Depuis 2011, suite à la guerre civile libyenne et au développement du trafic d’êtres humains, le nombre de migrants par bateau au départ des côtes libyennes a fortement augmenté. De même que celui des victimes en mer retrouvées le long des zones côtières, près de lieux de départs (notamment Sabratah, Zaouia et l’est de Tripoli). Les cadavres sont parfois repoussés par les vagues jusqu’aux plages, et parfois retrouvés en mer par les pêcheurs eux-mêmes.
Ce drame n’est pas nouveau. On estime à 46’000 le nombre de morts et de disparus le long de cette côte au cours des vingt dernières années. «Avant 2011, les corps retrouvés étaient enterrés dans une partie du cimetière de Lazragh [nom d’une famille], appelé Ghoraba», explique Mongi Slim, président du Croissant-Rouge du gouvernorat de Médenine. Ce mot signifie «le cimetière des étrangers».
Un espoir, identifier les morts
En plus de coordonner les actions humanitaires du Croissant-Rouge, Mongi Slim tient une pharmacie dans le quartier zarzisois d’El Mouensa. La question, non résolue, du cimetière de Zarzis est devenue pour lui une obsession. «Ici, les cimetières sont familiaux et non pas municipaux. Nous voulons construire un cimetière avec des tombes numérotées pour pouvoir travailler avec la police et établir des dossiers sur les défunts. Nous cherchons des fonds pour cela. Il y a déjà une amélioration par rapport au passé. Avant, les corps retrouvés étaient presque jetés dans une fosse, mais le chemin à faire est encore long.»
Tout a changé quand, en 2011, 54 corps de Syriens ont échoué sur la plage de Zarzis. Des citoyens ont commencé à protester contre leurs inhumations dans les cimetières familiaux. Compte tenu de l’ampleur de la tragédie, la commune a accordé un petit terrain vague pour enterrer ces inconnus. «Mais ce n’est pas approprié, car il se trouve au-dessus d’une ancienne décharge et la terre y est mobile et sablonneuse», explique Mongi Slim. Depuis des années, il tente d’obtenir, avec la Croix-Rouge, un terrain plus convenable et clôturé, avec des tombes numérotées.
«C’est ça, le vrai problème, explique Valentina Zagaria. Identifier la personne, établir un lien entre la personne décédée et la personne disparue.» Depuis quelques années, cette anthropologue de la London School of Economics mène des recherches ethnographiques à Zarzis sur les migrations en Méditerranée.
En plus des moyens techniques nécessaires, pour les recherches d’ADN notamment, il faudrait une réorganisation radicale du cimetière, ce qui nécessite une volonté politique. «Même en Italie, où ils n’utilisent pas souvent la détection par ADN, ils ont réussi à reconnaître les victimes de deux naufrages», poursuit Valentina Zagaria. Pour retracer le périple des personnes à bord, l’histoire du naufrage établi par la police se révèle essentielle. Sans cette histoire, les chances de reconnaître des corps qui ont vagué en mer pendant des mois sont presque nulles.
Au milieu du sable et des déchets
Nous suivons Chamseddine Marzoug. «Tournez ici sur la droite, avant la mosquée, et maintenant toujours droit, tournez maintenant sur ce chemin de terre et ensuite tout droit. Nous y sommes, arrêtez-vous.» Nous le regardons pour nous assurer que nous avons bien compris. «Oui, c’est ici, c’est le cimetière.» À côté de deux pylônes submergés par un mètre de poubelle, nous voyons un petit terrain vague. Les plantes grasses y dessinent des étoiles rouges et vertes, défiant la sècheresse du sable, entre des débris et des sacs plastiques. «Ce tas là, c’était un petit enfant de 5 ans qu’on a retrouvé en août», dit Chamseddine.
«Vous savez, beaucoup de personnes de Zarzis ne savent même pas qu’il y a un cimetière ici.» Chamseddine est devenu, malgré lui, le gardien officieux des morts de la Méditerranée. Parce que, témoigne-t-il, «pas n’importe qui peut enterrer des gens dans cet état. Il ne reste parfois d’eux qu’un morceau de sel.»
Avec le Croissant-Rouge, il a travaillé auprès des migrants et des réfugiés, dans le camp de réfugiés de Choucha notamment, jusqu’à sa fermeture en 2013. Il continue d’aider les réfugiés et les demandeurs d’asile dans les «foyers» de Médenine, les centres d’accueil. «En 2011, lorsque la guerre en Libye a éclaté, des milliers de personnes se sont rendues en Tunisie, et toutes les familles de Zarzis ont ouvert leurs portes pour accueillir ces gens en fuite.» C’était un moment difficile, mais il a laissé à la communauté un vif souvenir de solidarité.
«Parfois, quand vous voyez un cadavre, vous pleurez. Parce que vous pensez que ce garçon ou cette fille a une famille qui l’attend, mais qu’il ou elle est enterré(e) ici.» C’est ce qui le pousse à continuer à les enterrer. Mais en même temps, à chaque fois qu’il retourne au cimetière, l’emportement succède aux larmes. «Ici, vous pouvez sentir les âmes en colère», siffle-t-il. «C’est un crime! Qu’en 2017 des personnes soient inhumées de telle manière! Pourquoi? Est-ce parce qu’ils sont des Africains? Ou parce qu’ils sont pauvres? Pour moi, c’est du racisme!»
Une collecte de fond pour mettre en place ce nouveau cimetière a été lancée avec le soutien de plusieurs associations.