insistas sobre esto. Sin esta actitud orante lo otro no funciona.» (Lettre personnelle du pape François au Père Soso, du 6 février 2019. Traduction de l’auteur.)
10. Pape François, Fratelli Tutti, § 8.

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