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dimanche, 01 septembre 2019 15:31

Du vide et de l’accueil

Claire Morgan, « Act of God », Espace des arts de Sankt Peter Köln, 2015 © Claire Morgan

La mission des croyants est de transmettre, dans le contexte qui est le leur -aujourd’hui celui d’un monde sécularisé-, l’expérience d’une foi vécue. À Cologne, la paroisse Sankt Peter a choisi l’art contemporain et la musique comme médiateurs de transcendance, dans une ouverture inconditionnelle, sans visée pastorale. Récit d’une expérience innovante.

Stephan Ch. Kessler sj, Cologne, théologien, est depuis 2017 le curé de l’Espace des arts Sankt Peter Köln. Il enseigne la patrologie à la Faculté jésuite Sankt Georgen, de Francfort-sur-le-Main.

La foi vit de la tradition. Ce lien consiste non pas à honorer les vestiges de traditions pétrifiées, mais à transmettre un feu vivant. Si les baptisés ne parviennent pas à découvrir le buisson ardent de la Révélation dans l’aujourd’hui d’un monde sécularisé, les Églises se verront confinées aux rôles d’agences sclérosées, pourvoyeuses de rites et de salut pour des milieux désuets. Toutes leurs actions demeureront vides et stériles. Or l’Église est toujours tournée vers le présent, l’aujourd’hui de Dieu. Les chrétiens ont donc l’obligation de remplir leur mission d’une manière adaptée à notre temps.

Sankt Peter est la plus ancienne église paroissiale catholique du centre-ville de Cologne. L’édifice remonte aux époques romane et gothique tardive. Reconstruit selon des lignes simplifiées après les destructions de la dernière guerre, il fut dès le Haut Moyen Âge un centre de spiritualité influent. Sa vie aujourd’hui est à la fois très normale et inhabituelle de par sa qualité d’espace voué aux arts, dans une démarche aux limites de l’esthétique.

Résolument contemporain

C’est en raison de ce profil innovant que cette paroisse, au minuscule territoire, mène encore ses activités de manière autonome, contrairement aux unités pastorales de Cologne qui tendent à s’étendre toujours plus. Sous la conduite de jésuites, Sankt Peter s’ouvre sans a priori à l’art contemporain abstrait et à la musique d’aujourd’hui. Cette orientation à la fois esthétique et spirituelle se caractérise par trois mots-clés complémentaires: résolument contemporaine, distinctement biblique, ignatienne.

Sankt Peter se propose d’offrir un espace ouvert à la liberté de l’art contemporain, hors de tout dessein préconçu et de motivation pastorale de type ecclésiastique. Cette retenue, cette ascèse même par rapport à une récupération missionnaire trop hâtive dans le langage ou le milieu ecclésiastique, se fonde sur la conscience de la capacité qu’ont les arts de créer des mondes transcendants inaccessibles à la foi et à la religion.

Les pratiques religieuses et liturgiques visent à donner une réalité au monde suprasensible (notamment par la Parole et l’action dans la prédication et les sacrements). Les arts et la musique font de même, mais sans le canon ni la profession de foi, et ils enrichissent à leur manière l’aspiration humaine à la transcendance.[1] C’est là que réside leur immense potentiel pour répondre aux questions de nos contemporains, ce à quoi les Églises ne parviennent plus, en dépit d’une visée semblable.[2]

Trop souvent, néanmoins, l’empathie réciproque entre les Églises et les arts fait défaut, ainsi qu’une dose suffisante d’ouverture et de tolérance. Il faut développer cette sensibilité empreinte de respect, capable de garder ses distances et de percevoir les liens qui existent au plan métaphysique. Mais on touche ici à des questions de pouvoir, de celles qui souvent ne trouvent dans l’Église que des solutions inadéquates en raison d’une certaine arrogance spirituelle ou de motifs liés à une bureaucratie cléricale.

Coexistence et autonomie 

La primauté du service divin à Sankt Peter est parfois assurée à la manière de Jésus, c’est-à-dire en s’intégrant et en se situant dans l’ensemble. L’art et la liturgie coexistent dans ce même espace, car ils sont tous deux des expressions d’une ouverture métaphysique. Cela ne va pas de soi dans les milieux d’Église, mais c’est en revanche nettement perçu comme une ouverture par le monde de l’art.

La rencontre sans compromis du service divin et de l’art dans un même espace, et les réactions à la fois d’attirance et de rejet qu’elle suscite amènent à faire l’expérience de la distance et de l’altérité. De part et d’autre, il faut accepter ces tensions et ces provocations. Renoncer à toute forme d’instrumentalisation, de zèle missionnaire : l’art reste l’art, l’Église reste l’Église. La rencontre entre l’art et l’espace ecclésial doit demeurer un défi susceptible de laisser de la place à l’inattendu.

Le programme d’art d’avant-garde de Sankt Peter marque ainsi la vie ecclésiale de cette paroisse d’une empreinte particulière. Cette mission, par la présence dans l’aujourd’hui, est attirante à sa manière: elle ouvre un accès à la spiritualité et à l’esthétique et communique un sentiment de contemporanéité authentique.

Les milieux d’Église ont largement perdu l’habitude de la confrontation directe avec les courants de la modernité et de sa culture, depuis les injonctions ecclésiastiques qui les ont poussés, notamment au XIXe siècle, à se retrancher dans des positions de refus antimodernistes. Même si Vatican II a ouvert une brèche dans cet isolement et dans l’étroitesse confessionnelle catholique, l’actualisation que recherchait l’aggiornamento du Concile ne se fraie que péniblement une voie, au plan esthétique et culturel, dans les courants actuels de notre époque sécularisée. Et comme en outre le thème de l’art chrétien n’est plus à l’ordre du jour, la Kunst-Station de Cologne a pris le chemin d’une ouverture inconditionnelle, en renonçant sans équivoque à toute récupération missionnaire.

Sankt Peter s’efforce donc de résister de façon cohérente à la tentation d’une médiation de type pastoral ou d’une mainmise missionnaire sur la différence culturelle. Le fait de vivre cette tension a pour conséquence que cette Église suscite un regain d’intérêt. Outre la communauté qui se réunit pour célébrer, existent celles, autonomes, qui se rassemblent autour de l’art et de la musique et dont le rayonnement s’étend au niveau régional et même international. Ces différentes « communautés » représentent des milieux et des groupes d’intérêt distincts. L’Église s’en trouve plus riche et plus vaste. 

Ce qui relie tout ce monde demeure l’espace ecclésial et son atmosphère empreinte depuis des siècles de spiritualité et de beauté, dans laquelle se vivent les tensions et le dépaysement. De même que l’art a besoin de liberté, de même le service divin a besoin de la sienne: l’art n’est pas instrumentalisé et la liturgie s’expose au risque de l’art autonome, sans toutefois abandonner son ordre propre.

Un nouveau style

La structure sociale d’une Église du peuple, qui a détenu durant des siècles le monopole quant à la détermination des formes de la vie religieuse en Europe, touche à sa fin. De nos jours, ce type d’Église se meurt à une cadence accélérée et méconnaît «ce que l’Esprit dit aux Églises» (Apocalypse 2,11) au travers de la culture actuelle.

Ce démantèlement, qui est un processus douloureux, engendre désarroi et tristesse. Dans le même temps, l’Église s’accroche à des structures dépassées en y investissant des forces et des moyens considérables. Souvent l’énergie et la créativité de l’annonce de l’Évangile -véritable tâche de la mission- s’en trouvent entravées. Ainsi, la distance avec les courants du temps présent se creuse et devient de plus en plus un abîme détestable et insurmontable.

Si l’Église veut que sa prédication demeure pertinente dans un monde sécularisé, elle doit trouver et adopter, dans ses rapports avec le monde, une forme totalement différente. Le jésuite Christoph Theobald énumère les éléments de ce nouveau style de relations que Sankt Peter cherche à expérimenter. «Le christianisme comme style» intègre la sainteté comme une altérité distincte face au monde, mais il comporte aussi une culture de la rencontre, tournée vers le monde et sans préjugés.[3]

Un espace libre Philip Stoll, « Consensus. Light and Space », Espace des arts de Sankt Peter Köln, 2019 © Philip Stoll

L’engagement à Sankt Peter est voué à cette dynamique. L’intérieur de l’église est en grande partie vide ; on a renoncé à le meubler, ce qui ménage un espace libre qui permet de respirer et de porter le regard sur l’essentiel. Les célébrations sont aussi volontairement sobres, mais leur valeur de signe est claire et expressive. Les cours de langue donnés aux migrants dans la petite salle paroissiale en semaine incarnent la dimension diaconale de la foi. Dans la cour, à côté de l’église, on a construit une station d’urgence pour des personnes toxicodépendantes, qui sont les pauvres de ce quartier de Cologne. Enfin, cinq fois par an, dans un esprit d’hospitalité inconditionnelle, des artistes sont invités à présenter leurs travaux dans cet espace spécifique.[4

Leurs œuvres remplissent l’espace d’un silence vibrant. Cela a été le cas avec Act of God, de Claire Morgan (2015). Au début de 2019, le jeune artiste Philip Stoll a exposé ses tableaux photographiques créés à Sankt Peter. La dissolution du figuratif dans les images fait apparaître quelque chose de neuf. La lumière elle-même crée un «espace autre», visible et perceptible (Michel Foucault). Elle permet de dépasser l’espace concret, pour atteindre un monde métaphysique. Dans ces images de Philip Stoll, comme dans d’autres installations, l’évidence est voilée, contournée ou invisible. Une réalité invisible devient perceptible.  C’est tout, il n’y a rien de plus.

Accepter l’espace indéterminé du vide et maintenir une ouverture hospitalière, telle est la mission dans le présent d’un monde sécularisé. Dans l’aujourd’hui de Dieu, ne serait-ce peut-être pas là une manière de transmettre la foi ? Dieu le sait. 

(traduction Claire Chimelli)

 [1] Cf. Effleurer l’invisible et Musique, des notes pour liens, les dossiers de choisir n° 686, janvier-mars 2018. (n.d.l.r.)
[2] Christoph Theobald, Le christianisme comme style. Une manière de faire de la théologie en postmodernité, 2 vol., Cogitatio Fidei n° 260 et 261, Paris Cerf 2007, 512 p. et 624 p.
[3] Christoph Theobald, Christentum als Stil. Für ein zeitgemäßes Glaubensverständnis in Europa, Freiburg, Herder 2018.
[4] Guido Schlimbach, Für einen lange währenden Augenblick. Die Kunst-Station Sankt Peter Köln im Spannungsfeld von Religion und Kunst, Regensburg, Schnell und Steiner 2009.

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