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vendredi, 15 septembre 2017 00:53

Révolution et foi chrétienne

«La catastrophe, c’est que tout continue», écrivait le philosophe juif Walter Benjamin dans les années 30 du XXe siècle. Face au changement climatique et à d’autres évolutions planétaires catastrophiques, ce constat apparaît d’une actualité brûlante. Un changement de cap radical, une révolution de notre civilisation est indispensable pour sauver l’avenir de l’humanité. Réflexions bibliques et théologiques à ce sujet.

Martin Maier est un spécialiste de la théologie de la libération. Il enseigne à l’Université jésuite José Simeón Cañas (Central American University) de San Salvador, où il a œuvré quelques années en tant que prêtre d’une communauté rurale. Il a dirigé par le passé le Centre européen jésuite de formation à Munich et a été rédacteur en chef de Stimmen der Zeit, la revue culturelle jésuite allemande. 

Tout au long de l’histoire, les révolutions politiques n’ont cessé de montrer leur ambivalence. Parfois leurs effets furent pires que le mal qu’elles voulaient éradiquer. Mais le concept de révolution recouvre un champ plus vaste que celui du simple renversement d’un pouvoir politique ; il s’agit d’un changement fondamental du système économique, des structures sociales et des valeurs culturelles sur lesquelles se fonde une société.
En ce sens, la question de savoir si Jésus était un révolutionnaire reste pertinente. Á son époque, des groupes insurrectionnels existaient, notamment les zélotes, qui cherchaient à provoquer un soulèvement violent contre les occupants romains. En termes d’aujourd’hui, on pourrait les définir comme un mouvement de guérilla. Il semble que l’un des apôtres -Simon le Zélote- en était membre. Et Jésus est mort sur la croix, supplice terrible par lequel les Romains exécutaient les rebelles. Mais le refus que Jésus oppose à toute violence est sans équivoque: «Tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée» (Mt 26,52). La violence ouvre le cercle vicieux de la contre-violence.
La révolution de Jésus est non-violente. Elle consiste à donner une place centrale aux pauvres, aux petits, à ceux qui vivent aux marges de la société, à aimer ses ennemis, à ne pas frapper en retour mais à «tendre l’autre joue». Elle est une réinterprétation du pouvoir comme service, en un retournement des hiérarchies habituelles: «Si quelqu’un veut être le premier parmi vous, qu’il soit l’esclave de tous. Car le Fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude» (Mc 10,44s.). Du point de vue religieux, ce qui était révolutionnaire était que Jésus appelait Dieu Père, son Père. C’est l’une des raisons pour lesquelles les autorités religieuses juives lui ont fait un procès.

Théologie de la révolution

En 1966, lors d’une conférence à Genève du Conseil œcuménique des Églises, le théologien presbytérien Richard Shaull attirait l’attention d’un large public sur le thème d’une théologie de la révolution. Son point de départ était la situation injuste qui régnait dans les pays d’Amérique latine qui réclamaient des changements sociaux et politiques révolutionnaires. Deux ans plus tard, le théologien péruvien Gustavo Gutiérrez mentionnait pour la première fois une théologie de la libération. Là aussi, il s’agissait de surmonter l’injustice structurelle qui emprisonnait la plupart des Latino-Américains dans la pauvreté et l’oppression.[1]
En fait, selon les pays et les théologiens, la théologie de la libération prit diverses formes, de sorte qu’il serait plus approprié d’en parler au pluriel. En Argentine, Lucio Gera et Juan Carlos Scannone élaborèrent une théologie de la libération qui s’enracine dans la piété et la culture populaires: cette théologie du peuple a marqué de son empreinte Jorge Mario Bergoglio sj, devenu le pape François. Du côté opposé, des prolongements extrêmes de cette théologie ont vu le jour, selon lesquels une révolution violente est la seule issue pour sortir de l’injustice et faire cesser l’oppression: le théologien brésilien Hugo Assmann fut l’un des représentants de ce courant.
Quelle que soit la variante suivie, l’option préférentielle pour les pauvres leur est commune et fondamentale. Elle ne s’appuie pas au premier chef sur des considérations sociales ou politiques, mais sur la Bible et la théologie. Jahvé se révèle comme le Dieu libérateur, qui conduit son peuple de l’esclavage en Égypte vers la Terre promise. Il se manifeste comme défenseur des veuves et des orphelins, les plus pauvres et les plus vulnérables dans la société israélite. Par la voix de ses prophètes, il juge sévèrement les situations injustes.
Jésus de Nazareth s’inscrit dans cette tradition prophétique et annonce le Royaume de Dieu aux pauvres. Il n’est donc pas surprenant que ceux-ci figurent dans les passages-clés du Nouveau Testament. Lors de sa prédication inaugurale dans la synagogue de Capharnaüm, Jésus lit ce passage du prophète Isaïe: « [Le Seigneur] m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux pauvres » (Lc 4,18). Dans les Béatitudes, ce sont les pauvres qui figurent en premier lieu: «Heureux vous, les pauvres. Le Royaume de Dieu est à vous» (Lc 6,20). Et dans l’évangile de Matthieu, il s’écrie: «Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits» (Mt 11,25). Enfin, dans la grande parabole du jugement dernier, à la fin de l’évangile de Matthieu, Jésus se déclare un avec les pauvres et ceux qui sont dans le besoin, s’identifiant à eux.

La question de la violence

Très tôt, la théologie de la libération a été combattue par ceux qui avaient intérêt à maintenir le statu quo. En Amérique latine, c’étaient les oligarchies, et au niveau géopolitique, les États-Unis qui, en pleine guerre froide, considéraient l’ensemble de l’Amérique latine comme leur sphère d’influence. La proximité de la théologie de la libération avec des mouvements politiques révolutionnaires était pour ses adversaires une raison de les assimiler au marxisme et à la violence. Tous ceux qui cherchaient à obtenir des changements dans le domaine social et dans la politique étaient taxés en bloc de communistes et de marxistes, et par là même, pour ainsi dire, de hors-la-loi. Au cours de ces dernières décennies, en Amérique latine, des milliers de chrétiens et de chrétiennes ont été assassinés à cause de leur engagement de foi en faveur de la justice.
À propos des questions touchant à la révolution et à la violence, le courant principal de la théologie de la libération, représenté notamment par Gustavo Gutiérrez, Leonardo Boff, Ignacio Ellacuria et Jon Sobrino, s’inspirait de la doctrine sociale de l’Église et particulièrement de l’encyclique du pape Paul VI Populorum Progressio (1967). Paul VI reconnaît qu’il y a des situations dont l’injustice crie vers le ciel (PP 30). Il parle de la tentation d’éliminer par la violence l’injustice qui bafoue la dignité humaine, mais il ajoute, dans une phrase décisive: «On le sait pourtant: l’insurrection révolutionnaire - sauf dans le cas de tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays - engendre de nouvelles injustices, introduit de nouveaux déséquilibres et provoque de nouvelles ruines. On ne saurait combattre un mal réel au prix d’un plus grand malheur » (PP 31). Il reconnaît ainsi implicitement la possibilité, dans des cas-limites, d’une révolution violente. La doctrine classique du tyrannicide et de la guerre juste est à la base de cette idée. Ce texte implique aussi le principe de proportionnalité: une révolution ne doit pas entraîner des conséquences pires que le mal qu’elle veut éliminer.

Sur le terrain

Sur le plan pratique, même si l’inspiration et les moyens employés différaient, il y avait en Amérique latine une certaine coopération entre des groupes issus des Églises et des formations politiques révolutionnaires. Dans l’une de ses lettres pastorales, l’archevêque salvadorien Oscar Romero, qui fut assassiné en raison de son engagement résolu en faveur de la justice sociale, parlait à ce sujet d’une pastorale de l’accompagnement.[2] Il signifiait ainsi que l’Église doit, à partir de la foi, inspirer les mouvements politiques et sociaux.
La tâche de l’Église ne consiste pas à remplacer la politique, expliquait-il, mais à être « le levain » et le sel de la société. Les mouvements révolutionnaires doivent pouvoir tirer leur inspiration et leur orientation des valeurs chrétiennes. Une révolution au sens chrétien du terme n’a pas pour moteur la haine, mais l’amour et particulièrement l’amour à l’égard des pauvres. Concrètement, les domaines dans lesquels l’Église peut exercer une influence propre à sa nature et à sa mission sont, notamment, ceux des syndicats et de l’éducation.
Un autre point commun entre la théologie de la libération et les mouvements révolutionnaires est l’accent mis sur la praxis. Dans sa célèbre onzième Thèse sur Feuerbach, Marx a énoncé qu’il n’importe pas tant d’interpréter le monde que de le transformer. Or Jésus avait déjà insisté sur le fait qu’il faut mettre en pratique la volonté de Dieu et la vérité: les faire. Et Ignace de Loyola a dit que l’amour doit être davantage mis dans les actes que dans les paroles.

Laudato Si´ : une révolution culturelle

L’encyclique Laudato Si’ du pape François (2015) sur le souci de notre maison commune s’inscrit dans l’horizon plus vaste d’une théologie et d’une Église qui assument la responsabilité pour l’ordre de ce monde et son avenir. Le pape parle de « l’urgence d’avancer dans une révolution culturelle courageuse » (LS 114). Celle-ci est étroitement liée à son concept d’une « écologie intégrale » et d’une « conversion écologique ». François appelle à « un regard différent, une pensée, une politique, un programme éducatif, un style de vie et une spiritualité qui constitueraient une résistance face à l’avancée du paradigme technocratique » (LS 111). Ainsi Laudato Si’ peut être considérée comme révolutionnaire.
En intégrant les conclusions des recherches sur le climat, l'encyclique s’engage sur un nouveau terrain de dialogue entre l’Église et les sciences. Ses messages les plus importants sont les suivants : le dangereux changement climatique et l’exploitation sans scrupules des ressources naturelles menacent l’avenir de notre planète. La question écologique est une question de justice. La communauté humaine a le pouvoir de changer de cap et d’enrayer cette dynamique désastreuse.
L’encyclique suit la triple démarche voir, juger, agir, qui est aussi à la base de la théologie de la libération. Le premier chapitre constate, en s’appuyant sur les sciences, «ce qui se passe dans notre maison». Les deux suivants formulent des jugements théologiques et éthiques et les deux derniers proposent des orientations et des moyens d’action.[3]
Le pape met en parallèle le cri de la terre et celui des pauvres: «Mais aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres» (LS 49). Il appelle à dépasser le paradigme technocratique dominant, pour le remplacer par un nouveau modèle de civilisation.

Une civilisation de la retenue

J’appelle ce nouveau modèle une «civilisation de la modération partagée». Elle se définit selon trois critères : universalisation, justice et durabilité. La gestion économique des pays riches du Nord n’est pas susceptible d’être universalisée, ne serait-ce que pour des raisons écologiques. Or ce qui ne peut pas être universalisé ne saurait être éthiquement défendable, selon l’impératif catégorique de Kant. La justice à l’échelle mondiale signifie que tous les êtres humains ont des droits égaux en ce qui concerne l’accès aux ressources et à l’énergie, et que les conséquences écologiques doivent être réparties entre tous, du moins à peu près également. Quant à la durabilité, elle implique que l’on gère les choses de manière à ne pas détruire ce qui est à la base de l’action et à prendre en compte les intérêts des générations futures.
Un changement du régime de la propriété, visant la protection de ces biens communs à tous que sont l’atmosphère, les forêts et les océans, fait partie intégrante d’une «civilisation de la modération partagée». Auprès des pauvres, nous apprenons qu’un niveau de vie peu élevé ne signifie pas nécessairement un moindre bonheur. Un moins peut être un plus. À côté du produit intérieur brut, on pourrait prendre en compte le bonheur intérieur brut.
Quelles chances cette vision (utopique, avouons-le) a-t-elle de se réaliser ? L’éthologue Konrad Lorenz soutenait que l’humanité n’apprend qu’au travers de catastrophes de moyenne grandeur. Karl Jaspers, quant à lui, avait une formule plus optimiste: «Ce qui paraît utopique est possible: c’est ce dont nous assure une confiance dont la source n’est pas dans ce monde, qui n’est donnée qu’à celui qui fait ce qui est en son pouvoir.» Voilà qui pourrait servir de ligne directrice à une révolution d’inspiration chrétienne.

 

[1] Pour compléter l'approche, voir la recension du Dictionnaire historique de la théologie de la Libération, aux pp. 73-74 de ce numéro. (n.d.l.r.)

[2] Pour en savoir plus, lire Martin Maier sj, Oscar Romero, Prophète d’une Église des pauvres, Paris, Vie chrétienne 2016, 120 p. (n.d.l.r.)

[3] Pour une analyse théologique plus détaillée du contenu de Laudato Si’, voir Michel-Maxime Egger, « Environnement. Jalons pour une conversion », in choisir n° 670, octobre 2015, pp. 14-17 (n.d.l.r.)

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