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lundi, 09 octobre 2017 10:00

Exilés à Calais: bienvenue en Utopie

Calais Lambert PhotoKantorowiczTorres1Photographies © Nastassia Kantorowicz TorresÀ Calais ou Paris, des centaines de migrants dorment dans la rue, guettés par le découragement dans les méandres de leur exil. Ils reçoivent l'aide de nombreux bénévoles souvent aussi jeunes qu'eux, rendue nécessaire par la démission de l'État. Cette générosité révèle une réalité alarmante, une impasse politique et sociale, mais aussi le désir d'un engagement porteur de sens et de changement, qui anime leur génération. Julien Lambert, jésuite genevois qui a travaillé et vécu trois semaines avec eux cet été, partage son regard sur ces deux quêtes, ces deux jeunesses qui se rencontrent...

Utopie: n.f, du grec: absence de lieu. À l'entrée de Calais, les écussons de sept villes-partenaires dans le monde entier. Cette fière annonce a pris un air d'ironie, depuis que dans la ville du tunnel sous la Manche ceux qui rêvent le plus d'y passer sont persona non grata. Depuis la suppression du bidonville en octobre 2016, le millier (sur 10'000 précédemment) de migrants échoués cycliquement ici s'est vu refuser toute assistance de l'État, couper l'accès public à l'eau potable et empêcher l'installation d'abris les plus précaires[1]. Suite à la publication d'un rapport d'Human Rights Watch cet été, la police a cessé de saboter nourriture et eau et de disperser les distributions, mais le gaz lacrymogène est encore quotidiennement utilisé pour réveiller les migrants et les faire fuir, de sous-bois en terrain vague. «Ils veulent les épuiser nerveusement», entend-on souvent. Le caractère inhumain autant que vain d'une dynamique soutenue par la mairie rend bien compte de la tonalité asphyxiée que prend la situation migratoire en Europe. Pour ces exilés fuyant la guerre en Afghanistan ou la dictature érythréenne, Calais est bien une "utopie", un non-lieu, l'expression en condensé d'une Europe où ils perdent le nord à force d'errer d'un pays à l'autre, de refus en refoulement, comme dans les glauques faubourgs calaisiens.

KantorowiczTorres police

Volontariat décontracté

Utopia 56 est aussi le nom d'une des associations présentes à Calais depuis l'époque du bidonville, dit "la jungle". Aujourd'hui, elle rayonne jour et nuit avec des camionnettes chargées de nourriture et de vêtements, dans la "jungle" au sens propre où elle a suivi les exilés. Ceci à partir d'un grand hangar industriel réaffecté en dépôt de dons et en cuisine, où tournent cinq associations et une cinquantaine de bénévoles à la fois en été. Chaque jour arrivent de nouveaux "utopistes" des quatre coins de l'Europe, venus offrir quelques jours à quelques mois de bénévolat, sur un temps de vacances ou de reconversion professionnelle. Ils arrivent d'Oxford ou de Bretagne, souvent très jeunes et sans expérience de travail humanitaire. Ces volontaires insouciants peuvent être un brin déçus à leur arrivée, de passer le plus clair de leur temps à gratter d'énormes casseroles de riz brûlé, à gérer des stocks d'habits labyrinthiques... «Pas grave: on vient pour être utiles d'abord, et chaque petit geste compte», disent certains. On parle parfois de "volontourisme", mais le désir d'occuper son été avec une activité qui ait du sens prime sur celui de voir une réalité extrême. Un esprit joyeux règne dans ce kibboutz roots, où se préparent 2500 repas par jour: le fond sonore rock et reggae contribue au climat de travail frénétique, autant qu'aux papotages philosophiques entre inconnus. L'adrénaline monte un peu quand on part pour la première fois avec la camionnette, servir une centaine de repas et échanger quelques accolades sur un terrain vague...

KantorowiczTorres Lambert

Accueil inconditionnel et réflexion critique

Une telle convergence de cœurs idéalistes là même où tant de rêves d'exilés se tendent douloureusement vers l'horizon, cela interpelle. Bien des migrants épuisent leur santé physique et mentale, dans les nuits de veille à guetter les camions en partance, mais aussi des milliers d'euros destinés aux passeurs, parfois sans jamais parvenir en Angleterre. Comment tiennent-ils? Beaucoup ont vécu des années en Allemagne et en Italie, mais préfèrent un travail clandestin au Royaume-Uni, plutôt que de s'escrimer dans des marchés de l'emploi bouchés. D'ailleurs, bien des jeunes bénévoles européens sont prêts aussi à quitter leur culture pour chercher un lieu plus propice à l'emploi... L'espoir des migrants ne sera-t-il pas néanmoins toujours reporté plus loin? Il n'est sûrement pas un bénévole qui, recueillant les confidences d'exilés heureux de parler à une oreille bienveillante, ne se soit posé ces questions dérangeantes.

Bien loin d'éluder la complexité de la situation, la logique des associatifs est prioritairement d'affirmer en actes le respect de la dignité des migrants, contre toute tentation de remettre en cause leurs droits fondamentaux au nom de calculs politiciens. Le goût d'absurde guettant l'effort des migrants comme des bénévoles aide à voir ailleurs l'enjeu du service rendu; plus qu'une aide matérielle, c'est un signe d'amitié et d'accueil inconditionnel que les bénévoles communiquent aux exilés. C'est aussi une position politique et spirituelle, que de ne pas s'autoriser à prendre position dans le choix de vie d'une personne. Mais aider les migrants à réfléchir sur les enjeux et perspectives à long terme de leur exil serait pourtant aussi souhaitable selon certains, qui pensent à des séjours "au vert" pour aider les migrants à prendre du recul sur leur situation.

Face à la détresse et au sentiment d'urgence permanente qu'elle engendre, le risque existe bel et bien pour les associations de faire de l'activisme, au détriment d'une réflexion critique sur les ressorts de leur engagement. Les migrants font parfois des généralisations sur l'attitude des Européens envers eux, à force d'être eux-mêmes toujours mis dans le même panier; de même il arrive aux associatifs de réagir au désaveu des politiques et d'une partie de la population à leur égard par des accusations sans nuance. Mais en vue d'une meilleure sensibilisation, et d'une meilleure utilisation des velléités même plus mitigées, il serait bon que leur militantisme laisse une place à la divergence, et s'accompagne d'un vrai projet de vivre-ensemble citoyen...

KantorowiczTorres douche

L'épreuve de la promiscuité

Après quelques jours à apporter lentilles au curry, vestes imperméables et grosse batterie électrique pour recharger les téléphones, par pluie et par vents, on perçoit que la misère la plus pesante pour les exilés est peut-être celle de mener une existence cyclique. Le désœuvrement, la perte de repères (temporels notamment) durant les années de fuite à pied, puis dans les tristes camps de requérants, sans le droit de travailler, se retrouve à la puissance 10 à Calais. Or la vie du bénévole lambda épouse étonnamment ce non-rythme aliénant, ouvrant ainsi sur une solidarité imprévue. Casseroles remplies, vidées, nettoyées et aussitôt reremplies, journées identiques rythmées par les mêmes tâches et distributions... Au camping des bénévoles, on se retrouve dans des bungalows à dix, où tous n'ont pas forcément le choix de dormir ou de faire la fête quand toutes les banquettes sont occupées. Dans cette absence de vie privée, beaucoup comprennent sûrement mieux le sentiment de ces exilés qui sont en permanence avec les mêmes compagnons de sort, «un parmi d'autres » aux yeux des Européens rencontrés. On en voit parfois éclusant un pack de bière; des bagarres soudaines dégénèrent en représailles où l'on s'identifie à ceux de son ethnie; puis des représentants se retrouvent avec un traducteur pour une espèce de pow-wow, on revoit Afghans et Africains jouer ensemble à des jeux de société à l'accueil de jour du Secours catholique, lieu unique et précieux de détente et de gratuité. Ces revirements aussi imprévisibles que la météo calaisienne choquent les bénévoles comme les migrants. Mais avoir fait soi-même l'expérience de la vie cyclique et du relativisme existentiel planant, c'est le meilleur moyen de comprendre, face à la tentation de la énième bière de retour enfin au camping, qu'il n'est pas évident de décharger sainement toutes les tensions avant de s'endormir sur une banquette étroite. Les migrants eux n'ont pas de banquette, et vivent presque exclusivement entre hommes (quant aux femmes, elles sont bien sûr ici particulièrement vulnérables)... Et néanmoins le vrai miracle, c'est la patience, la lumière de ces visages, remerciant pour la louche de riz reçue, quand on trouve par un mot échangé le moyen de dépasser la gêne d'être pris dans ces rôles asymétriques. «C'est pour ton sourire qu'ils te pardonneront le pain que tu leur donnes», disait Saint Vincent de Paul.

Une génération prophétique?

Il faudrait faire l'expérience du bénévolat à Calais non seulement pour voir en face ce que subissent des victimes du désordre économique et géopolitique mondial, mais aussi pour pressentir l'esprit qui souffle parmi les jeunes générations d'aujourd'hui. Les exilés ne conçoivent pas d'avenir sans fonder une famille, se sentant responsables dans leur migration pour celle qui les a portés jusque là. Connectés en permanence, ils le sont sur les mêmes réseaux qui permettent la coordination des bénévoles, parmi lesquels on entend parfois dire: «moi je ne ferai pas d'enfants, j'adopterai un enfant réfugié...» Dans l'éclatement des cultures plurielles, ils appartiennent à la même génération, avec le même idéal d'un monde sans frontières. Les bénévoles du no man's land cherchent aussi une direction de vie, quand les crises de l'emploi et du logement n'améliorent rien au flou idéologique ambiant, au risque de ne trouver pied dans aucun lieu: l'utopie toujours...

KantorowiczTorres Utopie

Ce ne sont ni des paumés ni de doux rêveurs. On rencontre autant des étudiants en science politique à lunettes que des reconvertis bouddhistes aux cheveux rasta traversant l'Europe à vélo. Ils font partie d'une génération peut-être prophétique, qui usée par le consumérisme outrancier redécouvre comme à Calais des formes de vie sociale qui remettent au centre de l'existence le partage, la gratuité, le soin du vivre-ensemble. Le 1er septembre, soir de la grande fête musulmane de l'Aïd, les réfugiés afghans se font prêter casseroles et réchauds par les associatifs, et invitent ces derniers au milieu de la jungle pour partager le plat traditionnel au mouton, en tailleur sur une bâche. La silhouette de ces jeunes filles européennes cheveux au vent et de ces rescapés des guerres la peau tannée par la vie de plein air, dansant sur des rythmes orientaux au soleil couchant sur la lande entre poussière et arbustes: image irréelle d'une espérance bien réelle...

 

[1] "Depuis la IIe guerre mondiale, l'Europe n'a pas connu autant d'exilés dormant dans la rue", dit l'une des responsables de l'association Utopia 56, également engagée dans le nord de Paris. Les exilés, parfois par familles entières, y passent souvent des semaines dans la rue, aux abords d'un centre de premier accueil bondé.

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