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lundi, 03 juin 2019 11:08

Une manière d'être. Au coeur du carmel

Oraison © Carmel du Pâquier«Comment la discipline fait-elle croître l’épanouissement, la sérénité et la foi dans le contexte de la vie monastique?» Cette question pertinente s’est mise à habiter ma réflexion et mon cœur, compris comme lieu des affects, mais aussi des souvenirs, des idées, des projets et des décisions. C’est là, dans cette profondeur, que s’enracine la discipline si elle ne veut pas courir le risque de devenir un échafaudage.

À l’extérieur, tout semble réglé comme du papier à musique : le réveil sonne sans avoir besoin d’être désactivé à maintes reprises, immobilité à l’oraison, jamais une parole de trop, etc. Je pourrais créer un prototype de la sœur parfaite. Mais celle-ci n’existe guère en réalité et cela est préférable ainsi. En effet, poussée à l’extrême, la discipline peut conduire à la rigidité voire même au pharisaïsme. Que l’on se remémore la péricope du pharisien et du publicain (Lc 18,9-14) ! Si la discipline vise exclusivement notre extériorité, notre agir, elle n’atteint pas son objectif. Bien plus qu’une apparence, elle est avant tout une manière d’être, orientée par des mé­­dia­tions, notamment par la Règle, les vœux et l’espace contemplatif.

La Règle du Carmel fut écrite par saint Albert, patriarche de Jérusalem, entre les années 1206 et 1214 et donnée aux frères qui vivaient près de la source d’Élie sur le Mont-Carmel. Aujourd’hui encore, la Règle ou «formule de conversion» nous in­vite à «vivre dans la dépendance de Jésus Christ et [à] le servir d’un cœur pur et d’une bonne cons­­cience». Ce qui corrobore l’opinion selon laquelle la discipline s’origine dans notre intériorité, tout en sug­gérant son but: devenir disciple du Christ.

La prière, discipline vitale

Le précepte central de la Règle énonce: «Que chacun demeure seul dans sa cellule ou près d’elle, méditant jour et nuit la loi du Seigneur (cf. Ps 1,2) et veillant dans la prière, à moins qu’il ne soit occupé en raison d’autres justes causes.» Notre discipline vitale est donc la prière, la méditation de la Parole, pour demeurer dans la présence du Dieu vivant et garder la flamme de notre foi allumée.

Ce noyau de la Règle peut être mis en corrélation avec deux éléments de la vie carmélitaine qui vont de pair: la solitude et le silence. En effet, au commencement, les ermi­tes du Mont-Carmel ne se rassemblaient que pour l’eucharistie et le chapitre. Le reste du temps, ils vivaient et travaillaient dans leur cellule. À l’heure actuelle, nous nous réunissons plus fréquemment, tout en gardant un équilibre entre la solitude et la vie fraternelle. Car la solitude n’est pas l’isolement, mais une « solitude sonore », un espace d’écoute. Parfois, il est vrai, elle peut devenir le lieu d’une lutte avec soi-même, notamment avec ses pensées. Dans ce cas, la tradition des Pères, ainsi que notre Règle nous invitent à «fortifier notre cœur par de saintes pensées».

Concrètement, il n’est pas toujours évident de remplacer la pensée négative, qui tourne souvent en boucle, par un verset de la Parole ou une invocation, qui fait sortir de son marasme intérieur et se tourner vers Dieu. Personnellement, il me semble que la gestion des pensées et des mouvements intérieurs est une ascèse bien plus éprouvante et plus difficile à apprendre que les éléments extérieurs de notre vie. Pour l’anecdote, il m’est arrivé de mettre dans ma poche un carnet sur lequel j’avais noté quelques versets ou courtes invocations, pour le cas où…

À travers cela, nous percevons que le silence s’enracine lui aussi à l’intérieur de soi. Il n’est pas le mutisme, l’absence de bruit, le bien-être ou le vide. Le silence permet d’écouter «le concert silencieux» que Dieu donne en notre profondeur. Le vrai silence est paix, car il devient espace de communion, de relation, non seulement avec Dieu, mais avec autrui. Il rend plus attentif à l’autre, à la réalité qui nous entoure. Or cette qualité de silence ne s’obtient pas sans quelque effort de recueillement de notre part et sans le secours de l’Esprit saint. Celui-ci peut nous aider à discerner ce qu’il convient de dire ou de taire. «Dans le silence et l’espé­rance sera votre force (cf. Is 30,15)», rappelle la Règle. En filigrane de ce duo, silence et solitude, c’est l’espace contemplatif qui se dessine comme espace d’écoute et de communion, en un mot de prière.

Une pratique constante

Si notre vie monastique est sédentaire, elle n’est donc pas pour autant statique. Le dynamisme intérieur est un constant défi à relever si nous ne voulons pas tomber dans le relâchement, qui se traduit par une certaine routine, automatisme ou même par l’acédie. Que faire si le dégoût et le découragement nous ont envahis? La tradition nous enseigne à garder le cap en ne prenant pas, à ce moment-là, de décision importante.

Concrètement, quand cela survient, la discipline externe, telle que l’horaire ou le travail manuel par exem­ple, sont d’un grand secours. Cela sonne, je vais à la prière, un point c’est tout. J’essaye d’y être non seulement avec mon corps, mais aussi avec mon esprit et mon cœur. Dans ces moments de dispersion, je prends conscience du chemin vers l’unité intérieure. Temps de maturation nécessaires, bien qu’inconfortables à vivre!

Pour autant, il ne s’agit pas d’atten­dre seulement que cela passe. Il est important d’alimenter notre feu in­té­­rieur, en y jetant non pas des bûches qui pourraient l’étouffer mais des petites brindilles. Lesquelles sont la vie sacramentelle, la lecture de la Parole ou d’autres livres, une ascèse corporelle, telle que la marche ou le jeûne, les œuvres de miséricorde, par exemple rendre service à quelqu’un, mais aussi l’art ou la nature. À chacun de chercher ses propres moyens, sa discipline, pour conserver ou retrouver ses forces intérieures! Car «oraison et vie douillette ne sont pas compatibles», selon les mots de Thérèse d’Avila. (Livre des Demeures, 7 D ch. 4, §9) 

La réformatrice du Carmel nous mon­tre la voie de la croissance spirituelle: «Si vous ne recherchez pas les vertus, si vous ne vous exercez pas à les pratiquer, vous ne serez jamais que des naines; et même plaise à Dieu qu’il ne s’agisse que de ne pas grandir, vous savez que celui qui ne croît pas décroît; et j’estime impossible que l’amour là où il est, se contente d’être toujours le même.» (Chemin de la perfection, ch. 4, §4)

Pour avancer à la suite de Jésus, l’Ami véritable, Thérèse nous invite à rechercher et à exercer les vertus. Elle en en distingue trois, qu’elle considère comme fondamentales pour cheminer dans la paix: «Je me bornerai à vous expliquer trois points, car il importe beaucoup que nous comprenions combien il est indispensable que nous les gardions, si nous voulons posséder la paix intérieure et extérieure que le Seigneur nous a tant recommandée. Le premier est l’amour que nous devons avoir les unes pour les autres ; le second, le détachement de tout ce qui est créé ; le troisième, l’humilité véritable qui, bien que je le cite en dernier, est le principal et embrasse toutes les vertus.» (Chemin de la perfection, ch. 4, §4)

Humilité, détachement et amour mu­tuel, que nous allons mettre en lien avec les conseils évangéliques d’obéis­­­sance, de pauvreté et de chas­teté. Trois vertus et trois conseils qui peu­vent être mis en pratique par tout chrétien, quoique les modalités diffèrent selon l’état de vie.

Des relations ajustées

Pour la sainte espagnole, le fondement de la vie spirituelle est l’humilité, qu’elle définit comme «marcher dans la vérité». L’humilité, c’est quit­ter notre autoréférencialité, pour marcher à la suite du Christ. Ce qui suppose une écoute de sa parole, de sa volonté, donc l’obéissance. Au Carmel, l’obéissance s’incarne dans le dialogue avec la prieure et les sœurs de la communauté. Et l’ascèse se manifeste dans la mise en prati­que de ce qui a été décidé, dans l’acceptation des conseils ou remar­ques qui nous sont faites en vue de notre épanouissement.

Le détachement est lui aussi nécessaire pour la croissance spirituelle. En effet, le désencombrement fait non seulement de la place dans nos armoires, mais surtout dans notre cœur. Notre liberté peut être attachée par maintes choses, même infimes, qu’elles soient matérielles, spirituelles ou relationnelles. En communauté, le détachement se vit à travers la mise en commun des biens, une sobriété de vie, mais aussi dans l’acceptation de notre fragilité, la nôtre et celle de l’autre. Car à travers le détachement, c’est la pauvreté qui se creuse et devient un espace d’accueil et de don de soi. Vie fraternelle © Carmel du Pâquier

Ce qui nous conduit tout naturellement au troisième point, l’amour de charité. Car si la discipline ne sert pas à aimer davantage, a-t-elle un réel intérêt ? L’Évangile nous dit qu’«aimer [Dieu] de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa force, et aimer le prochain comme soi-même, vaut mieux que tous les holocaustes et tous les sacrifices» (Mc 12,33). La charité est à mettre en lien avec la chasteté, comme une recherche de relation ajustée, à Dieu, aux autres et à soi-même.

Aimer de manière accordée n’est pas si aisé. Par exemple, je peux m’aimer à travers l’autre ou ne pas accepter l’autre dans son altérité ou ne pas m’accepter moi-même. Sur ce point, la vie fraternelle, qu’elle soit communautaire, familiale ou profession­nelle, est un exercice quotidien. Le champ de la vie relationnelle est vaste et fécond. Il nécessite du discernement, élément majeur de la spi­ritualité ignatienne. D’ailleurs notre Règle se conclut ainsi: «Si quelqu’un fait davantage, le Seigneur le lui rendra quand il reviendra. Qu’il use cependant du discernement qui est la règle des vertus.» 

Pour voir clair, il est parfois utile de prendre de la distance pour se retrouver soi-même et réajuster notre pas dans la marche vers la rencontre de Dieu et des autres. Pour cela, le silence et la solitude sont nécessaires. Au Carmel, chacune vit deux semaines de retraite personnelle par an. C’est aussi ce que recherchent les hôtes de notre maison d’accueil pour quelques heures ou quelques jours.

Je finirai sur une excla­mation thérésienne bien loin d’être usée: «Le monde est en feu!» (Chemin de la perfection, ch. 1, §5) Voilà ce qui nous pousse à donner notre vie au quotidien, dans la prière et l’amour. 

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Dernier de Mireille-Thérèse ocd