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jeudi, 01 septembre 2016 16:22

Dieu et l’historien

La notion de dieu est-elle universelle ou une catégorie de pensée occidentale? Un usage critique de ce mot est à envisager, ne serait-ce que pour considérer ce qu’il en est des devas, des bouddhas, des kamis, des fétiches, des maîtres des animaux ou d’autres instances surprenantes.

Selon les Pères de l’Église chrétienne, ceux qui n’ont pas eu le bénéfice de la Révélation vivent dans l’erreur, à moins qu’ils n’aient conservé quelques lueurs de vérité naturelle. Ils ont peut-être eux aussi des dieux, mais ce sont des dieux pluriels. Ces dieux seraient soit des approximations plus ou moins erronées du seul vrai dieu, soit simplement des inventions diaboliques.

Confronté à l’idée de dieu, l’historien sceptique s’efforce de rester lucide. Observateur réservé, il constate que les missionnaires européens ont longtemps recherché et recherchent encore quelquefois une entité mystérieuse, qu’ils aiment à nommer Dieu (Deus en latin) en dehors même de l’univers européen ou proche-oriental: en Afrique, au Mexique, au Pérou, chez les Indiens des Plaines ou de Colombie britannique, en Inde, en Chine, au Japon, en Amazonie, en Papouasie et en Australie. L’historien sceptique constate que cette quête apologétique a conduit à l’émergence de nombreuses théories ethnocentriques, le plus souvent évolutionnistes, qui sont devenues autant de mythes savants hantant les débuts de la discipline appelée histoire des religions, des mythes colonialistes dont la science universitaire a depuis longtemps fait la critique : animisme, totémisme, préanimisme, manisme, etc.

Depuis une vingtaine d’années, les recherches sur l’invention chrétienne de l’hindouisme, du jaïnisme, du bouddhisme, etc. se sont multipliées.[1] Grâce à cette archéologie de sa discipline, l’historien réalise qu’il ne peut plus utiliser sans autres les mots religions ou dieu. Il se demande de moins en moins: qui sont les dieux des autres? quelles sont leurs religions? et de plus en plus: les autres ont-ils vraiment quelque chose qui ressemble au Deus des missionnaires ou à une religion construite sur le modèle chrétien? La seule réponse possible à cette question, de toute évidence, est celle que permet d’espérer la comparaison. L’historien comparatiste est convié à considérer sérieusement ce qu’ont d’intraduisibles les devas, les bouddhas, les kamis, les fétiches, les maîtres des animaux et d’autres instances encore.

Quid de l’altérité?

La manière dont l’homme se représente ces instances est très variable, selon les cultures et parfois même à l’intérieur d’une même culture. Éléments cosmiques (soleil, lune, ciel, mer, fleuves), entités lumineuses ou rayonnantes, visibles ou invisibles, esprits, âmes, animaux ou humains divinisés, personnification de concepts ou de valeurs abstraites, les choix sont multiples, qui vont de l’aniconisme[2] pur et simple à l’anthropomorphisme, en passant par diverses combinaisons incluant des formes animales ou symboliques. Un dieu peut-être plusieurs de ces choses à la fois: Zeus est un souverain barbu dont le palais se trouve sur l’Olympe, mais c’est aussi la pluie qui féconde la terre, le taureau qui emporte Europe ou la foudre qui tue Sémélé.

La recherche d’équivalents de notre mot dieu dans certaines langues soulève de très intéressantes difficultés. Les kamis du shinto, pas plus que les orishas de la Santeria cubaine ne sont des correspondants adéquats des dieux grecs ou mésopotamiens. Les catégories indigènes ne répondent qu’approximativement aux attentes de l’observateur formaté en Europe ou en Amérique. Mais alors pourquoi cet observateur désire-t-il malgré tout user d’une catégorie commune pour un ensemble disparate de représentations et de conceptions? Qu’est-ce qui l’autorise à parler de dieux? Projeter une catégorie indigène (la nôtre) sur les autres ne revient-il pas à gommer l’altérité?

Interprétation

Il convient de réfléchir à l’étonnante facilité avec laquelle nous pensons comprendre les dieux des autres en les ramenant à notre propre système de représentations. Si nous distinguons les cultes étrangers de ceux que nous pratiquons nous-mêmes, nous reconnaissons néanmoins entre eux certaines équivalences. À ces mécanismes de traduction, nous donnons, depuis l’historien romain Tacite, le nom latin d’interpretatio. Parler de dieux n’est-ce pas tout simplement une forme d’interprétation?

Cette capacité à gommer l’altérité n’est pas seulement constitutive de l’usage polythéiste. Dans le cadre des monothéismes aussi, la pratique de l’interprétation est vivante (à preuve, tous les phénomènes dits de syncrétisme). Dans la pratique, ce qu’on observe est le plus souvent extrêmement complexe et diversifié. Dans le monde catholique lui-même –dont le nom renvoie pourtant à la notion de global, total, universel–, chaque communauté, politique ou privée, ethnique ou citoyenne, organise son rapport au divin selon des règles ou des modalités coutumières. Les vierges andalouses ont des raisons qu’ignore sainte Agathe de Catane en Sicile. Et surtout, le monothéisme n’est que très rarement pur. Toutefois, dans le cadre qu’il est convenu d’appeler monothéiste, l’affirmation d’une religion passe par le rejet des autres.

On peut à ce propos renvoyer une fois encore aux Pères de l’Église, qui ont horreur de la diversité religieuse autant que le Coran abomine les «associateurs». Cette répugnance est encore celle de la plupart des missionnaires de l’époque moderne. Contentons-nous de lire une lettre adressée en 1606 au Père supérieur des jésuites de Nagasaki par un collègue d’Hiroshima: «Un païen de Firoxima [Hiroshima], qui était extrêmement attaché au culte superstitieux des Camis et Fotoques, fut finalement converti au christianisme. Auparavant cet homme non seulement visitait assidûment les temples de ses dieux, mais il avait aussi l’habitude de se rendre en de nombreux pèlerinages avec son fils, dans les sanctuaires les plus renommés du Japon. Parmi les divers actes de pénitence qu’il se plaisait à accomplir, il y avait celui de s’immerger jusqu’au cou dans de l’eau au cœur de l’hiver. Finalement il désira être baptisé. Il posa cependant comme condition explicite qu’il continuerait ses dévotions à Tenzo Daisin Cami (= Ten-jô-dai-jin = Amaterasu), une divinité dont la louange est sur toutes les lèvres dans le royaume d’Ixu, et dont il avait reçu maintes marques de faveur. Cette condition lui fut refusée, car nul ne peut servir à la fois Dieu et le Diable. Ce fut seulement quand il comprit cela qu’il fut admis au baptême.»[3]

Pour les missionnaires, il y a donc les dieux, qui portent d’innombrables noms, et qui ne sont que des illusions diaboliques, et il y a Dieu.

Se démarquer

La question du nom que l’on donne à ce dieu unique, Dieu, renvoie évidemment à la question de l’invention du monothéisme, mais se repose chaque fois que des monothéismes rencontrent des polythéismes. Il a fallu, pour chacun des dieux des monothéismes, trouver un nom propre qui ne soit pas simplement une catégorie préexistante. Ce fut pour le moins compliqué, comme on peut l’imaginer.

Dans la Bible hébraïque, le dieu unique s’appelle tantôt YHWH, tantôt Elohim. YHWH est un nom propre, désignant à l’origine un dieu parmi d’autre, qui finit par devenir le dieu par excellence d’Israël. Elohim, lui, résulte de la métamorphose d’un nom commun pluriel, signifiant dieu, en un nom propre, Dieu avec majuscule. Cette révolution, destinée à faire du dieu d’Israël un égal (autant qu’un correspondant) du dieu suprême des Perses libérateurs, Ahura Mazda, s’effectue dans le contexte de l’exil à Babylone.[4]

Pour le latin chrétien Deus, le terrain était déjà préparé par l’usage grec du mot theos au singulier. Un deus ou un theos, c’est le dieu dont on parle, alors même qu’on ne saurait toujours le désigner plus précisément, le nommer (comme l’a bien remarqué saint Paul, à l’Aréopage).

Dans l’Islam, les dieux sont désignés par Ilah (même racine qu’Elohim). Le nom choisi par Mohammed, Allah, est celui d’un dieu (parmi d’autres) déjà honoré à la Mecque et désigné par un mot signifiant Le Dieu (on dirait ho theos en grec), devenu un nom propre, al-Ilah, contracté en Allah.[5]

À partir de là on peut retourner au Japon avec François Macé (professeur au Centre d’études japonaises de l’Institut national des langues et civilisations orientales de Paris), qui s’interroge sur le choix d’un nom japonais pour Deus.[6] Très vite, dit-il, les missionnaires portugais réalisèrent qu’il y avait trois «enseignements» (shinkyo): le bouddhisme, le shinto et le confucianisme. L’ennemi n° 1, dans un premier temps, paraissait être le bouddhisme; ils choisirent donc pour Dieu Dainichi, désignant le Grand illuminateur, c’est-à-dire Vairoçana, le bouddha cosmique du bouddhisme ésotérique, et non pas simplement le terme kami, ni Amaterasu (la divinité suprême du shinto). S’étant rendu compte de l’ambiguïté et des difficultés que cela pouvait entraîner, il fut décidé finalement de maintenir une transcription japonaise de Deus : deusu.

Purification

Le choix des jésuites en Chine sera différent de celui des jésuites au Japon. Il ne saurait être question, déclarait Matteo Ricci,[7] d’imposer aux Chinois le nom latin Deus, étant donné qu’ils ignorent la lettre d. Ricci ne cessa de se demander par ailleurs si la notion même de dieu, au sens judéo-chrétien, n’était pas absente de la Chine. L’impossibilité toute phonétique d’imposer le mot Deus lèvera partiellement la difficulté. «Cela tombe très bien, dit-il. Du moment qu’il n’y a dans la langue de la Chine aucun nom qui réponde au nom de Dieu, et que de plus Dieu ne se peut bien prononcer en elle puisqu’elle n’a pas cette lettre d, nous avons commencé, dans la Doctrine chrétienne et dans nos autres livres, à appeler Dieu Tienciù, qui veut dire Seigneur du Ciel, du nom qu’il porte jusqu’à aujourd’hui dans toute la Chine, et cela tombe très bien pour notre propos. Cela parce que, du moment que les Chinois adorent comme divinité suprême le Ciel, que certains pensent être aussi ce ciel matériel, en donnant ce même nom à Dieu, nous déclarons de manière manifeste combien notre Dieu est plus grand que celui qu’ils tiennent pour divinité suprême, puisque (le vrai) Dieu est le Seigneur de ce dernier. Pour cette raison nous appelons la Madone d’un autre nom qui veut dire Maîtresse Mère de Dieu.»[8]

L’interpretatio ici se double d’une purification. On garde le nom, mais on feint d’oublier une partie de son sens. Le nom choisi devient, du fait même de cette ambigüité, un providentiel support d’exégèse. Ricci en fera d’ailleurs tout un ouvrage, écrit par lui en chinois. [9] Ce qui est supposé, c’est la possibilité pour les Chinois de recevoir la vérité chrétienne.

Habitude

L’historien sceptique en arrive donc finalement à se demander: comment se fait-il qu’on parle de cet être mystérieux qui hante nos consciences et qui semble être une personne que l’on peut nommer plus ou moins directement chez nous, en Europe et au Proche-Orient, Kyrios, Deus, Dieu, Notre Père, Iahvé, Elohim, Adonaï, Jésus ou Allah? Le plus simple, quand on ne peut se prévaloir d’une expérience personnelle, d’une rencontre avec cette entité mystérieuse, c’est de considérer que l’idée de ce personnage nous vient d’une tradition européenne, méditerranéenne et proche-orientale, à la fois homogène et plurielle, c’est-à-dire qu’elle nous a été imposée par l’habitude, une habitude héritée d’une éducation, véhiculant un savoir partagé, ce que les Grecs appelleraient une paideia.

Notre paideia est judéo-christiano-islamique, et elle se réfère à des Révélations. Elle nous enjoint de croire que Dieu s’est révélé lui-même, de diverses manières selon qu’on est juif, chrétien ou musulman. Que c’est ainsi qu’on connaît Dieu.

* Philippe Borgeaud est professeur honoraire d’histoire des religions à l’Université de Genève et spécialiste des religions antiques. Il a dirigé en 2005 le module «Rites et mythes» du Projet national suisse en sciences humaines sur les émotions.

[1] Qu’il suffise de citer Tomoko Masuzawa, The Invention of World Religions. Or, How European Universalism Was Preserved in the Language of Pluralism, Chicago, The University of Chicago Press, 2005.
[2] Absence totale, parfois mystique, de représentation.
[3] François Pasio, Relatio Historica 1603-1606, Monguntiae 1610, 247, cité par George Schurhammer sj, Shintô. The Way of the Gods in Japan according to the Printed and Unprinted Reports of the Japanese Jesuit Missionaries in the 16th and 17th Centuries, Bonn and Leipzig, Kurt Schroeder 1923, pp. 40-41.
[4] Cf. Albert de Pury, «Gottesname, Gottesbezeichnung und Gottesbegriff. Elohim als Indiz zur Entstehungsgeschichte des Pentateuch» et «Wie und wann wurde “der Gott” zu “Gott” ?», in Albert de Pury, Die Patriarchen und die Priesterschrift. Gesammelte Studien, Zürich, Theologischer Verlag 2010, pp. 173-218.
[5] Cf. le petit texte précieux de Guy Monnot, «Les dieux dans le Coran», in Jacques Waardenburg éd., Scholarly Approaches to Religion, Interreligious Percption and Islam, Bern/Berlin/NewYork, etc., Peter Lang 1995/Studia Helvetica Religiosa vol. 1, pp. 245-259.
[6] François Macé, «Deux interprétations croisées du shinto: le Père Martin et Katô Gengi», in Catherine Mayaux, éd., France-Japon: regards croisés, Zurich, NewYork, Peter Lang 2007, pp. 167-174.
[7] Matteo Ricci, Della entrata della Compagnia di Gesù e Christianità nella China (Entrée en Chine de la Compagnie de Jésus et du christianisme), Macerata, Quodlibet 2000, 776 p.; cf. aussi Fonti ricciane, vol.1, Rome, Libreria dello Stato 1942.
[8] Matteo Ricci, Entrata, fol. 30.
[9] Matteo Ricci (Li Madou), Le sens réel de «Seigneur du Ciel», texte établi, traduit et annoté par Thierry Meynard sj, Paris, Les Belles Lettres 2013, 730 p.

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