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vendredi, 15 septembre 2017 00:56

D’Ubik à Halicarnasse. Que faire de soi après sa mort ?

« Nous sommes en pleine nuit. Les moratoriums sont fermés. ‹Pas en Suisse›, dit Runciter avec un sourire grimaçant. En tant que propriétaire du Moratorium des Frères Bien Aimés, Herbert Schönheit von Vogelsang, bien sûr, venait toujours travailler avant ses employés. (…) Herbert appuya sur une série de touches de commande puis s’écarta.

Depuis 2015, Eugène est un chroniqueur régulier de choisir. Sous ce simple pseudonyme, on reconnaîtra Eugène Meiltz, auteur notamment de La Mort à vivre, illustrations Pierre-Alain Bertola, Genève, (La Joie de Lire 1999, 190 p.) et animateur d’ateliers d’écriture.

- Heureux jour de la Résurrection, monsieur.
- Merci (le client s’assit en face du cercueil qui fumait dans son enveloppe cryonique; il pressa un écouteur contre son oreille et parla d’une voix nette dans le micro). Flora, tu m’entends?»
Vous pensez que je suis en train de vous offrir un extrait de mon prochain roman? J’aimerais bien l’avoir écrit. Car il s’agit d’un classique de la science-fiction mondiale, Ubik, de Philip K. Dick. L’écrivain américain imagine un monde où les morts ne sont plus enterrés. Le corps est mort, mais l’esprit est préservé dans une sorte de « semi-vie». Chaque mort dispose d’un capital de quelques jours de conversation. On réveille son défunt plusieurs fois par année pour lui poser une question, ou alors on le garde endormi pendant dix ans pour qu’il puisse discuter avec son petit-fils enfin arrivé à l’âge adulte.

Bizarre ! Un des plus grands romans de science-fiction se passe à Zurich, dans un moratorium du futur et personne ne s’en émeut. À ma connaissance, la ville ne fait aucun effort pour mettre en avant cette référence. L’esprit dada, l’appartement de Lénine, les bains sur la Limmat, la Street parade, ja. Ubik, nein.
Il existe pourtant un lien direct entre Zurich et l'un des rites funéraires les plus étranges qui soit : le sertissage des cendres dans un diamant que l’on peut porter au doigt ou en pendentif. L’entreprise suisse Algordanza[1] existe depuis plus de dix ans et ne cesse de se développer, surtout à l’étranger. Elle est basée dans les locaux de EMS Chemie, dans les Grisons. Et qui a fondé et développé EMS Chemie ? Christophe Blocher, le tribun zurichois.
Franchement, quand on compare les moratoriums inventés par Philip K. Dick avec Algordanza, on se demande lequel des deux est le plus science-fictionnel! «Il faut au minimum 500 grammes de cendres pour produire un diamant, et la crémation du corps en génère environ 2,5 kilos, explique Rinaldo Willy, un des co-fondateurs de la boîte, au Matin Dimanche, en 2014. On peut donc produire plusieurs pierres à partir d’un seul défunt si différents membres de la famille en veulent.» Ainsi un père de famille peut être partagé et porté par ses trois fils. (Personnellement, je ne souhaite pas avoir mon père autour du cou, mais chacun son truc.) Quant à la couleur du diamant, elle varie entre bleu foncé et blanc, en fonction du mode de vie du défunt, la qualité de sa nourriture et son lieu d’habitation.

Pour en revenir à Ubik, le roman a été écrit en 1966 et publié trois ans plus tard. Autrement dit, il se situe exactement sur cette fameuse charnière, ce moment historique, où le rapport de force entre Dieu et les hommes a basculé. Pour faire court : pendant deux mille ans, Dieu choisissait ses hommes; depuis les années soixante, ce sont les hommes qui choisissent leur Dieu. Par exemple, les hippies se pointent à Katmandou pour voir si le Dieu de là-bas pourrait leur convenir. Plus on voyage, plus on mélange les croyances. On ramène comme souvenir un bol tibétain acheté au Népal et on le place sous un poster fluo de Shiva déniché sur un marché de Bombay. Ensuite, on s’extasie devant Princesse Mononoké de Miyazaki au cinéma, et on achète la figurine en plastique du Dieu Cerf qui règne sur la Forêt. Et hop ! Un peu de shintoïsme dans la chambre à coucher. Quelques années plus tard, on tombe sur un documentaire diffusé à l’occasion des quarante ans de l’assassinat de Martin Luther King. Les discours de ce pasteur baptiste sont bouleversants… Évidemment, au moment de préparer notre décès, ce butinage spirituel se traduit par une pléiade de nouveaux rites funéraires. Cela dit, cette bouillabaisse de spiritualités n’a rien d’inédit. Au temps de l’Empire romain, le cocktail des dieux frisait l’excès. Au Panthéon romain déjà pléthorique, il convient d’ajouter une pincée de culte d’Isis (venu d’Égypte), deux cuillères à soupe de Mithra (arrivé de Perse), une tombée de Cybèle (déesse d’Asie Mineure) et bien sûr quelques sectes, comme celle de Mani (qui a donné le manichéisme).

Aujourd’hui, huit Suisses sur dix choisissent la crémation. À partir de là, chacun est libre de faire ce que bon lui semble des cendres d’un proche. Les déverser dans le lac, dans la mer, du haut d’une falaise, les enterrer sous un arbre, les sertir, en expédier un gramme dans l’espace. Les cimetières se dématérialisent. Dans cent quatorze ans, un bûcheron coupe un mélèze en moyenne montagne: sans le savoir, il vient de décapiter Jean-Pierre Jottery, agent d’assurance. Dans soixante-six ans, une étoile filante traverse le ciel nocturne du mois d’août : il s’agit de Denise Fromentaz, enseignante de français, dont le mari a déposé deux grammes dans un satellite retombant sur Terre. Dans cinq cents ans, un robot agricole programmé pour cultiver du maïs transgénique bio détecte dans le sol un diamant aux éclats bleu marine : c’est Mme Lécheret, conductrice de locomotive.

La mort à vivre est le nom d’un livre que j’ai écrit au XXe siècle avec des illustrations de Pierre-Alain Bertola. Il s’agissait d’expliquer les nouvelles pratiques funéraires aux adolescents. Comment organiser son deuil? A-t-on le droit de déposer des objets dans le cercueil? La cérémonie doit-elle obligatoirement se tenir dans une chapelle ? Pour construire notre histoire, nous avons interviewé Edmond Pittet, directeur des Pompes funèbres générales à Lausanne. Il a longuement évoqué les cas qui lui sont arrivés. «Comme les gens ne vont plus à l’église, ils confessent leurs péchés au croque-mort, nous a-t-il raconté. Mon métier est à la croisée du psychologue, du prêtre et du sociologue. Psychologue, parce que c’est à moi de proposer un élément qui aidera la famille à faire son deuil, comme par exemple ramener le corps à la maison pour être veillé chez lui. Sociologue, parce que je dois tenir compte de l’évolution de la société, notamment le désir de crémation de plus en plus répandu.» En 2000, on n’en était pas encore aux cendres transformées en diamant ou expédiées dans l’espace. Vivre sa mort est devenu un acte de plus en plus créatif.

On a commencé avec un roman d’anticipation, concluons avec l’Antiquité. Vous savez sans doute qu’une des Sept merveilles du monde est un tombeau. Celui du roi Mausole. Un tombeau si impressionnant qu’on en a fait une antonomase: un mausolée. Peut-être savez-vous aussi que c’est son épouse Artémise II (qui n’est autre que sa sœur) qui a ordonné la construction du monument, au centre d’Halicarnasse, en Asie-Mineure. En revanche, vous ignorez sans doute que le mausolée était vide. Selon plusieurs historiens, Artémise a fait brûler son époux/frère, puis elle a mélangé les cendres dans une boisson et les a avalées. Le vrai mausolée de Mausole c’est son épouse ! Et ça, même Philp K. Dick n’aurait pas osé l’imaginer.

 

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