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lundi, 04 mai 2020 12:01

Partir les mains pleines

Détail d’une mosaïque du monastère de Kykkos, Chypre © Philippe Lissac / GodongLorsqu’il me fut proposé de parler de l’idée du bonheur en fin de vie, je fus troublée et trouvai cela bien saugrenu, voire même déplacé… Puis, l’idée a fait son chemin et un souvenir précis m’est revenu. Je suis aumônier depuis quelques années à l’Hôpital cantonal de Genève. Ma mission consiste à visiter les malades qui en font la demande, pour un moment de soutien, d’écoute ou de prière. Notre équipe, interconfessionnelle, composée d’aumôniers catholiques et protestants, est aussi amenée à faire des nuits de garde à tour de rôle. Lors de ces gardes, les soignants ou les familles des patients font régulièrement appel à nous pour les soutenir et prier, selon les demandes qui nous sont faites, lorsqu’un malade arrive en fin de vie et que le temps est compté.

Rachel Wicht est aumônier catholique aux Hôpitaux universitaires de Genève.

Il y a de cela quelques mois, je fus appelée par les soins intensifs pour un monsieur qui en avait fait personnellement la demande. Il était hospitalisé depuis quelque temps pour des soucis d’insuffisance cardiaque; mais en quelques jours son état s’était gravement péjoré, raison pour laquelle il avait été transféré en unité intensive.

Il est très rare de pouvoir dialoguer avec des malades arrivés en fin de vie, ces derniers étant souvent sédatés pour éviter des souffrances inutiles. Nous sommes alors là pour prier et soutenir les familles présentes au chevet de leur proche. Or, pour cet homme, rien de cela. Il m’attendait, conscient dans son lit, le haut du corps rehaussé par des coussins, et respirait juste un peu difficilement.

L’infirmière présente dans le couloir à mon arrivée m’avait prévenue que son temps était compté, que son cœur manifestait des signes d’épuisement et qu’il risquait même de mourir en ma présence. La famille de celui que j’appellerai Monsieur P. attendait dans un petit salon, car il désirait me voir seule dans un premier temps.

Un cadeau

Je me suis donc rendue dans sa chambre. M’avançant vers lui, je me suis présentée et lui ai demandé comment il se sentait, à l’instant présent. Comme je l’ai écrit plus haut, il est très rare qu’une personne en fin de vie soit consciente. C’est pourquoi j’envisageais cette rencontre comme un véritable cadeau. J’allais pouvoir dialoguer avec cet homme, connaître ses réels besoins, qu’il allait pouvoir m’exprimer lui-même.

Monsieur P. m’accueillit à venir près de lui, me prit la main délicatement et me dit tout sourire: «Rachel, j’arrive au bout de mon chemin, je le sens, et j’aimerais prier. J’aimerais prier afin de rendre grâce à Dieu, pour cette vie qui me fut donnée durant ces 80 années. J’ai eu des parents catholiques très croyants, d’une grande bonté, qui ont été un exemple pour moi, une enfance modeste mais heureuse. Une épouse douce et présente, qui s’est révélée être une mère extraordinaire. Des enfants qui m’ont donné de grandes satisfactions lorsqu’ils étaient à l’école, qui tous travaillent maintenant et ont fondé, à leur tour, une famille. Et j’ai eu cet immense bonheur de devenir grand-père.

»Bien sûr, il y a eu des jours difficiles, la vie n’est pas un long fleuve tranquille. J’ai eu des défis professionnels à relever, des soucis de santé chez certains membres de la famille, des turbulences dans mon couple à certaines périodes, la perte de mes parents, de mes frères et sœurs, mais je me suis toujours raccroché à ma foi avec confiance et j’ai su pardonner, c’est si important le pardon, ou me faire pardonner lorsque cela a été nécessaire. Aujourd’hui, je pars serein, heureux et si reconnaissant!

»La seule chose qui me chagrine voyez-vous, c’est de faire de la peine à tous les miens en les laissant derrière moi. Mais dites-leur, s’il vous plaît, dites-leur, lorsque je ne serai plus, combien je les ai aimés et combien j’ai été heureux dans cette vie. Je pars maintenant vers le Père, empli de tout cela.»

Nous avons donc prié et rendu grâce et Monsieur P. m’a ensuite demandé d’aller chercher sa famille pour que nous puissions prier une dernière fois, ensemble. Ce fut un moment intense, empli d’amour malgré les larmes, que je pourrais même qualifier de magnifique. Puis, je me suis effacée, pour les laisser profiter du temps qu’il restait.

En quittant Monsieur P., j’ai laissé une famille en larmes mais en paix, et un homme serein et reconnaissant.

Le temps des fruits

L’infirmière m’a rappelée une petite heure plus tard. Monsieur P. s’était éteint. Je suis revenue dans la chambre prendre son épouse dans mes bras et redire à toute la famille présente le message qu’il m’avait demandé de leur laisser. Ses petits-enfants m’ont dit combien ce grand-père était un exemple pour eux…

J’ai repensé alors à l’Ecclésiaste: «…il est un temps pour semer, un temps pour récolter…» L’on peut mourir heureux d’une vie pleine lorsque l’on sent que le temps est venu, Monsieur P. me l’a prouvé, et le bonheur que l’on a semé tout au long de sa vie germe dans les générations qui suivent.

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