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vendredi, 24 juin 2022 09:06

Professionnalisation de la lutte contre les abus dans l’Église

Père Hans Zollner sj © SJ.Bild«Qu’est-ce qui est au centre de notre attention: nos institutions, notre réputation, ou la victime, le vulnérable, l’autre et le Tout-Autre?» Invité à la Conférence des évêques de France pour clore un cycle de conférences sur le thème Après la Ciase, penser ensemble l’Église, Hans Zollner sj, professeur de psychologie, a mis les points sur les i. Doyen de l’Institut d’anthropologie de l’Université grégorienne de Rome, le jésuite allemand a martelé l’urgence d’une parole qui circule, afin que les erreurs commises en matière de gestion des crimes sexuels servent à d’autres. Ulf Johsson sj, directeur de Signum, la revue culturelle jésuite suédoise, s’est entretenu avec lui à Rome. Extraits.

Le 14 octobre 2021, le Centre pour la protection des mineurs du Vatican est devenu l’Institut d’anthropologie - Études interdisciplinaires sur la dignité humaine et le soin des personnes vulnérables, de l’Université grégorienne de Rome. Un élargissement de vue qui permet à cette institution de prendre en considération d’autres types d’abus, comme les abus de pouvoir et les abus spirituels commis sur des personnes majeures.

Ulf Johsson sj: Père Zollner, pouvez-vous nous donner un aperçu sur la manière dont le travail de votre Institut en matière de protection contre les abus a évolué au cours de ces dernières années?

Hans Zollner sj: «Les trois ou quatre ans écoulés ont été très importants pour nous, car nous nous sommes rendu compte que le Centre pour la protection des mineurs, fondé à Rome en 2012, avait évolué, tant au niveau du contenu qu’à celui de sa structure. De nouveaux thèmes relatifs à la protection ont émergé dans le débat public et dans les discussions internes à l’Église. Depuis un certain temps, par exemple, on parle plus ouvertement du fait que l’abus sexuel, au fond, est un abus de pouvoir; c’est aussi pertinent pour ce qu’on qualifie d’abus spirituels. On peut aussi mentionner l’émergence du mouvement Me Too, la question des abus commis à l’encontre de séminaristes par le cardinal McCarrick, celle des abus dont ont été victimes des religieuses et dont le pape lui-même a parlé... Tout cela a montré qu’il ne fallait pas se préoccuper uniquement des enfants et des adolescents, mais aussi d’autres groupes de personnes vulnérables.

»Sur le plan structurel, la nécessité d’une réflexion approfondie sur les facteurs qui ont favorisé les abus -ou du moins ne les ont pas empêchés- au niveau de l’institution et de l’organisation est devenu évidente. Il s’agit aussi de savoir comment la dissimulation de ces abus a pu se produire au sein du système ecclésial. Les questions systémiques se sont donc précisées, ce qui nous a mis dans l’obligation de restructurer notre travail.»

Vous avez d’ailleurs défini la crise actuelle comme une double crise. Pouvez-vous préciser ce point?

«Effectivement, comme on le souligne souvent en Amérique du Nord, on a à la fois la crise des abus et celle de leur dissimulation. Plusieurs expertises récentes l’ont démontré, notamment le rapport exhaustif commandité par la Conférence épiscopale française [n.d.l.r. : rapport du Ciase, octobre 2021 - à lire sur notre site François Euvé, Rapport Sauvé: bilan d’un désastre]. Ce qui a beaucoup scandalisé, c’est le grand nombre de victimes, mais aussi les dégâts dus à la faiblesse de la réaction institutionnelle de l’Église. C’est ce que confirme aussi le rapport de Munich [n.d.l.r. : janvier 2022]. Outre le grand nombre des victimes, ce qui m’a surtout choqué, c’est qu’il révèle qu’aucun des sept archevêques qui se sont succédé à Munich entre 1945 et nos jours n’a fait ce qui était nécessaire. Bien au contraire, tous les sept ont commis de manière répétée des erreurs, dont certaines étaient graves. C’est là un témoignage à charge contre une institution qui se définit elle-même comme particulièrement engagée en faveur de ceux qui ont besoin de protection, c’est-à-dire les personnes particulièrement vulnérables.»

«Vous êtes aussi membre de la Commission pontificale Tutela minorum, pour la protection des mineurs. Pouvez-vous nous parler de ses activités?

«J’en ai fait partie dès le début, en mars 2014, lorsque le pape François a nommé ses huit premiers membres, puis sept autres. Le mandat de la commission consiste à conseiller le pape dans les questions relatives à la prévention. J’ai été chargé de la formation des responsables dans l’Église, et j’ai donné de nombreuses conférences dans 70 pays différents sur ces thèmes. En outre, nous avons organisé quelques congrès, dont un important, en octobre 2021 à Varsovie, à l’intention des Églises d’Europe centrale et orientale. Le signe le plus significatif posé par la Commission est son existence même. Le pape François montre là que la protection des mineurs est et demeurera pour l’ensemble de l’Église un thème prioritaire.»

Outre la prévention, «travailler sur le passé» est devenu une question centrale ces deux dernières années.

«Oui, que signifie gérer le passé pour les victimes, pour les auteurs des abus, pour les responsables de l’Église, et comment prendre un chemin de guérison? La réponse à ces questions a une influence sur la manière d’aborder la crise. On pense ici aux rapports d’experts parus en France et en Allemagne, dans les archevêchés de Munich et de Cologne. Le rapport de Cologne ne comporte qu’une évaluation purement juridique, tandis que les deux autres ont pris en compte l’aspect moral et systémique du problème. Il faut effectivement se demander si une évaluation purement juridique des exactions commises peut suffire dans l’Église.

»En outre, nous sommes aujourd’hui confrontés au phénomène de la cancel culture, autrement dit à la question de savoir comment procéder lorsque l’on découvre que des responsables ecclésiaux ont, par le passé, commis ou dissimulé des abus. Faut-il leur retirer les distinctions qui leur avaient été décernées? Faut-il les faire disparaître de tombeaux vénérés? Cela dépend aussi du regard que l’on portait autrefois sur ces questions, regard qui a changé depuis. Et que faire des "spectateurs", ceux qui étaient au courant des exactions, mais n’ont rien fait pour les empêcher? Ce sont là des questions dont nous devons aussi nous préoccuper.»

La manière dont on traite ces problèmes varie d’un pays à l’autre...

«Oui, et c’est bien naturel. En Allemagne, par exemple, ce qui concerne les abus sexuels et spirituels se discute dans le cadre du processus synodal. D’aucuns sont d’avis que le débat est instrumentalisé en vue d’imposer, dans ce pays, certaines exigences en matière de politique ecclésiale. C’est évidemment un souci justifié. Mais l’Église telle que nous la connaissions au XXe siècle va se modifier considérablement. Elle sera moins puissante et moins riche. Nous devrons dire adieu à beaucoup d’institutions et de possibilités d’exercer une influence. Le temps montrera dans quelle direction le discernement spirituel va orienter l’Église après cette crise massive.»

À quoi faut-il être particulièrement attentif pour être en mesure de mieux aborder ces questions?

«Je pense, par exemple, que nous devons réfléchir à la forme que doit prendre le partage du pouvoir dans l’Église. La crise des abus a révélé combien il peut être nuisible que, dans un diocèse donné, tous les pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) reviennent au seul évêque. Jusqu’à un passé récent, nous n’avions dans l’Église catholique aucune définition réelle du devoir de rendre des comptes (accountability) incombant aux évêques. Ils n’avaient pas l’habitude d’être jugés par d’autres évêques lorsqu’ils agissaient avec négligence ou dissimulaient les faits en cas de plaintes pour abus. Cette situation a changé pour la première fois lors de la promulgation de la loi Vos Estis Lux Mundi en 2019. Référents paroissiaux, directeurs et directrices d’écoles catholiques, prêtres, évêques et cardinaux, quelle que soit leur position dans l’Église, tous doivent rendre des comptes, et cela dans un cadre règlementaire et en bonne et due forme, afin que la confiance puisse s’établir. Ce type de culture nous manque encore dans l’Église.

»J’aimerais ajouter ceci: actuellement, l’Église catholique, y compris la Compagnie de Jésus, accomplit un excellent travail dans le domaine écologique et social, notamment auprès des migrants. Mais pour les activités de protection, nous ne disposons que de maigres ressources institutionnelles. Il me semble que la conscience que l’on a de l’importance de ces questions est encore sous-développée. Nombreux sont ceux qui souhaitent ne pas nous voir nous en occuper, parce qu’elles dérangent. Je suis donc convaincu qu’à l’avenir, nous devrons dialoguer bien davantage sur ces problèmes et que c’est à la fois un défi considérable et une grande chance.

»Par ailleurs, si j’en crois mon expérience, les abus sont une problématique qui ne polarise pas l’Église. Parmi les personnes qui prennent ces questions très au sérieux ou, inversement, qui ne veulent pas en entendre parler, on trouve aussi bien des catholiques conservateurs que des progressistes.»

Parution en suédois dans Signum, 24 juin 2022
Traduction en français: revue choisir


L’Institut d’anthropologie et d’études interdisciplinaires sur la dignité humaine et le soin

832RomaUnivGregorianaLe Centre pour la protection des mineurs (CCP) était bien connu internationalement des milieux ecclésiaux. Mais, comme l’explique le Père Zollner sj, il est apparu ces dernières années que son champ d’action et d’études était trop restreint. Et qu’il devenait nécessaire d’élargir son éventail de recherches aux questions sociologiques, juridiques et organisationnelles.

La direction de l’Université et celle de la Compagnie de Jésus ont alors conjointement décidé, il y a près de deux ans, de fonder un institut à part entière au sein de l’Université grégorienne afin de satisfaire aux exigences de cette évolution: l’Institut d’anthropologie et d’études interdisciplinaires sur la dignité humaine et le soin (IADC). Cet institut, dirigé par le Père allemand Hans Zollner sj, a été inauguré le 14 octobre 2021 par Arturo Sosa sj, Général de la Compagnie de Jésus, et le cardinal Giuseppe Versaldi, préfet de la Congrégation pour l’éducation catholique.

L’Institut d’anthropologie se consacre à des études interdisciplinaires sur la dignité humaine et le soin des personnes à protéger: violence dans les diverses formes d’abus, prévention des abus et souci de protéger (safeguarding), élaboration et promotion d’une anthropologie mettant l’accent sur la dignité humaine.

En tant qu’institut universitaire, l’IADC a ses propres professeurs et chercheurs et décerne des diplômes académiques, y compris au niveau du doctorat. Il propose, en anglais et en espagnol, un cours d’un semestre destiné aux personnes travaillant dans le domaine de la protection (qui aboutit sur un Diplôme en matière de protection), et une formation de deux ans à temps complet pour l’obtention d’un Master in Safeguarding.

L’institut fonctionne à une échelle internationale. Chaque année, il participe à une conférence catholique mondiale sur la protection (International Safeguarding Conference), destinée aux personnes actives dans le champ pratique, par exemple les responsables de l’élaboration des politiques des diocèses. Il suit aussi divers projets de recherche internationale et interdisciplinaire. Par exemple, en collaboration avec une université africaine, il cherche à discerner sur le meilleur moyen de protéger des orphelins qui grandissent dans des foyers ou des orphelinats.

Simultanément, explique le Père Zollner, «nous ne cessons de travailler au développement de notre base originelle, le Blended Learning Program, un programme mené en coopération avec nos institutions partenaires dans différents pays. Les institutions locales offrent des enseignements sur place et nous proposons, en six langues, des contenus en ligne sur la prévention des abus au sens large. Ce programme traite notamment des aspects techniques, juridiques et théologiques de la prévention. À ce jour, nos partenaires sont presque uniquement des instituts universitaires dépendants de l’Église, dans le monde entier. Ils s’engagent à dispenser des matières que nous ne sommes pas en mesure d’assumer, comme les aspects spécifiques de la culture locale ou le droit en vigueur dans le pays. Ces partenaires sont en outre tenus d’offrir un accompagnement aux participants lorsque la formation soulève en eux des questions qui les affectent personnellement. Tel est le modèle des formations que nous avons données au cours de ces dix dernières années, dans diverses versions retravaillées.»

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