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mercredi, 09 décembre 2020 01:10

La réconciliation, un don des victimes

Salvador Mary Pimmel FreemanEn partant de la longue et douloureuse expérience de violence au Salvador, il est intéressant de réfléchir au rôle des victimes dans la réconciliation. Le témoignage ci-dessous de Martin Maier sj -qui se trouvait au Salvador en 1989 lors de l'assassinat de six jésuites et de deux laïques- propose de développer les thèses suivantes: il n’est de pardon et de réconciliation possible sans souvenir et se souvenir des victimes, c’est leur redonner leur dignité; le souvenir est intimement lié au récit des souffrances du passé; la réconciliation et le pardon présupposent la vérité et la justice; le pardon et la réconciliation sont une offre faite par les victimes à leurs bourreaux, ils possèdent la structure de la grâce, mais on ne peut atteindre la réconciliation seulement lorsqu’on a demandé pardon; les peuples crucifiés sont source de lumière, de salut et de pardon; ceci dans une perspective spirituelle ignacienne.

Le concept de réconciliation recouvre plusieurs sens du point de vue personnel, sociopolitique et théologique. Du point de vue personnel, se réconcilier, c’est mettre fin à un conflit entre deux personnes de manière définitive. Dans le domaine sociopolitique, on peut associer la réconciliation avec un accord de paix mettant fin à une guerre, mais cela reste bien plus qu’un simple accord de paix. Il s’agit de la construction d’un avenir commun qui exclut de nouvelles guerres. Un exemple historique de cela serait l’Union européenne, qui a débuté comme un projet de paix et de réconciliation après les deux guerres mondiales si dévastatrices de la première moitié du XXe siècle. Dans le domaine biblico-théologique, la réconciliation est une catégorie essentielle de la sotériologie, aussi liée à l’absolution des péchés. On ne doit pas confondre ces différents domaines, et encore moins les séparer. De même qu’il existe des unités différentes entre l’histoire du monde et l’histoire du salut, il existe aussi des unités non confuses et non séparées entre la réconciliation aux sens personnel, sociopolitique et biblico-théologal.

Le cas historique du Salvador

Quel sens aurait la foi chrétienne dans le salut si on ne pouvait le vérifier d’aucune façon dans la réalité historique?

Les réflexions qui vont suivre s’inscrivent dans un contexte historique, d’il y a une trentaine d’années, que je partage avec le Salvador et qui, pour cette raison, présentent un caractère plus personnel (1). Je me trouvais dans ce pays lorsque, le 16 novembre 1989, des soldats de l’armée assassinèrent deux laïques -Julia Elba et sa fille Celina- et six jésuites. J’ai eu la chance de connaître ces derniers de leur vivant durant les premières semaines de mon arrivée au Salvador en 1989. Mais ils ne sont que des représentants -des vicaires- des dizaines de milliers de victimes innocentes au Salvador et autour du monde. C’est une bonne chose que l’on continue d’insister sur la nécessité d'enquêter sur le cas des jésuites, afin que la lumière soit faite sur ce qui est vraiment arrivé et que justice leur soit rendue au sens juridique. Nonobstant, cette investigation et cette justice doivent aussi être vicariales si l’on veut que justice soit faite pour toutes les victimes de la répression et de l’injustice.

Mural Memoria y Verdad WikinediCommons JMRAFFi

De même, une réflexion théologique sur la réconciliation dans le cadre de massacres de tant de victimes innocentes constitue un véritable défi. Cela m’amène à évoquer la célébration du Jour des morts (Día de los Difuntos), un 2 novembre, il y a quelques années. Ce jour-là, j’ai participé à une célébration impressionnante devant le «Monument à la mémoire et la vérité» dans le parc Cuscatlán à San Salvador. La construction d’un monument national à la mémoire des plus de 75'000 victimes du conflit armé et de la répression au Salvador de 1981 à 1992 était l’une des recommandations que le Rapport de la Commission sur la vérité au Salvador des Nations Unies faisait à l’État salvadorien en 1993. On considérait cette construction comme faisant partie des réparations morales aux victimes. Cependant, l’initiative ne compta pas sur le soutien des autorités salvadoriennes, mais fut promue par le Comité Pro-Monumento de las Víctimas Civiles de violaciones de Derechos Humanos, comité qui regroupe une dizaine d’organisations non gouvernementales du Salvador.

Le monument fut inauguré le 6 décembre 2003. Un mur de granite noir de 85 mètres de long immortalise les noms de 25'565 fillettes, garçons, femmes et hommes, victimes innocentes du conflit. Le texte inscrit sur le monument dit:

«Un espace pour l’espoir, pour continuer à rêver et construire une société plus juste, plus humaine et plus équitable». (2)

Ce monument suppose un pas transcendantal vers la dignification des victimes du conflit armé au Salvador, assassinées ou disparues, et vers la réconciliation.

Monumento Salvador Memoria Verdad wiki

La sagesse du peuple: des témoignages

Il est de coutume au Salvador de fleurir (enflorecer) les tombes le Jour des morts. Ainsi, les gens ont apporté des fleurs pour se souvenir des leurs. Il y eut une messe et, au lieu d’une homélie, on a laissé le microphone ouvert pour les participants. Les témoignages furent impressionnants et certains terrifiants. Un homme raconta le massacre commis par les soldats des Forces armées dans un village. Ils massacrèrent d’abord les adultes et laissèrent les enfants avec les cadavres toute la nuit avant de revenir le lendemain pour tuer aussi les enfants. Une femme a lu une liste de 36 noms d’un massacre ignoré jusqu’alors dans le canton El Tremedal de Chalatenango. L’assemblée a répondu «Présent» à chacun des noms.

www probusqueda org svDes représentants de l’association Pro-Búsqueda de niños y niñas desaparecidos, fondée en 1994 par le jésuite Jon Cortina (3), prirent aussi la parole. Pendant la guerre, des centaines d’enfants ont disparu du sein familial. La plupart d’entre eux furent enlevés par des soldats des Forces armées. En 25 ans de travail intense, Pro-búsqueda a pu localiser 443 personnes, qui ont pu ainsi retrouver leurs familles. Le principal obstacle auquel s’est confronté Pro-búqueda est le manque de coopération de l’État salvadorien et surtout des Forces armées. Lors des témoignages de la célébration du 2 novembre, ont surgi, sous différentes formes, les thèmes du pardon et de la réconciliation. Une femme qui avait perdu plusieurs membres de sa famille a crié avec indignation: «Ni oubli ni pardon!» Un homme, dont le père faisait partie des victimes, a réagi en disant que, comme chrétiens, nous devions pardonner, même à nos ennemis. Il a mentionné l’exemple de Jésus qui, se voyant crucifié, a dit: «Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.» Il nous a rappelé que la haine génère plus de haine et qu’elle ne peut être vaincue qu’avec l’amour. Une femme âgée qui pleurait ses deux enfants a affirmé l’importance du pardon chrétien, mais a ajouté, avec une grande sagesse, qu’il n’est de pardon possible que s’il a été demandé:

«Et jusqu’à maintenant, personne ne m’a demandé pardon.»

Cette commémoration et ces témoignages de souffrance et de sagesse du peuple présentent en soi beaucoup de ce qu’on peut dire à propos de la réconciliation.

La réconciliation présuppose le pardon, lequel à son tour présuppose le souvenir, la vérité et la justice.

Selon la méthode de la théologie de la libération d’Ignacio Ellacuría et Jon Sobrino, j'aimerais simplement élever cette réalité vécue à un concept théologique et l’approfondir quelque peu, en m’inspirant de la théologie politique de Johann B. Metz ainsi que de la théologie de la libération d’Ignacio Ellacuría et Jon Sobrino.

La dimension "subversive" du souvenir

Il n’est de pardon et de réconciliation sans souvenir. Se souvenir des victimes, c’est leur redonner leur dignité

Seuls les événements passés peuvent être pardonnés. Cela demande de s’en souvenir et de les confesser. Durant la célébration du monument, on a commémoré la présence du passé de manière à déployer un nouvel avenir. Le souvenir possède une dimension historique, en ce sens qu’un peuple qui connaît le passé de ses souffrances et de ses espérances est plus à même de réfléchir sur le présent et d'affronter l’époque qui s’en vient. En d’autres termes, celui qui oublie le passé se risque à le reproduire.

Mural Oscar Romero UESLes présidents d’extrême droite du Salvador ont constamment rejeté les pétitions des organismes juridiques nationaux et internationaux relatives aux cas de Mgr Romero et des jésuites, sous l’argument hypocrite selon lequel cela ne ferait que rouvrir les plaies du passé. Ils se sont réfugiés pour cela derrière la loi d’amnistie de 1993. Mais en plus d’être inconstitutionnelle, cette loi ne s’applique pas aux crimes contre l’humanité. Pourquoi ne devrait-on pas rouvrir les plaies du passé si celles-ci n’ont jamais été guéries? C’est commettre une erreur fondamentale. Pour la société salvadorienne, l’expression «l’oubli est une raison d’État et l’amnésie s’impose par décret » reste valide. Nous devons honorer non seulement la réalité présente, mais aussi l’histoire.

Se souvenir des victimes signifie leur rendre leur dignité. Il existe aussi une «solidarité vers le passé» (solidaridad hacia atrás4), une solidarité remémorative envers les morts et les victimes. Le «Présent», formulé après l'appel de chaque nom lors de la célébration du monument, revêt un sens profond. Il était frappant de voir les gens chercher le nom des membres de leurs familles et amis sur le mur. Nommer les victimes par leurs noms est une manière de les rendre présentes et de les dignifier. Fleurir ces noms symbolise un amour qui dépasse la mort. 

Au centre de cette commémoration, il y avait la célébration eucharistique, souvenir de la victime Jésus: «Faites ceci en souvenir de moi». La foi du peuple d’Israël aussi est essentiellement commémorative: «Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Égypte, et que l’Éternel, ton Dieu, t’a racheté» (Deut 5,15 5). La mémoire de la souffrance des victimes possède une dimension strictement théologale. L’évêque Bartolomé de Las Casas, grand défenseur des Indiens au temps de la conquista du XVIe siècle, l’exposa de la façon suivante:

«Du plus petit et du plus oublié, Dieu garde un souvenir très vif et récent.»(6)

Dieu a de la mémoire et se souvient des êtres humains, en particulier des plus petits et des oubliés. Le souvenir et la mémoire sont liés à l’option préférentielle pour les pauvres ainsi qu’à la compassion. Dieu, se rappelant les souffrances de son peuple, a pitié de lui. Nous avons aussi partagé la compassion lors de la célébration du monument. Les personnes présentes ont souffert avec ceux qui ont pleuré les leurs et se sont aussi identifiées avec les souffrances des victimes. Les récits firent plus présentes ces douleurs et ces souffrances.

Lors de la célébration de l’eucharistie, nous actualisons la mémoire de la vie, de la passion, de la mort et de la résurrection du Christ. Nous nous souvenons du témoignage de son amour, qui fut un amour préférentiel pour les insignifiants, les marginaux et les opprimés. Jésus eut aussi un souvenir très vif des plus petits et des plus oubliés. La compassion est une constante dans sa vie. Il est homme de miséricorde et de compassion. Le royaume qu’il annonçait était, en premier lieu, un royaume destiné aux pauvres et à leur libération.

Johann B. Metz a insisté, dans sa théologisation de la mémoire, sur le fait que le souvenir est un «souvenir dangereux»(7)... dangereux lorsque les assassins sont encore en vie et jouissent de l’impunité. Se souvenir des victimes exige de réclamer que justice soit faite. Ce n’est pas un hasard si la destruction du souvenir est l’une des mesures classiques de tout gouvernement totalitaire. En ce sens, il est typique que le gouvernement du Salvador se soit refusé à satisfaire la pétition de la Commission sur la vérité pour la construction d’un monument aux victimes.

Cette idée que le souvenir peut être dangereux est bien connue au Salvador. Au début des années 80, après l’assassinat de Mgr Romero, il était dangereux pour les pauvres de ne posséder ne serait-ce qu’une photo de lui dans leur paillote. Dans de rares cas, lors d’une perquisition militaire, il suffisait d’une photo de Mgr Romero pour que la personne soit considérée comme «subversive» et qu’on la fasse «disparaître».

J’aimerais rappeler, dans ce contexte, l’assassinat d’un autre évêque en Amérique latine, Mgr Juan Gerardi au Guatemala. Le 26 avril 1998, deux jours après avoir présenté en public un rapport sur les massacres et les violations des droits de l’Homme au Guatemala durant les années de guerre civile, il fut tué à coups de pierre. Ce rapport, qui présente plus 1400 pages en trois volumes, a pour titre Récupération de la mémoire historique. Pour cela, l’évêque Gerardi fut désigné «martyr de la mémoire d’un peuple».

La souffrance évoquée représente, elle aussi, un danger parce qu’elle possède une dimension subversive. Nombre de mouvements de libération se sont inspirés de l’évocation des souffrances du passé. À l'image de Farabundo Martí, le leader du soulèvement paysan en 1932, qui fut réprimé par l’armée lors de la tristement célèbre «tuerie», avec plus de 30'000 morts. Farabundo Martí a donné son nom à la guérilla menant la guerre civile ainsi qu’au parti qui fut fondé après la guerre.

Se souvenir des histoires de souffrance peut avoir un effet curatif et ouvrir les portes à un nouvel avenir. Le souvenir inclut aussi la dimension de l’espérance eschatologique. Jésus est la première victime à avoir été ressuscitée par Dieu d’entre les morts. Dieu rend justice aux victimes et ne laisse pas leurs bourreaux triompher d’elles. C’est pour cela que l’espérance eschatologique non seulement renvoie à la fin des temps, mais qu’elle est aussi pertinente pour notre propre histoire. Nous devons vivre comme êtres ressuscités dans l’histoire, comme le disait Ignacio Ellacuría. Notre espérance eschatologique doit transformer la réalité présente et la stimuler, afin de construire un futur distinct. Souvenons-nous du texte inscrit sur le monument: «Un espace pour l’espérance, pour continuer à rêver et construire une société plus juste, plus humaine et plus équitable».

Le nécessaire récit du passé

Le souvenir est intimement lié à l’énoncé des souffrances du passé

Pendant la célébration du Monument aux victimes et la vérité, les membres des familles et les survivants ont raconté leurs histoires de souffrance et de résistance. Ce furent des récits cruels et effrayants, mais aussi accompagnés de fulgurances humoristiques. À un moment, une dame a raconté que, lorsqu’elle discutait avec les soldats de l’armée qui venaient pour tuer et détruire, elle leur a dit: «Vous m’êtes tombés dessus comme l’épervier sur le poulet.»

Portrait du théologien catholique allemand Johann Baptist Metz © Wolfgang RADTKE/KNA/CIRICPar-là, on touche à une autre catégorie essentielle de la théologie politique de Metz: le récit des souffrances du passé (8). Le fait qu’on puisse raconter son histoire et qu’elle soit écoutée a un effet curatif. En ce sens, Metz parle de la structure narrative de base de la théologie: «N’est-ce pas le devoir du théologien de faire que les gens parlent? Ne doit-il pas être, lui, le praticien ecclésial de la maïeutique du peuple? Ne doit-il pas, lui, se responsabiliser de ce que les gens puissent “être présents” et “collaborer”, qu’ils trouvent leur langage et atteignent la catégorie de sujet au sein de l’Église?» (9)

La théologie se doit d’écouter le peuple; qui plus est, elle doit adopter comme point de départ l’expérience religieuse des gens qui s’expriment par des symboles et des récits. Les pauvres ne peuvent faire de la théologie au sens professionnel, mais ils peuvent illuminer et nourrir la théologie de leur foi vécue, de leurs symboles et de leurs narrations.

La théologie doit prendre au sérieux l’expérience qu’en a faite Jésus lui-même, car c’est aux petites gens et non aux sages qu’ont été révélés les mystères du royaume.

La Bible aussi présente une structure fondamentalement narrative. Jésus parle par paraboles et, par-là, veut que ceux qui l’écoutent deviennent eux-mêmes des «agents de la parole». Le langage de Jésus est performatif et vise à la praxis. Il existe une relation intrinsèque entre narration et sacrement, car le sacrement fait ce qu’il dit, réalise ce qu’il signifie en tant que signe salvateur. Pour Metz, le christianisme n’est pas fondamentalement une communauté argumentative et interprétative, mais narrative. Le récit procède à la médiation entre l’histoire du salut et l’histoire de la souffrance humaine.

Si la mémoire peut être dangereuse, le récit aussi. Lors de la célébration du 2 novembre, on a pu sentir que les gens craignaient encore aujourd’hui de raconter leur histoire de souffrance et de persécution. Le propre des régimes totalitaires n’est pas seulement de réprimer la mémoire, mais aussi toute expression littéraire, poétique et artistique qui ne coïncide pas avec l’idéologie dominante. Il faut écouter les victimes. Un véritable processus de réconciliation au Salvador pourrait être en partie que les assassins des Forces armées et des escadrons de la mort écoutent les récits des survivants et des familles des victimes, partageant de cette façon leurs souffrances. Ainsi, en partant de cette base, ils pourraient alors demander pardon aux victimes et atteindre la réconciliation. L’Afrique du Sud a connu quelque chose de similaire, mais le Salvador en est encore très loin.

Le sacrement de la réconciliation

La réconciliation et le pardon présupposent la vérité et la justice

Dans le cas des jésuites de l’Universidad Centro Americana (UCA), l'importance des trois étapes de la vérité, de la justice et du pardon a maintes fois été soulignée. Il ne peut y avoir de pardon et de réconciliation tant que la vérité n’a pas été mise à jour et que justice n’a pas été faite dans le domaine juridique. Ces trois étapes correspondent à la structure du sacrement de la réconciliation: il faut d’abord confesser nos péchés et nos fautes, ensuite, il faut se repentir, réparer, dans la mesure du possible, les torts causés et demander pardon; et seulement alors, comme troisième étape, peut-on recevoir le pardon pour nos péchés. Il ne s’agit pas là d’une contradiction de la gratuité de la grâce. S’il est certain que la grâce est gratuite, elle n’en coûte pas moins cher. Ainsi, Jon Sobrino distingue clairement entre la réconciliation bon marché et la réconciliation chère. (10)

La volonté de se cacher est caractéristique du péché. Dans l’évangile selon saint Jean, le malin est assassin et menteur. Cela a lieu non seulement au plan individuel, mais aussi au plan structurel.

L’une des innovations que la théologie de la libération a introduite dans la doctrine universelle de l’Église, c’est le concept et la réalité du péché social et structurel.

Mgr Romero le décrivait dans sa seconde lettre pastorale comme «la cristallisation des égoïsmes individuels en structures permanentes qui perpétuent ces péchés et font peser leur pouvoir sur les grandes majorités». (11)

Oscar Romero alcentro Rutilio Grande al lado derecho 1979Pour Mgr Romero, le péché structurel est intimement lié aux idoles. Les idoles sont des réalités historiques qui se font passer pour des divinités pourvues des caractéristiques de divinités: ultimité, auto justification, intangibilité, offrant le salut à leurs adorateurs, exigeant des victimes pour subsister. Le pire, c’est qu’elles tentent de se faire passer pour des choses positives. Dans ses homélies, Mgr Romero a parlé à maintes reprises des idoles modernes: l’idole de la richesse, celle du pouvoir, de l’idéologie de la sécurité nationale; des réalités restreintes qui s’imposaient avec un caractère d’absolu et auxquelles on sacrifiait des êtres humains. Aujourd’hui, à l’époque de la globalisation néolibérale, il faudrait actualiser ces idoles: l’idole du libre-marché, du bénéfice, des cotations en bourse. À ces idoles de la mort, Mgr Romero leur opposait le Dieu de la vie: «Et quand les hommes sont à genoux devant d’autres dieux, cela les ennuie que l’Église prêche cet unique Dieu. C’est pour cela que l’Église heurte les idolâtres du pouvoir  les idolâtres de l’argent; ceux qui forgent une idole; ceux qui font de la viande une idole; ceux qui pensent que Dieu est de trop, qu’il n’est nul besoin du Christ, que les choses terrestres se valent: des idoles. Et l’Église a le droit et le devoir d’abattre toutes les idoles et de proclamer que seul le Christ est le Seigneur». (12)

Il faut dire la vérité à propos de la réalité: c’est elle qui produit la mort et qui est accablée d’injustice. Cela signifie s’attaquer aux idoles. Il est dangereux de communiquer la vérité à propos de la réalité face à ces idoles. Jon Sobrino a formulé ceci en ces mots: «Les idoles cherchent à occulter leur véritable réalité de mort et, par nécessité, génèrent des mensonges pour se cacher. Le péché, toujours, cherche sa propre occultation et le scandale sa propre dissimulation. Dire la vérité devient alors le démasquement du mensonge, et cela n’est pas pardonné». (13)

Mgr Romero a comparé les victimes de l’injustice et de la répression au Christ crucifié (14), ce qui l’amena à parler du «peuple crucifié». Pour Igancio Ellacuría, le peuple crucifié fut et continue d’être le signe le plus important de l’époque: il s’agit du plus grand défi dans l’éradication du péché du monde et son humanisation. Pour Jon Sobrino, les peuples crucifiés mettent le premier monde face à sa réalité la plus profonde: «Comme un miroir inversé, nous pouvons voir ce que nous sommes par ce que nous produisons». (15)

Distinguer le pardon humain de celui  de Dieu

Le pardon et la réconciliation sont une offre faite par les victimes à leurs bourreaux, et possèdent la structure de la grâce, mais on ne peut atteindre la réconciliation qu’après avoir demandé pardon.

Jon SobrinoLa tragédie et, en même temps, le salut de l’homme consistent en ce que ce dernier ne peut se pardonner à lui-même. Il doit recevoir le pardon comme un don libre. Le pardon et la réconciliation présentent la structure de la grâce, un don véritable et non mérité, qui change complètement la personne s’il est véritablement reçu. Nonobstant, la grâce ne nie pas la liberté humaine. En employant un jeu de mots en allemand: c’est Gabe und Aufgabe, le don et le devoir. C’est aussi valable pour le pardon et la réconciliation.

Le pardon ne se peut recevoir que si on l’a demandé au préalable. Le salut n’est pas automatique, mais compte avec la liberté humaine. Par là, nous en venons à la question la plus difficile de cette célébration du 2 novembre: est-il certain que nous devons imiter Jésus dans le pardon? On doit effectuer une distinction entre le pardon de Dieu et le pardon des hommes. On ne peut déduire du pardon que Jésus demanda pour ses bourreaux à son Père que chaque chrétien doive offrir ce même pardon. On ne peut tout simplement pas comparer le pardon divin avec le pardon humain. Dieu se place du côté des victimes et veut que justice leur soit rendue. C’est pour cela que Jon Sobrino propose une distinction importante:

Jésus exige du pécheur-oppresseur conversion et réparation. Du pécheur opprimé, il exige la foi en la bonté de Dieu.

C’est une expérience réelle et véritable: les pauvres et les victimes sont prêts à pardonner et à se réconcilier. Le problème fondamental est autre: que les assassins demandent pardon aux victimes, qu’ils se laissent pardonner, qu’ils acceptent le pardon et la réconciliation qui leur sont offerts, et qu’ils se convertissent et réparent les dommages causés qui peuvent l’être. Dans le cas des jésuites assassinés de l’UCA, Jon Sobrino insistait sur une autre distinction importante. Si les proches ont pardonné aux assassins, ils n’ont pas pardonné aux structures qui produisent et continuent de produire des victimes innocentes. Ainsi, s'il faut pardonner au pécheur, le péché, lui, se doit d’être éradiqué. Éradiquer le péché est corrélatif à une forme structurelle de pardon et de réconciliation qui transforme la réalité.

Dans ce contexte, il convient aussi de clarifier la relation difficile entre justice et miséricorde. Cette dernière ne peut se substituer à la justice. Cependant, lorsque la miséricorde accompagne le souvenir, alors la vérité et la justice conduisent au pardon et à la réconciliation. L’histoire est percluse de péchés, mais aussi de grâce. Là où abonde le péché surabonde la grâce. Il s’agit d’une affirmation de foi difficile. Ainsi que saint Paul parle d’espérer contre toute espérance, il faudrait parler de pardonner contre tout pardon.

Le potentiel humanisateur des pauvres

Les peuples crucifiés sont source de lumière, de salut et de pardon

Le théologien, philosophe et prêtre du Salvador Ignacio Ellacuría. Photo Jesuites d'IrlandeLe péché ne doit pas simplement se voir pardonné selon la subjectivité du pécheur, mais être éradiqué de l’Histoire. Afin d’éradiquer le péché, il faut l’assumer. Le pardon individuel transforme la personne et le pardon structurel transforme la réalité. Nous abordons ici l’idée centrale de la sotériologie historique d’Ignacio Ellacuría et Jon Sobrino. Le mystère de la Rédemption consiste en ce que le péché et l’injustice sont vaincus lorsqu’on les assume. Ce qui suppose s’incarner nécessairement dans le monde de l’injustice et du péché, avec tous les risques que cela implique.

Dans la Bible, on parle déjà dans Ésaïe, dans le Quatrième chant du serviteur, du sens salutaire de la souffrance que génère une mort violente pour les autres. Le serviteur souffrant arrive à en justifier beaucoup et à devenir lumière pour les peuples. Les premiers chrétiens identifièrent Jésus crucifié comme le serviteur de Yahvé et cela les aida à comprendre l’importance salvatrice de la mort de Jésus. Saint Paul, dans la lettre aux Colossiens, actualise cet aspect salvateur de la souffrance de façon mystérieuse:

«Je me réjouis maintenant dans mes souffrances pour vous; et ce qui manque aux souffrances de Christ, je l’achève en ma chair, pour son corps, qui est l’Église» (Col 1,24) (16).

Cette considération peut aussi s’appliquer aux victimes de l’Histoire qui complètent en leur propre chair, de façon analogue, ce qui manque aux souffrances de Christ. Il ne faut pas par-là céder aux dangers d’une espèce de «dolorisme», mais cette réflexion permet de relier l’histoire de la souffrance humaine à l’histoire du salut.

La conférence épiscopale latino-américaine de Puebla de 1979 parlait du potentiel évangélisateur des pauvres et détaillait ce potentiel comme «les valeurs évangéliques de solidarité, service, simplicité et disponibilité pour accueillir le don de Dieu» (1147). Jon Sobrino a traduit cela en langage historique lorsqu’il dit que «les pauvres ont un potentiel humanisateur, car ils offrent une communauté contre l’individualisme, serviabilité contre l’égoïsme, simplicité contre l’opulence et ouverture à la transcendance contre le positivisme émoussé». (17)

Ceci nous amène au centre de ces réflexions que Jon Sobrino explicite de la façon suivante: «Le peuple crucifié est ouvert au pardon de ses oppresseurs, il ne veut pas l’emporter sur eux, mais partager avec eux et leur offrir un avenir. Ceux qui les approchent pour les aider, ils leur ouvrent les bras, les acceptent et, ainsi, même sans le savoir, leur pardonnent... Et de cette manière, en outre, introduisent-ils dans le monde oppresseur cette réalité qui humanise tant, et qui manque cruellement en ce monde, qu’est la grâce; réussir à devenir non seulement pour ce qu’on achève, mais aussi pour ce qu’on se voit concédé de manière inespérée, non méritée et gratuite». (18)

Une expériences des plus gratifiantes

Je peux affirmer que j’ai vécu cette expérience pendant mon séjour à la paroisse de Jayaque, où jadis le Père Ignacio Martín-Baró, l’un des jésuites assassinés, avait été paroissien les fins de semaine. Marcher parmi les communautés de Jayaque au milieu des menaces et des espérances fut l’une des expériences les plus gratifiantes de ma vie. Nonobstant, on ne doit pas tomber dans la tentation d’idéaliser les pauvres. Le mystère du mal se trouve aussi parmi eux. Je ne cherche ici qu’à mentionner les multiples formes de violence et de délinquance, l’alcoolisme, le machisme, etc. Cependant, il existe bien sûr parmi eux un potentiel humain et d’humanisation exceptionnel.

Avec leurs souffrances et leur disposition au pardon et à la réconciliation, «les peuples crucifiés» posent aussi un défi aux pays riches, le soi-disant Premier Monde. La tragédie du Tiers-Monde devrait suffire en soi à générer cette conscience du péché, mais si elle n’y arrive guère et même si le pardon offert par les peuples crucifiés n’y parvient pas, alors on peut se demander ce qui pourra convertir le Premier Monde. Peut-être n’est-il plus si pertinent de parler de premier et de tiers-monde. Il existe aussi un «premier monde» dans les pays pauvres et un «tiers-monde» d’immigrants et de pauvres dans les villes du premier monde. Par contre, on ne se trompe pas lorsque l’on parle du scandale de notre monde qui continue de produire des victimes.

Ma propre expérience me montre que Dieu se fait présent de manière spéciale chez les pauvres, tant dans les prisons allemandes que dans les campagnes salvadoriennes. L’expérience de la grâce est celle de recevoir plus que ce que l’on peut donner, de recevoir plus que ce que l’on pense mériter. Longtemps, je me suis méfié des homélies sur la foi, la charité et l’espérance. C’était pour moi des catégories trop idéales et génériques. En prenant congé des communautés de Jayaque en 1991, je n’eus d’autre remède que de prêcher sur la foi, la charité et l’espérance. C’était là ce que j’avais reçu d’eux. Pour reprendre les termes théologiques de Jon Sobrino: les peuples crucifiés offrent lumière et salut. «Gracié et libéré par les peuples crucifiés, le premier monde pourra rentrer en grâce et libération pour eux. Et alors pourra-t-on “célébrer” quelque chose: la solidarité des êtres humains, l’entente mutuelle, la fraternité universelle.» (19)

La démonstration des martyrs

Pour conclure, j’aimerais effectuer le rapprochement de ce qui précède avec les martyrs. Les martyrs démontrent que le péché et la mort sont des faits incontestables de ce monde. Ils sont lumière en ce sens qu’ils révèlent la vérité de ce monde, qui est un monde de victimes. Cependant, ils démontrent aussi que la grâce, le pardon, la réconciliation et la résurrection sont une réalité historique. Les martyrs appellent à la conversion et à la réconciliation. Ils évangélisent. De même indiquent-ils que le pardon et la réconciliation représentent une alternative à la logique dominante de la violence et de l’injustice. Finalement, ils montrent qu’il est possible de vivre et mourir en ce monde en tant qu’être humain à la suite de Jésus. Ils ouvrent «un espace pour l’espérance, pour continuer à rêver et à construire une société plus juste, plus humaine et plus équitable».

Traduction: Jean-Noël Pappens

Cet article a paru en version originale en 2019 dans la revue espagnole Manresa (20)

Pour approfondir la question "Mémoire et histoire", voir notre dossier L’Histoire sous le prisme de la mémoire, in choisir n°698.

1.  Cf. M. Maier, «Tender puentes entre los mundos»: Sal Terrae 99 (2011) 5-15.
2. «Un espacio para la esperanza, para seguir soñando y construir una sociedad más justa, humana y equitativa.»
3. Cf. Asociación Pro-búsqueda de Niñas y Niños Desaparecidos, El día más esperado. Buscando a los niños desaparecidos de El Salvador, UCA Editores, San Salvador 2013.
4.  J. B. Metz, La fe, en la historia y la sociedad. Esbozo de una teología política fundamental para nuestro tiempo, Ediciones Cristiandad, Madrid 1979, 237.
5.  Version Louis Segond 1910, Ndt.
6.  G. Gutiérrez, Dios o el oro en las Indias, UCA Editores, San Salvador 1991, 162.
7.  Cf. Metz, o.p. cit., 192 ss.
8.  Metz, op. cit., 213 ss.
9.  Ibid., 159.
10.  cf. J. Sobrino, «El cristianismo y la reconciliación. Camino a una utopía»: Concilium 303 (2003) 760.
11.  Monseñor Óscar A. Romero, Cartas Pastorales, Discursos y otros escritos, UCA Editores, San Salvador 2017, 65.
12.  Monseñor Óscar A. Romero, Homilías, Tomo I, UCA Editores, San Salvador 2005, 141.
13.  J. Sobrino, «Compañeros de Jesús. El asesinato-martirio de los jesuitas salvadoreños»: Revista Latinoamericana de Teología 18 (1989) 277.
14.  Cf. M. Maier, «Teología del pueblo crucificado. En el 70.º aniversario de Jon Sobrino»: Revista Latinoamericana de Teología 75 (2008) 279-294.
15.  J. Sobrino, «Los pueblos crucificados, actual siervo sufriente de Jahvé. A la memoria de Ignacio Ellacuría»: Concilium 232 (1990) 503.
16.  Version Louis Segond, 1910, Ndt.
17.  Ibid., 506.
18.  Ibid., 507.
19.  Ibid., 508.
20.  Manresa: Revista de Espiritualidad Ignaciana, Vol.91 (2019) pp. 363-374.

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