Le phénomène migratoire depuis la Libye est loin d’être nouveau. «On voyait déjà passer des bateaux de migrants en 2002-2003», raconte Ahmed Taher, propriétaire d’une thonière de Zarzis, au sud de la Tunisie. Or 2002 marque le début de la fermeture des frontières européennes et le durcissement des politiques de visas (la loi italienne appelé Bossi-Fini).
Puis, en 2004, c’est l’établissement de Frontex, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures. (Pour rappel, Frontex s’est muée en 2016 en Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, chargée du contrôle et de la gestion des frontières extérieures de l’espace Schengen :ndlr.) La migration «illégale» depuis la Libye se développe alors. Avec le chaos de la guerre dans le pays (2011) et ses conséquences en termes de réseaux de trafiquants, le nombre de personnes qui entreprennent la traversée ne fait qu’augmenter.
Sauvetage en question
Trois opérations -Mare Nostrum, Triton et EUNAVFOR MED/Sophia- se succédent pour tenter de neutraliser la route libyenne. L’opération Mare Nostrum de 2013 a été fortement critiquée en Europe par les forces anti-migration, qui l’ont même jugée comme attractive pour les migrants puisqu’elle comprenait des activités de recherche et de sauvetage (SAR: Search and Rescue). Le volet sauvetage a donc été retiré de Triton (2014) -d’où l’augmentation des morts en mer-, puis très partiellement reprise en 2015 par l’opération Sophia. Pour exemple, des 8300 personnes sauvées lors du week-end de Pâques 2016, seuls 1300 l’ont été grâce à Frontex.
Réponse citoyenne
Suite à la publication en 2015 de la photographie du petit Aylan Kurdi, mort à trois ans sur les côtes grecques, sept ONG composées uniquement de volontaires sont créées comme réponse citoyenne à la catastrophe de la Méditerranée. Il s’agit de MOAS, fondée par un couple d’entrepreneurs maltais, de SOS Méditerranée et d’autres organisations plus petites: les allemandes Sea-Eye et SeaFuch, actives en mer depuis 2016, Sea Watch (I et II), Refugee Boat Foundation, Jugend Rettet avec le bateau Iuventa, et l’espagnole Pro-Activa Open Arms. En 2016, ces neuf ONG présentes dans la zone libyenne de recherche et sauvetage SAR ont effectué 22% des sauvetages en mer.
«Si les institutions ne font rien pour freiner le carnage, nous le ferons en tant que simples citoyens», a déclaré Wilco Holmes, de Jugend Rettet, pour résumer l’esprit de cet engagement. Plusieurs volontaires de ces ONG proviennent des réseaux solidaires et citoyens qui ont déjà été actifs à Lesbos, à Calais, à Vintimille et dans tous les points chauds migratoires européens pour répondre aux manques institutionnels ainsi qu’aux dérives xénophobes. Il faut aussi noter la présence de grandes ONG, comme Médecins dans frontières ou Save The Children, qui comptent des professionnels à bord des bateaux.
Que se passe-t-il au milieu de la mer?
Difficile à imaginer. Pour certains, la traversée de la Méditerranée ressemblerait à un pont direct connectant le continent africain à l’Europe. Ce faisant, ils mettent de côté l’aspect le plus terrifiant du trajet, les périls de la haute mer, et oublient qu’Un homme à la mer ! n’est pas seulement un cri de sauvetage, mais un code qui implique un secours obligé et immédiat. Car un homme à la mer est un homme mort.
Médecins sans frontières explique que dans environ 60% des cas, c’est le MRCC -le centre de coordination de sauvetage maritime basé à Rome, dirigé par les gardes côtes italiens-, qui reçoit les alertes des bateaux en MayDay et qui ensuite coordonne les secours avec tous les bateaux alentours; ceux des ONG mais aussi les embarcations de pêcheurs, les tankers ou les navires militaires. Dans les autres cas, ce sont les équipes des ONG qui, jumelles pointées vers l’horizon, scrutent la mer qui détectent les bateaux en détresse, puis alertent le MRCC.
Le premier défi consiste alors à mettre en sécurité les personnes à bord du bateau en perdition. Il faut leur donner des gilets de sauvetage et leur expliquer la situation pour éviter le chaos. «Parfois c’est très compliqué, car tous ne comprennent pas notre langue, comme les Bangladais. Ces derniers ont été attirés en Libye par des compagnies d’extraction du pétrole qui les emploient comme main-d’œuvre bon marché», explique Maggy, l’interprète du bateau Iuventa, de l’ONG Jugend Rettet. Or «la panique est le pire ennemi en mer, explique Kai Kaltegärtner, capitaine du navire; chaque mouvement de panique peut faire couler un bateau».
Avec le soutien du MRCC, les petites ONG qui n’ont pas la capacité de traverser la mer jusqu’en Italie transbordent alors les migrants sur les bateaux d’ONG plus grandes, comme MSF ou Save The Children, ou les adressent aux garde-côtes italiens, voire aux navires militaires faisant parti de l’opération Sophia qui pourront faire la traversée.
Toutes ces opérations s’effectuent au large des côtes libyennes, dans une zone internationalement désignée pour les opérations de recherche et de sauvetage SAR. «Cette zone se situe entre 12 et 24 milles nautiques de la côte», c’est-à-dire à l’intérieur des eaux libyennes, explique le capitaine Kai Kaltegärtner. Mais en vertu du principe de non-refoulement, nous ne sommes pas autorisés à ramener en Libye une personne contre sa volonté quand elle se trouve en dehors de cette zone des 12 milles nautiques.»
Les territoires nationaux en mer sont en effet divisés en zones. Entre 0 et 12 milles marins, on parle d’eaux territoriales. Entre 12 et 24 milles, de zone contiguë ; celle-ci est définie par la Convention des Nations Unies sur le droit maritime ; l’État côtier peut faire respecter ses lois nationales en termes de douanes, de fiscalité, de migration, mais n’y exerce pas sa pleine souveraineté.
Des bâtons dans les roues de ONG
Le travail des ONG en haute mer se complique depuis ce printemps à cause de la polémique qui a enflammé l’opinion publique en Europe autour d’une supposé collusion entre certaines ONG et les trafiquants libyens. Le procureur de Catane (Sicile) Carmelo Zuccaro a ouvert une enquête à ce sujet, sur la base de «preuves» non établies à ce jour. Mais cela a suffit pour que plusieurs politiciens italiens de courants populistes et xénophobes reprennent la controverse à leur compte et fomentent un discours haineux contre ces ONG ... et bien sûr contre les migrants qui risquent leur vie en mer dans l’espoir d’un meilleur avenir.
Sources: European External Action Service, United Nations Convention on the Law of the Sea, Frontex, EU Navfor Sophia, Maritime Rescue Co-ordination Centres Rome, Médecins Sans Frontières
Pour soutenir SOS Méditerrannée, une de ces ONG, rendez-vous vendredi 23 juin 2017 à 19h30 au Théâtre de Vidy de Lausanne, pour visionner le film de Jean-Paul Mari, Les migrants ne savent pas nager, et discuter ensuite avec le réalisateur.