Dorothy Day s’est reconnue dans des vies aussi diverses que celles de Thérèse d’Avila, de Jeanne d’Arc et de Catherine de Sienne. Elle a appris de Thérèse de Lisieux que la vulnérabilité constitue un chemin pour grandir dans l’abandon à Dieu. Mère Teresa a été son modèle dans le combat pour les pauvres. Autant de femmes aux parcours différents marqués par l’absolu d’un Amour unique, qui inspire et conforte Dorothy dans ses propres orientations et décisions. Un autre facteur important dans l'orientation de vie de Dorothy a été les incohérences et paradoxes de son pays, les États-Unis, dont l’abondance et les idéaux contrastaient avec la misère qu’elle voyait partout autour d’elle, d’abord à Chicago puis à New York. Les abandonnés du rêve américain l’ont hantée, et leur misère a nourri son esprit de révolte.
Genèse d’une vocation
Dans son autobiographie La longue solitude (Cerf 2018), Dorothy décrit le laborieux chemin qu’elle a parcouru pour parvenir à unir plusieurs aspirations dans sa vie. Cette solitude, c’est celle de l’idéaliste habitée par la conscience du défi à être dans le monde mais pas du monde. Née à Brooklyn en 1897, elle passe son enfance en Californie puis à Chicago suite aux déménagements nécessités par les aléas professionnels de son père journaliste. De la Californie, elle garde le souvenir vivace du terrible tremblement de terre de 1906 qui détruisit le lieu de travail de son père. Cette expérience a planté dans son jeune cœur le désir de solidarité et en particulier la joie à faire le bien, «à partager tout ce que nous avions avec les sinistrés, après le tremblement de terre qui nous avait projetés hors de notre bonheur satisfait dans un monde de catastrophe» (La longue solitude - LS 32).
À Chicago, Dorothy vit une première attirance pour le catholicisme au contact d’une voisine dont la prière l’émeut et l’entraine à vouloir devenir une sainte. Ce qui, de son propre aveu, n’est encore qu’un «jeu» lui fait découvrir le visage de Dieu au cours de rencontres et de lectures -en particulier celle des psaumes qui deviennent un moyen de cristalliser ses accès de joie ou de chagrin. Elle rejoint une Église épiscopalienne et suit le catéchisme pour recevoir le baptême et la confirmation.
À quinze ans déjà, sous le fond des grands mouvements ouvriers, elle identifie ce vide qui l’amènera à lancer, tout au long de sa vie, comme un leitmotiv, cet appel à la solidarité et au partage. «Je voulais que tout le monde soit bon. Je voulais que chaque maison soit ouverte aux estropiés, aux boiteux, aux aveugles, comme cela s’est produit après le tremblement de terre de San Francisco. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que les gens vivraient réellement, aimeraient réellement leurs frères. La vie en abondance devait se trouver dans un tel amour, mais je n’avais pas la moindre idée de comment le trouver» (LS 63).
À New York, elle sent descendre sur elle «le sortilège de la longue solitude» (LS 79). Elle se sent perdue dans l’immense ville, de nouveau confrontée à la pauvreté. Attirée par le socialisme, le syndicalisme et l’anarchisme, elle ne sait qui rejoindre. Les affrontements de classe donnent à la pensée marxiste l’éclat de la vérité et de la clarté. Elle découvre la doctrine sociale de l’Église catholique à la lecture de l’encyclique du pape Léon XIII Novarum Rerum. Elle réalise le fossé entre les paroles et les actes, l’apathie des «tièdes» honnis par le Christ.
La nuit de l’âme
Un moment de cette première période de sa vie adulte conserve un caractère saillant, voire épiphanique. Activiste politique, elle est arrêtée avec plusieurs de ses compagnes alors qu’elle manifeste aux cotés des suffragettes à Washington DC en 1917. Ce séjour en prison lui fait entrevoir d’autres formes de brutalités et de cruautés. Il constitue presque une sorte de conversion, ainsi qu’elle l’explique dans La longue solitude.
«J’avais perdu tout sentiment de ma propre identité. Je réfléchissais à la désolation de la pauvreté, de l’indigence, de la maladie et du péché. Le fait que j’allais être libre après trente jours de prison n’avait aucun sens pour moi. Car jamais plus je ne me sentirais libre tant que je saurais que, partout dans le monde, des hommes et des femmes, des jeunes filles et des jeunes gens se trouveraient derrière les barreaux, souffriraient de la privation de liberté, de la dureté d’un châtiment, de l’isolement, et affronteraient des crimes dont nous étions tous coupables.» (LS 121)
C’est au cœur de cette nuit de l’âme qu’elle reprend contact avec la lecture de la Bible. Elle se délecte de la lecture des Psaumes, qui la font passer de la douleur à la joie et l’action de grâces. Pendant toutes ces années de recherche, elle tente désespérément de réconcilier son aspiration à croire et son attirance pour une pensée radicale athée qui semble défendre les droits des plus pauvres. Déjà, elle pose cette question de fond à laquelle elle reviendra toute sa vie: «Où étaient les saints qui allaient essayer de changer l’ordre social, les saints qui, au lieu de s’employer à secourir des esclaves, allaient en finir avec l’esclavage?» (LS 71). Elle n’a alors pas encore rencontré le Christ comme personne vivante et à l’œuvre dans le monde; pour elle, il est mort, et a été remplacé par d’autres prophètes.
Dorothy a un caractère décidé, volontaire et amoureux. Elle connaît ses premières déceptions sentimentales. Elle avorte de l’enfant qu’elle a avec l’écrivain Lionel Moise, puis se marie brièvement à un autre homme. Pendant la guerre, elle décide de s’inscrire comme élève infirmière au King’s County Hospital à Brooklyn, pour parer au manque d’infirmières parties en Europe avec la Croix-Rouge, mais elle reprend son travail de journaliste un an après, sa vraie vocation.
Elle refait alors l’expérience de la prison à Chicago, lors d’une rafle de militants radicaux et anarchistes. Elle travaille à la Nouvelle Orléans, avant de regagner New York et de vivre une grande histoire d’amour avec Forster Batterham, avec qui elle aura une fille, Tamar Teresa. Mais elle le quittera après sa conversion définitive au catholicisme et perdra aussi contact avec certains amis.
Malgré la joie d’être mère, elle connaît alors la solitude, trouvant dans le service et le travail une sublimation à son désir de proximité et de compagnonnage. Elle se rend compte que réconforter dans le monde physique n’est qu’une étape dans le soulagement de la souffrance. Elle veut toucher ceux qui lui sont proches par le cœur au-delà des contraintes géographiques. Une rencontre va l’aider à concrétiser ce projet.
La découverte de sa voie
Ses prières pour trouver la lumière seront exaucées en 1933, quand elle fait la connaissance de Peter Maurin, l’ami spirituel qui lui transmet «un mode de vie et une voie à suivre» (LS 18) -«le paysan français dont l’esprit et les idées… allaient dominer et influencer le reste de ma vie» (LS 248). Il est envoyé vers elle par Georges Shuster, le directeur du journal catholique Commonweal, qui pense qu’ils partagent les mêmes idées.
Peter veut réaliser une nouvelle synthèse entre «culte, culture et agriculture». Il croit qu’une meilleure vie matérielle (à construire) amènera les hommes à s’accomplir et à développer leur capacité d’amour, et il voit en Dorothy une partenaire pour mettre en œuvre son programme d’action: organisation de tables rondes, créations de maison d’accueil et d’universités rurales, lancement d’un journal pour vulgariser le programme.
Avec Peter, Dorothy trouve la voie qu’elle cherche depuis des années, opérant la synthèse de ses aspirations idéologiques et la mise en pratique de sa foi catholique. Peter est aussi animé par cette conviction: puisque Dieu nous a créés à son image et à sa ressemblance, nous devenons tous cocréateurs en posant des actes libres et responsables. Il s’agit, en particulier, de surmonter la pénibilité et l’asservissement du travail lies au péché originel, pour retrouver la joie et l’élan premiers du projet de Dieu pour nous. Ensemble, Peter et Dorothy lancent leur journal, The Catholic Worker, et fondent un mouvement politique et social.
Les œuvres de miséricorde corporelles: les maisons d’hospitalité
À l’instar de saint François qu’elle admire, Dorothy Day embrasse la «pauvreté volontaire». Elle croit fermement qu’il ne suffit pas d’être le témoin de la pauvreté et d’en parler, ou même d’aider les autres. Il faut «vivre avec eux partager leurs souffrances. Il faut renoncer à toute vie privée, à tous les réconforts intellectuels, spirituels et physiques» (LS 318). Elle décide ainsi d’habiter dans une des maisons d’hospitalité ou fermes communautaires qu’elle crée avec Peter.
Les premières maisons s’ouvrent à New York, puis à Boston, Rochester, Milwaukee et d’autres villes. Ces maison fournissent un hébergement à des chômeurs, des familles en détresse et des étudiants sans ressources. Les conditions de vie y sont spartiates. Les dons servent à payer les factures et la nourriture, et des bénévoles prêtent main forte. Quand on demande à Dorothy si elle a des visions ou si elle est en extase, elle répond: «Des visions de factures impayées!» (LS 278).
Les œuvres de miséricorde spirituelles: The Catholic Worker
Pour Dorothy, le journalisme s’apparente au travail du prophète: il revêt la dimension d’une quête pour la vérité. À cette époque, elle a déjà une bonne expérience du métier. Elle avait remarqué, du temps où elle écrivait pour le journal de son université, que les articles critiques de l’ordre établi n’étaient pas publiés. Plus tard, elle avait écrit des chroniques pour The Call, travaillé pour The Masses, jusqu’à la disparition du journal avec la guerre, avant de rejoindre suite à sa conversion The Commonweal, où elle abordait les luttes entre les chômeurs et grévistes et la police, et l’action inlassable des «marcheurs de la faim» pour faire avancer les lois sociales.
Avec The Catholic Worker, il s’agit d’un journalisme engagé d’une autre envergure, lié au mouvement éponyme qu’elle fonde la même année. Reportages factuels et digressions poétiques s’entremêlent, qui dilatent le fait divers et l’irradient d’une autre lumière. Son fil directeur est la dénonciation de la pauvreté dans un pays si riche. Ses articles témoignent d’un travail de syncrétisme entre Karl Marx et des penseurs chrétiens. Elle aime reprendre l’aphorisme de saint Thomas: «La vérité est toujours la vérité, et elle procède du Saint-Esprit, quelles que soient les lèvres qui l’expriment» (LS 306).
Pour le financement du journal, Peter et Dorothy font confiance à la Providence qui intervient à travers les dons des lecteurs. Le premier numéro, tiré à 2500 exemplaires, sort le 1er mai 1933. En quelques mois, le tirage passe à plus de 25’000 exemplaires, atteignant même en 1936 les 150’000 exemplaires. Comme l’indique Dorothy, il «poussait littéralement comme un champignon» (LS 269). Il couvre des sujets très divers, mais en particulier les grèves, le travail des enfants et des femmes, la situation du personnel dans les restaurants, l’exploitation des Noirs dans le Sud, les luttes pour l’emploi et l’antisémitisme.
The Catholic Worker s’adresse à tous ceux qui travaillent -avec leurs mains ou avec leur cerveau- et tous ceux qui sont pauvres, aux «dépossédés et aux exploités». Inspiré entre autre par cette phrase de saint Ignace, «L’amour est un échange de dons», le journal s’efforce de présenter une vision globale de l’être humain, pas seulement en tant que travailleur mais en tant que personne, y compris dans sa dimension communautaire. Pour Dorothy Day, The Catholic Worker n’est pas juste un journal mais une «révolution». Il s’agit d’un programme au long terme pour inverser la prédominance de la ville sur la campagne, restaurer l’artisanat et promouvoir la propriété privée, abolir les chaînes de montage et décentraliser les usines.
La radicalité de ces positions entraîne beaucoup de critiques. De membres de l’Église lui interdisent de tenir des réunions dans leurs diocèses ou d’y ouvrir des maisons d’hospitalité. Dorothy vit la longue solitude du prophète non compris dans son propre pays.
Une source d’inspiration actuelle
En tant que femme et en tant que croyante, Dorothy Day nous interpelle, tentant toujours de trouver une cohérence entre une théologie quelquefois rébarbative et le message d’amour inconditionnel du Christ. Dorothy se voyait souvent comme la mère d’une grande famille, dans la fécondité promise à la femme stérile, «heureuse mère au milieu de ses fils» selon l’image du psaume 112. Son existence se présente comme un patient consentement à l’abandon et à la confiance, pour accepter les fissures et blessures qui deviennent autant de chemins pour l’eau de la grâce. Dorothy Day a travaillé pour la paix par-delà les différences, y compris religieuses. Elle a eu l’intuition du sens profond de la charité qui fait se rejoindre des traditions diverses. Au niveau de la vie collective, son intuition est aussi pertinente pour notre temps défiguré par la guerre et le trafic d’armes. Vers la fin de son livre La longue solitude, elle évoque la tradition de pacifisme de l’Église, présente au début de son histoire mais tombée ensuite dans l’obscurité.
Dorothy Day, «servante du Seigneur», a pratiqué le monastère hors les murs, l’action irriguée par l’amour du prochain et le désir de pratiquer la charité dans les œuvres de miséricorde. Elle nous propose un exemple de vie transformée par la grâce et consacrée au témoignage de la foi par une action concrète et engagée vers les périphéries, comme le pape François nous y invite. Comme bien des saints et saintes, sa vie se présente à double battant, avec un avant et un après, témoignant du pouvoir de la résurrection de l’amour de Dieu, de l’accueil de la miséricorde. Elle témoigne enfin de l’espérance: le rayonnement de son amour se poursuit en effet bien au-delà de sa vie, qui a pris fin en 1980. Femme blessée et solide, armée de sa compassion et de son engagement, Dorothy propose de comprendre la vulnérabilité comme une force. Dans notre contexte de pandémie, elle offre le témoignage d’une vie équilibrée entre action et prière, un modèle de liberté et d’amour.
Marie Liénard-Yeterian est professeure à l'Université UCA (Université Côte d’Azur), spécialiste de littérature et de cinéma américains. Elle a aussi enseigné à Bard College (USA), à l’École polytechnique (Paris) et à l'UNIL (Lausanne). Elle a publié notamment un livre sur William Faulkner (Faulkner et le cinéma), sur la littérature du Sud américain (Nouvelles du Sud). Elle tient un blog.