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vendredi, 15 septembre 2017 00:10

Les soins ultimes

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Maquillage d'une défunte par Camille Béguin - ©Patrizia Cini

«Embaumer les corps, prendre soin de la vie», tel était le titre de l’exposition organisée en avril par l’Espace Fusterie de Genève. Articulé autour des tableaux de Bernadette Lopez sur la mort et la résurrection du Christ (voir p. 38) et du reportage photographique de Patrizia Cini sur la thanatopractrice Camille Béguin, le parcours invitait à découvrir l’embaumement et à méditer sur l’impalpable après la mort. Rencontre avec deux des protagonistes.

Un entretien avec Camille Béguin, thanatopractrice, et Patrizia Cini, photographe, Genève. - Camille Béguin est maître de cérémonie et la seule thanatopractrice suisse en Romandie. Patrizia Cini est une photographe indépendante. Elle a notamment effectué un reportage sur les abeilles, exposé à Corsier (GE) en 2012.

Lucienne Bittar: Offrir aux défunts une ultime toilette mortuaire est l’un des actes les plus établis dans le monde et le temps. Qu’est-ce qui différencie ces gestes de la thanatopraxie ?

Camille Béguin: «On confond souvent la thanatopraxie avec la toilette mortuaire et surtout l’embaumement. Dans tous les cas, il y a les phases de nettoyage, coiffage, maquillage et habillage. Mais embaumement veut dire mettre du baume autour, pour enlever les odeurs notamment. C’est ce que désiraient faire les femmes qui se sont rendues à la grotte où se trouvait le corps de Jésus. Tandis qu’avec la thanatopraxie, on travaille à la conservation du corps par l’intérieur. Concrètement, on remplace tout le sang par du formol mélangé avec de l’eau. On va aussi vider tous les organes creux pour stabiliser le corps et pour freiner sa décomposition, jusqu’à trois semaines dans les meilleures conditions. On fait souvent appel à mes services lorsqu’un défunt doit passer la frontière pour être enterré dans son pays natal, ou lorsqu’il y a eu une autopsie. Je regrette cependant que les pompes funèbres ne présentent pas automatiquement les avantages de cette option aux proches. Bien sûr cela a un coût, mais ils pourraient choisir d’économiser ailleurs si cela leur tient à cœur. Je trouve tellement important ce que j’amène aux familles! La reconnaissance qu’elles me témoignent ensuite le montre.»

Le résultat visible finalement est pratiquement le même. Où se situe la différence pour les proches?

C. B.: «Avec les soins de thanatopraxie, la peau va reprendre une couleur rosée et devenir agréable au toucher. Elle n’aura plus ce côté gris, terne, sec, habituel aux personnes décédées. Et il n’y aura pas de mauvaises odeurs. Ce qui laissera souvent aux proches l’impression que le défunt est juste endormi. Ils verront moins les traces de traumatisme pré-mortem. Je récupère parfois un corps crispé, on sent que la personne a passé le cap difficilement ; après le soin, elle paraît détendue.»

Patrizia Cini, vous avez fait appel aux services de Camille Beguin lorsque votre père est décédé. En quoi cette préparation particulière a été importante pour vous?

Patrizia Cini: «Mon père est décédé d’un cancer. Il était au moment de sa mort très maigre, avec des joues creusées, des yeux et une bouche qui tombaient. C’était une autre personne. Après sa préparation, je l’ai retrouvé avec un visage pulpé et rond, comme avant sa maladie. C’était à nouveau lui. Il semblait dormir, comme lors de ses siestes. C’est dur de voir son père souffrir et son corps se transformer à cause de la maladie. De le revoir moins marqué par la souffrance m’a permis de remplacer l’image précédente, celle de ce moment où le médecin est venu nous dire : ‹voilà c’est terminé›. Quand je l’ai retrouvé le lendemain dans la chapelle funéraire, un endroit paisible, et malgré cette terrible réalité - ‹papa n’est plus là› - je me suis sentie soulagée. Il avait comme un petit sourire.»

C. B.: «Pour les proches, c’est consolant de retrouver celui qu’on aime avec un visage calme. Les familles me le témoignent souvent. J’aimerais insister là-dessus: la dernière image que l’on emporte du défunt est très importante. Le subconscient fait une photo de cette image, et des années après, c’est encore celle-ci qui prévaut. Mon but est d’offrir une dernière belle image à la famille pour qu’elle puisse commencer son deuil sereinement. Un souvenir plus joli, plus apaisé, qui soit comme un trem-plin. Qui puisse effacer des images plus dures, plus tristes, comme celles violentes après un accident ou dans une chambre d’hôpital avec des tuyaux.»

Quand on vous demande de préparer un corps, il y a le désir sous-jacent de revoir le défunt, de le veiller peut-être ou de le présenter lors d’une cérémonie. Pourquoi est-ce important?

C. B.: «Dans de nombreuses traditions, on a pour coutume de veiller le mort avant son incinération ou son enterrement. C’est souvent un moment vécu collectivement. Il y a lors de ces veillées des moments d’ennui, d’angoisse, de pleurs, de prières. C’est tout un chemin qui se met en place. Mais beaucoup de personnes refusent de voir les morts. Or il est admis aujourd’hui que c’est plus facile de faire son deuil si on a vu le corps de la personne décédée. On en prend conscience physiquement.»

Votre motivation paraît tournée vers les proches. Quand vous voyez arriver un corps, vous pensez à eux en priorité où à celui qui est parti?

C. B.: «Un peu aux deux, mais surtout à la famille qui va le découvrir présenté, même si j’ai aussi du respect pour le défunt. C’est comme si j’avais le devoir de m’en occuper. Il y a des jours bien sûr où je m’implique plus, d’autres où je suis plus mécontente de mon travail. Je mets parfois la radio. J’ai d’ailleurs eu une période où je ne pouvais pas entrer dans le laboratoire sans qu’il y ait quelque chose qui m’accompagne. Il fallait que j’entende autre chose que les machines ou l’eau.»

Qu’est-ce qui vous a amenée à choisir cette profession?

C. B.: «C’est une vocation, une mission. À l’âge de 7 ans déjà je disais que plus tard je maquillerai les morts. Je n’avais pourtant jamais vu la mort, même pas celle d’un animal ! Ce désir ne m’est revenu que bien plus tard. Mon père est décédé à Neuchâtel quand j’avais 32 ans. Je l’ai vu derrière une vitre, au crématoire ; c’était comme si j’étais au musée d’histoire naturelle. À 38 ans, lorsque mon mari et moi nous nous sommes séparés, ce désir de petite fille est revenu. J’ai fait un stage en tant que croque-mort chez les pompes funèbres Murith, à Genève, et j’ai aimé. Cela consistait à aller chercher les corps à domicile, préparer les cercueils. Il y avait là un thanatopracteur et c’est comme ça que j’ai découvert ce métier. Je me suis inscrite dans une école en France car il n’y en a pas en Suisse et j’ai obtenu un diplôme dispensé par le Ministère français de la santé. Aujourd’hui nous ne sommes que deux en Suisse romande à exercer la profession de thanatopraxie, un Français et moi-même. Je suis appelée dans tous les cantons romands et je prépare environ 40 corps par mois.
»Je suis aussi maître de cérémonie. Je suis les cérémonies religieuses en tant que représentante des pompes funèbres à l’église ou au temple et au cimetière. Je fais aussi des cérémonies laïques. J’accueille les gens, leur explique le fil rouge de la cérémonie, parfois je lis les textes écrits par les proches ou j’introduis ceux qui prennent la parole... Je rencontre donc toujours la famille un peu avant. L’équilibre, c’est être professionnel avec de l’empathie. Mais je dois reconnaître que je n’y arrive pas toujours. Parfois je me retrouve face à des gens exécrables qui ne font que se chamailler et je ne ressens pas de compassion ; d’autre fois, au contraire, je me sens à la limite de l’envie de pleurer avec les proches et je dois m’extraire quand je lis leurs textes, en me contentant de les déchiffrer sans penser aux mots.»

Six Feet Under , une série télévisée américaine à succès, a mis en scène de 2001 à 2005 le quotidien d’une famille à la tête d’une société de pompes funèbres à Los Angeles. Comment l’avez-vous trouvée?

C. B.: «Elle décrit bien les métiers de maître de cérémonie et de thanatopracteur. Je me retrouve pleinement dans le personnage de Rico Díaz, celui qui prépare les morts. Il y a beaucoup d’humour noir dans la série et de situations cocasses ou glauques. Dans la réalité, c’est tout à fait ça. Les scénaristes n’ont rien inventé. Dans les pompes funèbres, il y a un côté très solennel qui fait qu’on rit plus facilement pour se décharger émotionnellement.» ©Votre expérience des familles traduit qu’il y a autant de deuils que de personnes. Chacun est seul dans son cheminement. Ces différences peuvent créer des tensions entre des personnes frappées par un même deuil. Il s’agit à la fois de traverser sa douleur, d’accepter de ne pas toujours être compris par les proches et d’accueillir leurs propres manifestations de deuil. Patricia Cini, vous avez vous-même vécu cette expérience…

P. C.: «Mon frère et moi avons traversé la maladie et le deuil de notre papa très différemment. Pour moi, cela a été extrêmement dur. Je me suis retrouvée couverte de plaques rouges une demi-heure après l’annonce de son décès. Pour supporter cette disparition, il m’a fallu beaucoup l’extérioriser et en parler. Mon frère a vécu ce parcours autrement, et il s’est rapidement plongé dans l’administratif après la mort de papa, trop rapidement peut-être pour moi… Il voulait une cérémonie dans l’intimité, et moi être entourée des nombreux amis et collègues de mon père et bien sûr de mes propres amis et proches. J’ai offert à ma mère un livre de photos autour de la maladie de mon père et de ses derniers jours. Il y a de belles choses dedans comme des plus tristes, et j’ai beaucoup pleuré en le préparant. Ma mère l’a tellement feuilleté qu’il y a dessus les traces de ses larmes. Mon frère n’a pas compris ma démarche.
»Après quelques mois, j’ai pris contact avec Camille. Je voulais découvrir de plus près son métier avec mon appareil photo, une sorte de thérapie... car je trouvais incroyable ce qu’elle avait fait pour moi! Je ne l’ai pas suivie dans les autopsies, car je ne voulais pas d’un truc trash, du genre médecin légiste. Je voulais faire un reportage respectueux et doux sur l’embaumement, sur le défunt qu’on rend à la famille.»

Qu’avez-vous ressenti devant ces corps de personnes qui n’étaient pas «des vôtres», qui n’étaient pas habités par une histoire relationnelle qui vous concerne?

P. C.: «La première fois, ça m’a surprise. Mais ensuite, avec mon appareil, je me suis mise à regarder les personnes. J’imaginais leurs vies. Je voulais juste savoir leur âge car je regardais beaucoup les mains et les pieds. Comme ceux de cette dame de 80 ans qui avait fait un bon bout de chemin. Je me disais, ce sont de belles mains de femme, aux ongles courts mais soignés, ou ce sont des mains d’ouvrier. J’observais comment Camille la maquillait en choisissant un rouge à lèvres dans les roses ou les pastels, allant avec la couleur de sa peau. Techniquement, il s’agit d’un corps inanimé, mais avec notre imagination, en l’observant ou en lui prodiguant des soins, on refait vivre la personne d’une certaine façon. Chaque personne était une histoire, que je voulais habiter et rendre d’une certaine façon avec mes photos.
»Au départ, je ne me suis lancée dans cette entreprise que pour moi. Ce n’est qu’après, au contact des deux pasteurs du temple de la Fusterie, que l’idée a germé de faire quelque chose avec ces photos autour de Pâques. On a choisi les photos les plus belles, les plus douces, pour ne pas heurter les gens. Pour qu’ils puissent les observer et accueillir leurs émotions ou même méditer sur la mort et la résurrection. Mais le jour où j’ai décroché mes photos, à la fin de l’exposition, j’ai senti un truc incroyable en moi, comme une fin. La boucle était bouclée.»

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