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lundi, 08 mars 2021 09:42

La conversion écologique par les yeux, le cœur et les pieds

Retraite ignatienne écologique. Photo Pia SeilerComment les petits pas d’un groupe de randonneur·euse.s peuvent-ils représenter un grand pas dans la marche de l’humanité vers des sociétés durables? Trois éditions d’une retraite spirituelle écologique m’ont permis de croire en cette improbable équation.

Julien Lambert (Paris, théologien et artiste) a étudié les Lettres et travaillé dans le théâtre et le journalisme à Genève. Jésuite ces sept dernières années, il a étudié la philosophie et la théologie au Centre Sèvres (Paris), tout en se passionnant pour l’écologie, le féminisme, le clown et la spiritualité.

C’est bien une retraite ignacienne, avec temps de prière individuelle et collecte des «perles» recueillies par chacun·e, que Christophe Albrecht sj et moi-même avons proposée ces trois derniers étés à un groupe de vingt personnes dans les Alpes suisses. Mais loin des centres spirituels et de leur calme feutré, nous avons prié en pleine nature, en marchant et les yeux ouverts, piqué·e·s chaque soir dans nos zones de confort par la paille des étables.

Le cheminement intérieur propre à chacun·e voulait contribuer à la nécessaire transformation de nos modes de vie à l’heure de la crise écologique. Une transition globale que l’encyclique Laudato si’ voit partir, impérativement, de ce cœur humain «blessé par le péché» (LS 1), avant de questionner les formes de consommation ou de production. Car méditer ce texte et d’autres permet certes de réactiver la conscience de notre responsabilité collective devant un si grave enjeu pour la survie de tant d’espèces, dont la nôtre; mais à quoi sert la compréhension si le cœur profond n’est pas touché?

Compassion et émerveillement

La contemplation du grand «livre ouvert» de la création, bien au-delà des concepts, réactive notre sensibilité pour le pullulement de la vie devant lequel nous passons souvent avec indifférence dans nos quotidiens pressés. La densité du silence démultiplie les facultés de perception des marcheur·euse.s, autant que leur réceptivité émotionnelle.

Après un ou deux jours, beaucoup sont ébranlé·e·s par une compassion nouvelle pour la nature blessée par le dérèglement de nos sociétés industrielles. «Dieu nous a unis si étroitement au monde qui nous entoure, que (...) nous pouvons nous lamenter sur l’extinction d’une espèce comme si elle était une mutilation» (LS 91).

Pas besoin de se déplacer beaucoup: les cochons entassés entendus au passage d’une ferme, les vaches-usines gonflées de lait et la queue suspendue à une corde nous percutent au-dehors… comme au dedans le souvenir des océans et des terres devenus un «immense dépotoir» (LS 21). La paysanne qui nous accueille les larmes aux yeux, désarçonnée par la pénurie d’eau, et nos corps transpirants ainsi privés de douche nous font sentir, jusque dans nos chairs, qu’il ne faut pas chercher à l’autre bout du monde les victimes du drame.

La mauvaise conscience cependant nous abat parfois plus qu’elle ne nous met en marche. La contemplation des montagnes grandioses, aussi bien que celle des bestioles dérisoires, qui toutes comptent aux yeux de Dieu, ont d’abord le mérite de provoquer un émerveillement renouvelé. Les mêmes participant·e·s qui disaient sécher sur la méditation silencieuse se surprennent soudain à verser des pleurs de reconnaissance pour tant de beauté insondable. Plutôt que de s’infliger l’angoisse de devoir être des « sauveurs » de la nature, les voilà qui constatent que celle-ci les précède, les porte, les nourrit .. et que l’insecte pas plus que les fleurs sauvages ne se soucient de leur existence... «Où étais-tu lorsque je fondai la terre», lance Dieu à Job plein de remontrances. La Genèse se laisse retraduire: loin d’avoir à «dominer» (Gn 1,28) les autres créatures, l’humain se voit confier d’en être le gardien, la conscience vivante de leur nécessaire harmonie.

L’intensité du peu

C’est ainsi que la perspective d’un effort de conversion global s’avère, contre toute attente, passer d’abord par le cadeau d’une guérison personnelle. L’impuissance, l’horreur ressentie face à des dangers proprement irreprésentables, nous les refoulons souvent, creusant ce que les psychologues appellent aujourd’hui la dépression écologique. Reconnaître et nommer nos émotions négatives permet d’élargir le regard, d’acquérir une confiance et un désir de vivre renouvelés.

Les «mots d’amour» dont la nature est pleine répondent alors aux crises personnelles, aux situations familiales compliquées des participant·e·s, indépendamment des préoccupations environnementales. Si la méditation des évangiles permet aux retraitant·e·s de s’identifier avec celles et ceux que Jésus relève, la prière par les pieds et les yeux leur fait revisiter ces mêmes fragilités au détour d’une souche morte ou recevoir une éclaircie du ciel comme un signe consolateur.

Les mots de Laudato si’ sur la «sobriété heureuse» prennent chair. Un repas frugal, au milieu d’une forêt et d’une randonnée éprouvante, nous fait retrouver la saveur crue d’un légume; un sommeil profond dans le froid d’une étable nous rappelle que le confort de nos appartements nous fait perdre la sensation de l’essentiel. Le trop de nos vies ne concerne plus seulement notre addiction à la consommation; nos emplois du temps surchargés apparaissent comme des sources de dispersion épuisantes. «Ceux qui jouissent plus et vivent mieux chaque moment, sont ceux qui cessent de picorer ici et là en cherchant toujours ce qu’ils n’ont pas, et qui font l’expérience de ce qu’est valoriser chaque personne et chaque chose (...). Ils ont ainsi moins de besoins insatisfaits, et sont moins fatigués et moins tourmentés. On peut vivre intensément avec peu» (LS 223).

De la pleine conscience à Dieu

La marche méditative ne nous sensibilise donc pas seulement à l’écologie, elle est réellement une école de prière. La pleine conscience, dont tant de chrétiens se méfient encore, est bien un vecteur de ce Dieu partout présent. [Cf. Lucienne Bittar, «De la pleine conscience à Dieu», in choisir n° 689, octobre-décembre 2018, pp. 45-47] Elle conduit certain·e·s déçu·e·s par les Églises à renommer et interpeler Dieu à certains moments de leur chemin. Pouvoir, dans nos solitudes, supposer ce vis-à-vis est le fruit d’une évolution de la réflexion rationnelle, vers l’ouverture du cœur.
Là est le pivot de ce chemin d’apprentissage qu’est la marche méditative: ne plus chercher volontairement dans les textes et les signes du paysage les réponses à nos questions, mais laisser venir à nous les détails qui nous ébranlent et les paroles qui, sorties du vide, nous sont adressées (pour peu que nous ayons pris le «risque» du silence).

La prière, cette présence de Dieu jaillie par notre besoin de lui au cœur de son absence, dépend souvent de notre peur de la mort, enfin affrontée. Le déclic est venu pour un marcheur, lors d’une de ces retraites itinérantes, quand il s’est laissé physiquement tomber au sol, en méditant le découragement d’Elie au désert. Pour affronter son propre vertige et la dépendance salutaire envers un·e autre, l’accompagnateur qui écrit ces lignes a dû, pour sa part, traverser pas à pas une passerelle au-dessus du vide, à la suite d’une participante particulièrement éprouvée qu’il avait lui-même «guidée» peu auparavant.

La prière, comme la marche, est école de persévérance. Cette expérience est peut-être l’un des apports spécifiques que les croyant·e·s de toutes confessions peuvent offrir aux efforts écologiques de l’humanité. D’autres sèmeront mieux des éoliennes et des panneaux photovoltaïques. Et face à la tentation d’abandonner quand ces efforts paraissent infructueux et dérisoires, le témoignage stimulant d’«espérant·e·s» qui persistent, par amour de la création et compassion avec les victimes les plus lointaines de la crise écologique, est peut-être une réponse au moins aussi décisive. La résonance qu’ils peuvent provoquer est illimitée.

«Réduire la consommation d’eau, (...) cuisiner seulement ce que l’on pourra raisonnablement manger, (...) réutiliser quelque chose au lieu de le jeter rapidement (...), il ne faut pas penser que ces efforts ne vont pas changer le monde. Ces actions répandent dans la société (...) un bien qui tend à se répandre toujours, parfois de façon invisible» (LS 211-212).

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