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jeudi, 01 septembre 2016 16:36

Avec ou sans Lui – Un entretien avec Alexis Jenni

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«J’ai le goût de Dieu, et je ne sais pas d’où il me vient.» Homme de sciences et de lettres, Alexis Jenni n’était pas particulièrement destiné à se poser la question de Dieu. Et pourtant... Sa présence, il l’a ressentie de ses cinq sens.

Ni son père, athée, ni sa mère, qui s’était détournée de la religion après une enfance bercée par trop de sermons, n’ont mené Alexis Jenni sur le chemin de la quête spirituelle. C’est dans une église du Mâconnais, un jour d’été où il cherchait ombre et refuge lors d’une balade à vélo, que l’écrivain a trouvé Dieu. Dans Son visage et le tien, cet ancien professeur de sciences naturelles d’un collège jésuite lyonnais entonne une « méditation nourrie de souvenirs », à travers laquelle il parle de sa relation à Dieu.

Céline Fossati : Votre livre est un témoignage introspectif, un coming out religieux en quelque sorte. Comment l’avez-vous abordé?

Alexis Jenni : «En littérature, je suis capable de me mêler de tout. J’invente, je joue. Mais là... Dire quelque chose de ma relation à Dieu, ce n’était pas gratuit. Ce livre est un arrêt sur image. Une mise au point sur la manière dont je m’assume chrétien. J’avais une vie spirituelle confuse, que j’ai clarifiée ainsi. Écrire est une machine à comprendre.»

Sans ce fameux jour d’été, dans une église de campagne, auriez-vous pu vivre votre vie entière sans jamais vous poser la question de Dieu?

«Je suis fils de mon époque. Ma réponse immédiate est donc oui. C’est comme si vous me demandiez : peut-on vivre sans aimer la littérature ? On vit peut-être moins bien, on vit peut-être moins grand ! Gamin, adolescent et même jeune adulte, mes connaissances étaient indifférentes à toute divinité. J’ai grandi dans un monde sans dieu. C’était le monde des classes moyennes diplômées, plutôt de gauche. La France des années 60-70. J’avais le goût du spirituel, oui. Mais par manque de culture, par manque de rencontre, de nourriture, je ne pouvais lui donner forme. Le seul exemple que j’avais d’une relation à Dieu était celui de mon grand-père et de son catholicisme à l’ancienne, moral et raide, une foi un peu caricaturale. Il réglait tous ses problèmes intimes par la religion. Pourquoi pas, je le respecte. À 99 ans, il mène toujours une vie de prières. Sa foi n’a pas changé et il se prépare intensément pour le grand saut. C’est à la fois admirable et fou ! Il veut absolument entrer dans la vie éternelle au sens le plus brut du terme. Il n’attend que cela. Je privilégie, quant à moi, la vie avant l’éternité.»

À la lecture de votre livre, on apparenterait volontiers votre vision de la relation à Dieu à une certaine forme de spiritualité laïque, une relation au divin sans attache à une Église ou à un dogme particulier.

«Une spiritualité laïque? Je n’en comprends même pas le principe! Si j’étais né au Maroc, je serais de culture musulmane. Je suis né en France et j’assume pleinement l’aspect chrétien catholique de mon identité. C’est comme ça que je me sens, c’est comme ça que la vie me touche, qu’elle m’emporte. Même si parfois le dogme m’agace ou que l’Église se montre sclérosée et maniaque. Parce que c’est cette foi catholique qui me permet d’accéder à ma dimension spirituelle. J’ai été formé par les jésuites. J’ai été inspiré par les Exercices spirituels. J’ai aussi expérimenté la méditation dans un contexte bouddhiste, en pratiquant l’aïkido, puis le taï chi. La posture physique est la même, la posture mentale est bien différente. Le vide auquel on aspire dans une méditation bouddhiste ou la circulation énergétique qu’on essaie d’activer dans une méditation taoïste est loin de ce que l’on cherche dans une prière silencieuse chrétienne.»

Dieu, la foi et l’Église sont-ils pour vous interdépendants?

«Je répondrais ainsi. Dès que ma mère a pu échapper à sa famille en se mariant, elle n’a plus mis les pieds dans une église, à part pour les mariages, les baptêmes des enfants des autres et la messe de minuit avec mon grand-père. Ce qu’elle a rejeté n’était pas sa foi, mais l’aspect social du christianisme et son orthopraxie[1]. J’ai grandi dans cet éloignement. Mes copains allaient au catéchisme, moi pas, et à priori cela ne me paraissait pas passionnant. C’est jeune adulte, alors que les copains se détournaient de l’Église, que je me suis mis à tourner autour. À vingt ans, lors d’un voyage en Turquie, j’ai été extraordinairement touché, impressionné même, par l’atmosphère des mosquées et l’ambiance humaine qui y régnait. L’islam m’avait ouvert à l’idée de Dieu. Il y régnait à l’époque un islam tranquille. Contempler ces grands lieux baignés de lumière et emplis d’une sérénité bienveillante m’a fait me dire : il y a un lieu où Dieu existe.»

Votre relation à Dieu débute pourtant bien plus tard ?

«Dix à quinze ans plus tard. J’ai d’abord cherché, tâtonné, découvert la méditation, la pratique des arts martiaux, le mélange de culture, jusqu’au jour où j’ai ressenti ce mouvement vital et profond en moi. Tout s’est assemblé en un instant. Tout est soudainement devenu réel et vivant.»

Ce qui frappe, c’est votre façon d’aborder la foi par les sens?

«Jeune, je n’ai pas eu accès aux dogmes. Et quand on s’y plonge tardivement, on les trouve pour le moins étranges, à l’image d’Emmanuel Carrère qui dit en substance dans son livre Le Royaume : on est chrétien si on croit que le Christ est ressuscité ; ma raison dit que ce n’est pas possible, donc je ne suis pas chrétien. Entre mon manque de culture, mon isolement religieux et mon bagage scientifique qui me poussait plutôt à analyser les énoncés pour évaluer leur degré de vérité, il y avait peu de chance pour que ma foi passe par les dogmes. Il aura ainsi fallu une expérience physique, un ressenti intense. Les croyances sont pleines de non-sens. La vie éternelle, par exemple, est un oxymore.[2] La vie a une durée intégrée dans le temps, l’éternité non. Alors comment faire pour y croire ? Seule l’expérience intuitive, poétique, sensorielle peut nous aider à saisir le sens.»

Dieu est-il poésie pour vous?

«Évidemment non. Mais la poésie est peut-être l’un des seuls moyens verbaux d’y accéder. Dieu ne peut pas se dire. Car ce qu’on peut dire est ridicule par rapport à ce qu’il est. On peut tourner autour. Dieu a une réalité complexe et cette réalité complexe n’est pas adaptée à notre langage. Tout ce qu’on dira sonnera un peu faux, sera en deçà de la réalité ; c’est un grand classique de la littérature mystique. Le mieux que l’on puisse faire, c’est des métaphores, de la poésie autour de Dieu... Le langage est trop fragile, trop petit.»

Vous dites que croire, c’est faire un pas. Qu’est-ce qui le rend possible?

«L’abandon. Si on se méfie, on cherche des preuves, rien ne germe. Il faut s’abandonner à l’autre, se lancer, comme en amour. Alors la magie peut opérer. L’abandon fait que les choses se mettent en place et prennent sens.»

Votre relation à Dieu n’est-elle que positive?

«À Dieu oui, à l’Église pas toujours. Il n’y a de dieu que Dieu. Le reste n’est que construction. L’Église et ses pratiques, en 2000 ans, ont pris mille formes. Il faut savoir rester modeste sur les prescriptions. Elles sont variables, à l’image des grands débats sur la famille, les divorcés-remariés... Je me sens très proche de la ligne du pape quand il dit : ‹ Qui suis-je pour juger ? › La foi est un critère de choix. C’est pour moi ce qui mène vers davantage de vie et moins de souffrance.»

Est-il, dans le brouhaha actuel, plus facile de vivre qu’auparavant sans la notion de Dieu?

«Oui, évidemment. On passe sa vie à s’occuper d’un tas de choses, à regarder des séries, jouer, voyager. Cela étant, on reste dans une inquiétude et une colère diffuse, sans savoir pourquoi. La relation à Dieu est une expérience intérieure qui passe par le silence. Elle passe aussi par les rencontres, et j’ai eu la chance de rencontrer des gens qui vivaient leur foi et m’ont montré qu’elle existait vraiment. Des gens qui m’ont donné envie de les suivre.»

Vous dites que la présence de Dieu passe par le corps. Qu’est-ce qu'un corps physique privé de la présence de Dieu?

«Une pauvre masse de chair souffrante ? L’angoisse des gens de mon âge, un corps qui commence à se dérober, des performances physiques qui diminuent, les premiers amis qui consultent pour les premières maladies... Le corps purement physique n’est qu’une machine qui se déglingue. Il faut chercher face à ce corps une voie médiane entre la préoccupation idolâtrique et l’indifférence. Savoir garder la bonne distance. Le fait qu’il vieillisse n’est pas si grave. Si je le brutalise en estimant qu’il est une entrave à mon esprit, je dysfonctionne. Un esprit seul ne peut rien. Ne pas écouter son corps, c’est se soumettre à en subir inévitablement le violent contrecoup. Tout ce qui est de l’ordre du sentiment, de l’intuition et du rapport humain est lié à ce corps et à sa tranquillité. Ressentir physiquement permet de dépasser la raison et ses limites.»

On n’a jamais autant parlé religion, et pourtant il n’a jamais été aussi difficile de vivre sereinement sa foi.

«La religion dépeinte par les journaux en ce moment est une religion très dogmatique, moralisante, une sorte de cadre de vie rigide qu'il nous est donné de suivre et qui n’a pas grand-chose à voir avec le spirituel. Ces versions intégristes et fondamentalistes des religions relèvent davantage de la superstition ou de la pensée magique. Je me sens très loin de cela. Le dénominateur religion est le même, mais c’est très éloigné de ma conception de la foi.»

* Alexis Jenni est un écrivain français né en 1963, lauréat du prix Goncourt 2011 pour L’Art français de la guerre. Vient de paraître : Dans l'attente de toi, Paris, l'Iconoclaste 2016. Dans Son visage et le tien (Paris, Albin Michel 2014), il fait le point sur sa foi. À voir ci-contre sa conférence donnée à Genève, en juin 2016, dans le cadre des rencontres Un auteur, un livre.

[1] Dans le domaine moral ou religieux, l’orthopraxie se réfère à une conduite conforme aux rites prescrits.
[2] Un oxymore est une figure de style qui vise à rapprocher deux termes que leurs sens devraient éloigner, dans une formule en apparence contradictoire.

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