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samedi, 28 décembre 2019 07:32

L'engagement prophétique de M. L. King

Martin Luther King lors d'une conférence de presse, 26 mars 1964. Photo: Library of Congress (DP) / Wikimedia.orgLeader de la désobéissance civile, Martin Luther King était d’abord et avant tout un homme de foi et de prière. Il luttait simultanément sur deux fronts: celui des institutions ségrégationnistes et des lois injustes, et celui des consciences et des cœurs, car aucun des deux fronts n’allait sans l’autre à ses yeux.

Fréderic Rognon est professeur de philosophie des religions à la Faculté de théologie protestante de Strasbourg. Ce texte est tiré d'un article plus développé publié dans les Cahiers de la réconciliation n°4/2018, la revue de non-violence chrétienne du MIR France. Nous en reproduisons ici des extraits avec leur aimable autorisation.

Martin Luther King était un homme de prière. Il méditait quotidiennement la Bible et célébrait régulièrement des cultes domestiques, où l’on chantait, priait et lisait les Écritures, en famille et avec les personnes de passage. Il importe d’évoquer cette pratique spirituelle pour mieux saisir la force intérieure qui l’animait. Pour comprendre comment il a pu tenir le coup tout au long de ses treize années de campagnes très dures, au cours desquelles il était menacé de mort tous les jours, ou plutôt chaque nuit, par des coups de téléphone anonymes menaçants envers lui et sa famille. Son choix pour la non-violence doit lui-même être compris comme le fruit d’un cheminement spirituel, l’effet d’une conversion qui s’étend sur six années, de 1950 à 1956.

Il y a bien entendu des arguments rationnels en faveur de la stratégie non-violente. Le rapport de forces était éminemment défavorable aux Noirs, qui ne représentaient que 12% de la population des Etats-Unis (avec de fortes disparités régionales). Et les émeutes des ghettos n’avaient pas fait avancer d’un pouce la cause des droits civiques. La non-violence est l’arme des faibles et des pauvres, parce qu’elle peut renverser le rapport de forces en gagnant la bataille de l’opinion par le biais de la presse; la violence, au contraire, effraie toujours l’opinion et renforce les moyens de répression de l’État, qui se défend comme un monstre menacé. La non-violence est à la portée de tous: jeunes et vieux, et même enfants, hommes et femmes, tous peuvent participer à une marche ou à un sit-in; la violence est à l’inverse l’apanage des jeunes hommes, et elle a un coût financier. La non-violence est aussi une question de cohérence entre les moyens et les fins, puisque l’objectif d’une société juste et pacifiée ne peut être atteint qu’avec des moyens eux-mêmes justes et pacifiques. Mais pour Martin Luther King, la non-violence n’était pas qu’une affaire de stratégie efficace.

Cheminement théologique

Martin Luther King entreprend ses études de théologie à Crozer (Pennsylvanie), en 1947, en vue d’être pasteur, comme son père et son grand-père. Deux courants théologiques s’affrontent alors, et le jeune étudiant est séduit par l’un et par l’autre, tout en discernant les limites des deux.

Le premier courant est le Social Gospel (Christianisme social), fondé aux États-Unis par Walter Rauschenbusch (1861-1918). Le Social Gospel se distingue par une vision positive de l’histoire, qui est un progrès vers toujours davantage de démocratie, de justice et de paix, comme une antichambre du Royaume de Dieu. Cet optimisme repose sur un regard confiant porté sur l’homme, qui est capable de s’amender, de s’améliorer, et de faire avancer le Royaume par son engagement dans les luttes sociales et politiques. Martin Luther King apprécie cette approche, mais il la trouve quelque peu naïve, car elle semble ne pas prendre la mesure de la profondeur abyssale du mal.

Le second courant théologique est la néo-orthodoxie calvinienne, promue par Reinhold Niebuhr (1892-1971), qui ne voyait aucun progrès dans l’histoire, mais une discontinuité absolue entre l’histoire et le Royaume: le Royaume viendra lorsque Dieu le décidera et par le moyen qu’il choisira, mais certainement pas par les luttes humaines. Cette conviction repose sur un profond pessimisme anthropologique: l’homme est foncièrement corrompu par la Chute, il ne peut rien faire de bon par lui-même, et ses œuvres sont toujours marquées du sceau de l’ambivalence. Martin Luther reçoit cet enseignement avec bienveillance, car il lui paraît plus lucide quant à la réalité du péché, mais il lui reproche sa tendance au fondamentalisme.

C’est en 1950 qu’il trouve enfin sa voie, et qu’il va pouvoir creuser son propre sillon théologique. Il assiste à Philadelphie à une conférence donnée par le docteur Mordecai Johnson, un Étasunien proche de Gandhi, qu’il a accompagné pendant des années. C’est Gandhi, ce non-chrétien, qui va révéler à Martin Luther King sa véritable identité théologique. Gandhi disait que l’amour est divin, c’est pourquoi il est si puissant. Martin Luther King sait que la Bible ne s’exprime pas comme cela, qu’elle formule la chose sur un mode inverse: «Dieu est amour (agapè)» (1 Jean 4, 8). Si Dieu est amour, au sens propre, cela signifie que le Dieu de Jésus-Christ n’est pas seulement aimant, qu’il n’a pas seulement l’amour comme un attribut parmi d’autres (la justice, la puissance, l’omniscience, la sagesse…), mais qu’il s’identifie littéralement à l’amour, que l’amour est donc son nom, sa véritable identité. Il n’y a pas de différence entre Dieu et l’amour, et chaque fois qu’il y a de l’amour agapè, c’est Dieu qui est présent, qui est à l’œuvre. C’est pourquoi rien ne peut résister à l’amour, puisque c’est Dieu lui-même.

Une expérience spirituelle décisive

Lorsqu’éclate l’affaire Rosa Parks, le 1er décembre 1955, et que le mouvement pour les droits civiques (la NAACP) décide d’une action de boycott des bus, Martin Luther King est sollicité pour en devenir le porte-parole. Il n’est donc pas à l’initiative du mouvement, mais c’est dans la prière qu’il accepte de le piloter. Il ne sera néanmoins jamais seul, et on a tort de trop se focaliser sur lui: il sera notamment rejoint par des quakers, qui ont une longue expérience d’actions non-violentes, et leurs conseils lui seront précieux.

Après sept semaines de boycott, Martin Luther King vit une expérience spirituelle décisive. Le 27 janvier 1956, il est fatigué, découragé, voyant que rien n’avance, il s’inquiète pour sa famille, et il est prêt à tout lâcher, cherchant une voie de sortie honorable. Un ultime coup de téléphone de menace de mort le plonge au fond du désespoir. Il se tourne alors vers Dieu dans la prière, et il entend une voix qui lui dit: «Martin Luther, dresse-toi pour défendre le bien. Dresse-toi pour défendre la justice. Dresse-toi pour défendre la vérité. Et voilà, je serai avec toi. Même jusqu’à la fin du monde.» Cette nuit marque le parachèvement de sa conversion à la non-violence, qui n’est plus seulement intellectuelle, mais existentielle et spirituelle. Il s’inscrira dans cette voie, et s’y maintiendra jusqu’à la fin.

Du boycott à la désobéissance civile

Un premier seuil est franchi entre 1956 et 1959, avec le passage du boycott à la désobéissance civile. Le boycott n’est pas illégal: rien ne nous interdit de ne pas prendre le bus, ou de ne pas faire nos courses dans tel magasin. La désobéissance civile est, par définition, la transgression de la loi, lorsque celle-ci est injuste, afin de la changer. Il s’agit de désobéir, mais non pas comme un délinquant, seul, pour son intérêt particulier, de nuit en se cachant, et en fuyant pour échapper à la police; mais au contraire, le plus massivement possible, pour le bien commun (celui des Blancs comme celui des Noirs), en plein jour et en prévenant la presse, et en assumant les conséquences judiciaires de ses actes (en se laissant jeter en prison, en engorgeant la justice au point qu’à Birmingham on doit mettre les manifestants arrêtés dans un stade, et en utilisant les procès comme d’un tremplin pour populariser la cause).

La radicalisation de Martin Luther King se repère dans sa fameuse Lettre de la prison de Birmingham: mis en cause pour son «extrémisme» par plusieurs confrères blancs, pasteurs, prêtres et rabbins, il répond (sur du papier hygiénique, car il n’a rien d’autre à sa disposition…) qu’il est peut-être extrémiste, mais qu’il en connaît un autre, et qu’il est mort sur une croix, et un autre, qui a écrit plusieurs épîtres, et encore un autre, qui est à l’origine de la Réforme protestante…

Engagement à l’international

En 1965, après l’obtention de l’égalité totale des droits civiques, Martin Luther King aurait pu se reposer sur ses lauriers. Il a préféré changer de cible, mais non de méthode. Il s’engage en faveur de la résorption de la grande pauvreté, celle des Blancs, des Latinos, des Amérindiens, comme celle des Noirs, et pour l’arrêt de la guerre du Vietnam. Il s’installe dans un ghetto de Chicago, vivant pauvre parmi les pauvres, il devient persona non grata à la Maison Blanche, et l’homme à abattre pour le FBI, et il va s’aliéner beaucoup de soutiens humains et financiers dans les Églises du Sud, où l’on considère qu’il n’est pas un bon patriote. Et on sait qu’au cours de ces trois dernières années de sa vie, il n’obtiendra rien: il ne réussira pas à maintenir les actions dans le cadre de la non-violence, et il ira de fiasco en fiasco. Mais ce virage répond aussi à des exigences spirituelles.

Dans son discours du 4 avril 1967 à New York, un an avant son assassinat, Martin Luther King parle de la guerre du Vietnam comme d’un suicide spirituel pour les États-Unis. Son raisonnement est le suivant: si l’on veut combattre le communisme, il est absurde de se rendre sur son propre terrain, celui de la guerre et de l’expansion par la violence. Si le communisme prospère, c’est parce qu’il a trouvé un terreau favorable dans l’infidélité des chrétiens à leur Seigneur, qui ont déserté les questions sociales et les aspirations des plus pauvres. Pour s’opposer au communisme, il s’agit de revenir à une plus grande fidélité à l’Évangile. Nous tarirons les sources qui abreuvent le communisme si nous revenons au Christ.

Cette grille de lecture n’a pas pris une ride: si le communisme n’est plus le problème d’aujourd’hui, les défis qui sont devant nous (dérèglement climatique, populismes, migrations) n’ont-ils pas un lien avec notre infidélité au Christ?

6 avril 1968, procession en la mémoire de Martin Luther King assassiné deux jours avant. © Archives nationales des Pays-Bas / Photo: Nijs, Jac. de / Anefo / Wikimedia.org

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